Les Poésies d’Henri Heine
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 914-930).
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LES POÉSIES


DE


HENRI HEINE.[1]





L’INTERMEZZO.




Henri Heine a rempli une double mission : il n’a pas seulement renversé l’école historique, qui tentait de reconstruire le moyen-âge, il a aussi prévu l’avenir politique de l’Allemagne, et même il l’a raillé d’avance. En littérature, il renversait d’un souffle en même temps l’école de fausse sensiblerie des poètes souabes, école parasite, mauvaise queue de Goethe, véritable poésie d’album. Ses poésies à lui, pleines d’amour brûlant et pour ainsi dire palpable, revendiquaient le droit du beau contre le faux idéal et les franchises de la vraie liberté contre l’hypocrisie religieuse. On a souvent dit que Heine ne respectait rien, que rien ne lui était sacré : — cela est vrai dans ce sens qu’il attaque ce que les petits poètes et les petits rois respectent avant tout, c’est-à-dire leur fausse grandeur et leur fausse vertu ; mais Heine respecte et fait respecter le vrai beau partout où il le rencontre. — Dans ce sens, on l’a appelé à juste titre un païen. Il est en effet Grec avant tout. Il admire la forme quand cette forme est belle et divine, il saisit l’idée quand c’est vraiment une idée pleine et entière, non un clair-obscur du sentimentalisme allemand. Sa forme, à lui, est resplendissante de beauté, il la travaille et la cisèle, ou ne lui laisse que des négligences calculées. Personne plus que Heine n’a le souci du style. Ce style n’a ni la période courte française ni la période longue allemande ; c’est la période grecque, simple, coulante, facile à saisir, et aussi harmonieuse à l’oreille qu’à la vue.

Heine n’a jamais fait, à proprement dire, un livre de vers ; ses chants lui sont venus un à un, — suggérés toujours soit par un objet qui le frappe, soit par une idée qui le poursuit, soit par un ridicule qu’il poursuit lui-même. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attaqué, souvent avec trop de cruauté, ses ennemis personnels. C’est là l’ombre de sa lumière. Plus tard il a reconnu ce tort, mais personne ne le lui reprochait plus, car, même quand il a tort, même quand celui qu’il frappe est une victime digne de pitié, on reconnaît la main du maître en ces sortes d’exécutions : il ne la fait pas souffrir long-temps, il l’abat d’un coup de stylet ou la dépouille en un instant de ses deux mains, comme Apollon arrachant la peau de Marsyas. Dans les poèmes politiques, il s’attache souvent à des personnalités pour en faire jaillir quelques idées justes et frappantes ; il châtie en faisant rire. C’est un Aristophane philosophe qui a le bonheur de s’attaquer à d’autres qu’à Socrate.

Heine n’a jamais créé de système, il est trop universel pour cela ; il n’a songé qu’à retrouver les traces et les contours oubliés de la beauté antique et divine. C’est le Julien de la poésie, plutôt encore que Goethe, parce que, chez Goethe, l’élément spiritualiste et nerveux prédomine beaucoup moins. On le reconnaîtra facilement par la citation que nous allons faire de l’un de ses poèmes. Nous ne craignons pas de jeter cette analyse poétique au milieu des préoccupations du moment, parce qu’il y a des sentimens qui font éternellement vibrer le cœur. L’histoire du cœur d’un grand poète n’est indifférente à personne. Chacun se reconnaît pour une part dans une telle analyse, comme, en voyant une pièce anatomique, on retrouve avec surprise les nerfs, les muscles et les veines que l’on sent vibrer en soi-même. Seulement, un système particulier prédomine dans chaque organisation. À ce point de vue, tel poète, Goethe par exemple, serait d’une nature musculeuse et sanguine. C’est le génie harmonieux de l’antiquité résultant de la force et du calme suprême. Une glaciale impartialité préside aux rapports qu’il établit entre lui et les autres, et l’on peut s’assurer que l’amour même aura chez lui des allures solennelles et classiques. Il lui faudra des obstacles calculés, des motifs tragiques de jalousie ou de désespoir ; il aimera la femme de son ami et se tuera de douleur, comme Werther, ou bien il adorera la sœur d’un prince et deviendra fou comme le Tasse, ou encore, ce sera un chassé-croisé de sentimens contraires comme dans les Affinités électives, ou bien l’amour dans des classes différentes comme l’amour d’Hermann pour Dorothée, de Claire pour Egmont. Dans Faust, on trouvera même des amours imprégnées de supernaturalisme ; mais l’analyse patiente et maladive d’un amour ordinaire, sans contrastes et sans obstacles, et tirant de sa substance propre ce qui le rend douloureux ou fatal, voilà ce qui appartient à une nature où la sensibilité nerveuse prédomine, comme celle de Henri Heine. L’antiquité n’a point laissé de traces d’une telle psychologie, qui prend évidemment sa source dans le sentiment biblique et chrétien. Le poème intitulé Intermezzo est, à notre sens, l’œuvre peut-être la plus originale de Henri Heine. Ce titre, volontairement bizarre et d’une négligence un peu affectée, cache plutôt qu’il ne désigne une suite de petites pièces isolées et marquées par des numéros, qui, sans avoir de liaison apparente entre elles, se rattachent à la même idée. L’auteur a retiré le fil du collier, mais aucune perle ne lui manque. Toutes ces strophes décousues ont une unité, — l’amour. C’est là un amour entièrement inédit, — non qu’il ait rien de singulier, car chacun y reconnaîtra son histoire ; ce qui fait sa nouveauté, c’est qu’il est vieux comme le monde, et les choses qu’on dit les dernières sont les choses naturelles. — Ni les Grecs, ni les Romains, ni Mimnerme, que l’antiquité disait supérieur à Homère, ni le doux Tibulle, ni l’ardent Properce, ni l’ingénieux Ovide, ni Dante avec son platonisme, ni Pétrarque avec ses galans concetti, n’ont jamais rien écrit de semblable. Léon l’Hébreu n’a compris rien de pareil dans ses analyses scholastiques de la Philosophie d’amour. Pour trouver quelque chose d’analogue, il faudrait remonter jusqu’au Cantique des Cantiques, jusqu’à la magnificence des inspirations orientales. Son origine hébraïque fait retrouver au voltairien Henri Heine des accens et des touches dignes de Salomon, le premier écrivain qui ail confondu dans le même lyrisme le sentiment de l’amour et le sentiment de Dieu.

Quel est le sujet de l’Intermezzo ? Une jeune fille d’abord aimée par le poète, et qui le quitte pour un fiancé ou pour tout autre amant riche ou stupide. Rien de plus, rien de moins ; la chose arrive tous les jours. La jeune fille est jolie, coquette, frivole, un peu méchante, moitié par caprice, moitié par ignorance. Les anciens représentaient l’âme sous la forme d’un papillon. Comme Psyché, cette femme tient dans ses mains l’âme délicate de son amant, et lui fait subir toutes les tortures que les enfans font souffrir aux papillons. Ce n’est pas toujours mauvaise intention sans doute ; cependant la poussière bleue et rouge lui reste aux doigts, la frêle gaze se déchire, et le pauvre insecte s’échappe tout froissé. Du reste, chez cette jeune fille peut-être aucun don particulier, ni beauté surhumaine, ni charme souverain ; — des yeux bleus, de petites joues fraîches, un sourire vermeil, une peau douce, de l’esprit comme une rose et du goût comme un fruit, voilà tout. Qui n’a dans ses souvenirs de jeunesse un portrait de ce genre à moitié effacé ? Cette donnée toute vulgaire, qui ne fournirait pas deux pages de roman, est devenue entre les mains de Henri Heine un admirable poème, dont les péripéties sont toutes morales ; toute l’âme humaine vibre dans ces petites pièces, dont les plus longues ont trois ou quatre strophes. Passion, tristesse, ironie, vif sentiment de la nature et de la beauté plastique, tout cela s’y mélange dans la proportion la plus imprévue et la plus heureuse ; il y a çà et là des pensées de moraliste condensées en deux vers, en deux mots ; un trait comique vous fait pleurer, une apostrophe pathétique vous fait rire ; — les larmes à chaque instant vous viennent aux paupières et le sourire aux lèvres, sans qu’on puisse dire pourquoi, tant la fibre secrète a été touchée d’une main légère ! En lisant l’Intermezzo, l’on éprouve comme une espèce d’effroi : vous rougissez comme surpris dans votre secret ; les battemens de votre cœur sont rhythmés par ces strophes, par ces vers, de huit syllabes pour la plupart. Ces pleurs que vous aviez versés tout seul, au fond de votre chambre, les voilà figés et cristallisés sur une trame immortelle. — Il semble que le poète ait entendu vos sanglots, et pourtant ce sont les siens qu’il a notés.

Un doux clair de lune éclaire toujours un côté des figures, et la rêverie allemande, bien que raillée avec une grâce extrême, se fait jour à travers l’ironie française et l’humour byronienne. Ce qu’il y a de surprenant, c’est que ces images si fugitives, ces impressions si vaporeuses, sont taillées et ciselées dans le plus pur marbre antique, et cela sans fatigue, sans travail apparent, sans que jamais la forme gêne la pensée. La traduction laissera-t-elle subsister quelque chose de cette plastique intellectuelle ? Le lecteur pourra s’appliquer à la recomposer du moins.


Intermezzo.
I.

Au splendide mois de mai, alors que tous les bourgeons rompaient l’écorce, l’amour s’épanouit dans mon cœur.

Au splendide mois de mai, alors que tous les oiseaux commençaient à chanter, j’ai confessé à ma toute belle mes vœux et mes tendres désirs.

II.

De mes larmes naît une multitude de fleurs brillantes, et mes soupirs deviennent un chœur de rossignols.

Et si tu veux m’aimer, petite, toutes ces fleurs sont à toi, et devant ta fenêtre retentira le chant des rossignols.

III.

Roses, lis, colombes, soleil, autrefois j’aimais tout cela avec délices ; maintenant je ne l’aime plus, je n’aime que toi, source de tout amour, et qui es à la fois pour moi la rose, le lis, la colombe et le soleil.

IV.

Quand je vois tes yeux, j’oublie mon mal et ma douleur, et, quand je baise ta bouche, je me sens guéri tout-à-fait.

Si je m’appuie sur ton sein, une joie céleste plane au-dessus de moi ; pourtant, si tu dis : Je t’aime ! soudain je pleure amèrement.

V.

Appuie ta joue sur ma joue, afin que nos pleurs se confondent ; presse ton cœur contre mon cœur, pour qu’ils ne brûlent que d’une seule flamme.

Et quand dans cette grande flamme coulera le torrent de nos larmes, et que mon bras t’étreindra avec force, alors je mourrai de bonheur dans un transport d’amour,

VI.

Je voudrais plonger mon âme dans le calice d’un lis blanc ; le lis doit soupirer une chanson pour ma bien-aimée. La chanson doit trembler et frissonner comme le baiser que m’ont donné autrefois ses lèvres dans une heure mystérieuse et tendre.

VII.

Là-haut, depuis des milliers d’années, se tiennent immobiles les étoiles, et elles se regardent avec un douloureux amour.

Elles parlent une langue fort riche et fort belle ; pourtant aucun philologue ne saurait comprendre cette langue.

Moi, je l’ai apprise, et je ne l’oublierai jamais ; le visage de ma bien-aimée m’a servi de grammaire.

VIII.

Sur l’aile de mes chants je te transporterai ; je te transporterai jusqu’aux rives du Gange ; là, je sais un endroit délicieux.

Là fleurit un jardin embaumé sous les calmes rayons de la lune ; les fleurs du lotus attendent leur chère petite sœur.

Les violettes rient et jasent entre elles, et clignotent du regard avec les étoiles ; les roses se content à l’oreille des propos parfumés.

Les timides et bondissantes gazelles s’approchent et écoutent, et, dans le lointain, bruissent les eaux du fleuve sacré.

Là nous nous étendrons sous les palmiers dont l’ombre nous versera des rêves du ciel !

IX.

Le lotus ne peut supporter la splendeur du soleil, et, la tête penchée, il attend en rêvant la nuit.

La lune, qui est son amante, l’éveille avec sa lumière, et il lui dévoile amoureusement son doux visage de fleur.

Il fleurit, rougit et brille, et se dresse muet dans l’air ; il soupire, pleure et tressaille d’amour et d’angoisse d’amour.

X.

Dans les eaux du Rhin, le saint fleuve, se joue, avec son grand dôme, la grande, la sainte Cologne.

Dans le dôme est une figure peinte sur cuir doré ; sur le désert de ma vie elle a doucement rayonné.

Des fleurs et des anges flottent au-dessus de Notre-Dame ; les yeux, les lèvres, les joues ressemblent à ceux de ma bien-aimée.

XI.

Tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimes pas : ce n’est pas cela qui me chagrine ; cependant, pourvu que je puisse regarder tes yeux, je suis content comme un roi.

Tu vas me haïr, tu me hais ; ta bouche rose me le dit. Tends ta bouche rose à mon baiser, et je serai consolé.

XII.

Oh ! ne jure pas, et embrasse-moi seulement ; je ne crois pas aux sermens des femmes. Ta parole est douce, mais plus doux encore est le baiser que je t’ai ravi. Je te possède, et je crois que la parole n’est qu’un souffle vain.

Oh ! jure, ma bien-aimée, jure toujours : je te crois sur un seul mot. Je me laisse tomber sur ton sein, et je crois que je suis bien heureux ; je crois, ma bien-aimée, que tu m’aimeras éternellement et plus long-temps encore.

XIII.

Sur les yeux de ma bien-aimée j’ai fait les plus beaux canzones ; sur la petite bouche de ma bien-aimée j’ai fait les meilleurs terzines ; sur les yeux de ma bien-aimée j’ai fait les plus magnifiques stances. Et si ma bien-aimée avait un cœur, je lui ferais sur son cœur quelque beau sonnet.

XIV.

Le monde est stupide, le monde est aveugle ; il devient tous les jours plus absurde : il dit de toi, ma belle petite, que tu n’as pas un bon caractère.

Le monde est stupide, le monde est aveugle, et il te méconnaîtra toujours : il ne sait pas combien tes étreintes sont douces et combien tes baisers sont brûlans.

XV.

Ma bien-aimée, il faut que tu me le dises aujourd’hui : es-tu une de ces visions qui, aux jours étouffans de l’été, sortent du cerveau du poète ?

Mais non : une si jolie petite bouche, des yeux si enchanteurs, une si belle, si aimable enfant, un poète ne crée pas cela.

Des basiliques et des vampires, des dragons et des monstres, tous ces vilains animaux fabuleux, l’imagination du poète les crée.

Mais toi, et ta malice, et ton gracieux visage, et tes perfides et doux regards, le poète ne crée pas cela.

XVI.

Comme Vénus sortant des ondes écumeuses, ma bien-aimée rayonne dans tout l’éclat de sa beauté, car c’est aujourd’hui son jour de noces.

Mon cœur, mon cœur, loi qui es si patient, ne lui garde pas rancune de cette trahison ; supporte la douleur, supporte et excuse, quelque chose que la chère folle ait faite.

XVII.

Je ne t’en veux pas ; et si mon cœur se brise, bien-aimée que j’ai perdue pour toujours, je ne t’en veux pas ! Tu brilles de tout l’éclat de tes diamans, mais aucun rayon ne tombe dans la nuit de ton cœur.

Je le sais depuis long-temps. Je t’ai vue naguère en rêve, et j’ai vu la nuit qui remplit ton ame et les vipères qui serpentent dans cette nuit. J’ai vu, ma bien-aimée, combien au fond tu es malheureuse.

XVIII.

Oui, tu es malheureuse, et je ne t’en veux pas ; ma chère bien-aimée, nous devons être malheureux tous les deux. Jusqu’à ce que la mort brise notre cœur, ma chère bien-aimée, nous devons être malheureux. Je vois bien la moquerie qui voltige autour de tes lèvres, je vois l’éclat insolent de tes yeux, je vois l’orgueil qui gonfle ton sein, et pourtant je dis : Tu es aussi misérable que moi-même.

Une invisible souffrance fait palpiter tes lèvres, une larme cachée ternit l’éclat de tes yeux, une plaie secrète ronge ton sein orgueilleux ; ma chère bien-aimée, nous devons être misérables tous les deux !

XIX.

Tu as donc entièrement oublié que bien long-temps j’ai possédé ton cœur, ton petit cœur, si doux, si faux et si mignon, que rien au monde ne peut être plus mignon et plus faux ?

Tu as donc oublié l’amour et le chagrin qui me serraient à la fois le cœur ?... Je ne sais pas si l’amour était plus grand que le chagrin, je sais qu’ils étaient suffisamment grands tous les deux.

XX.

Et si les fleurs, les bonnes petites, savaient combien mon cœur est-profondément blessé, elles pleureraient avec moi pour guérir ma souffrance.

Et si les rossignols savaient combien je suis triste et malade, ils feraient entendre un chant joyeux pour me distraire.

Et si, là-haut, les étoiles d’or savaient ma douleur, elles quitteraient le firmament et viendraient m’apporter des consolations.

Aucun d’entre tous, personne ne peut savoir ma peine ; elle seule la connaît, elle qui m’a déchiré le cœur !

XXI.

Pourquoi les roses sont-elles si pâles, dis-moi, ma bien-aimée, pourquoi ?

Pourquoi dans le vert gazon les violettes sont-elles si attristées ?

Pourquoi l’alouette chante-t-elle d’une voix si mélancolique dans l’air ? Pourquoi s’exhale-t-il du baume des jardins une odeur funéraire ?

Pourquoi le soleil éclaire-t-il les prairies d’une lueur si chagrine et si froide ? Pourquoi toute la terre est-elle grise et morne comme une tombe ?

Pourquoi suis-je moi-même si malade et si triste, ma chère bien-aimée, dis-le-moi ? Oh ! dis-moi, chère bien-aimée de mon cœur, pourquoi m’as-tu abandonné ?

XXII.

Ils ont beaucoup jasé sur mon compte et fait bien des plaintes ; mais ce qui réellement accablait mon âme, ils ne te l’ont pas dit.

Ils ont pris de grands airs et secoué gravement la tête ; ils m’ont appelé le diable, et tu as tout cru.

Cependant, le pire de tout, ils ne l’ont pas su ; ce qu’il y avait de pire et de plus stupide, je le tenais bien caché dans mon cœur.

XXIII.

Le tilleul fleurissait, le rossignol chantait, le soleil souriait d’un air gracieux ; tu m’embrassais alors, et ton bras était enlacé autour de moi ; alors tu me pressais sur ta poitrine agitée. Les feuilles tombaient, le corbeau croassait, le soleil jetait sur nous des regards maussades ; alors nous nous disions froidement : « Adieu ! » et tu me faisais poliment la révérence la plus civile du monde.

XXIV.

Nous nous sommes beaucoup aimés, et pourtant nous nous sommes toujours parfaitement accordés. Nous avons souvent joué au mari et à la femmes et pourtant nous ne nous sommes ni chamaillés ni battus. Nous avons ri et plaisanté ensemble, et nous nous sommes donné de tendres baisers. Enfin, évoquant les plaisirs de notre enfance, nous avons joué à cache-cache dans les champs et les bois, et nous avons si bien su nous cacher, que nous ne nous retrouverons jamais !

XXV.

Tu m’es restée fidèle long-temps, tu t’es intéressée pour moi, tu m’as consolé et assisté dans mes misères et dans mes angoisses.

Tu m’as donné le boire et le manger ; tu m’as prêté de l’argent, fourni du linge et le passeport pour le voyage.

Ma bien-aimée ! que Dieu te préserve encore long-temps du chaud et du froid, et qu’il ne te récompense jamais du bien que tu m’as fait !

XXVI.

Et tandis que je m’attardais si long-temps à rêvasser et à extravaguer dans des pays étrangers, le temps parut long à ma bien-aimée, et elle se fit faire une robe de noces, et elle entoura de ses tendres bras le plus sot des fiancés.

Ma bien-aimée est si belle et si charmante, sa gracieuse image est encore devant mes yeux ; les violettes de ses yeux, les roses de ses petites joues brillent et fleurissent toute l’année. Croire que je pusse m’éloigner d’une telle maîtresse était la plus sotte de mes sottises.

XXVII.

Ma douce bien-aimée, quand tu seras couchée dans le sombre tombeau, je descendrai à tes côtés et je me serrerai près de toi.

Je t’embrasse, je t’enlace, je te presse avec ardeur, toi muette, toi froide, toi blanche ! Je crie, je frissonne, je tressaille, je meurs.

Minuit les appelle, les morts se lèvent, ils dansent en troupes nébuleuses. Quant à nous, nous resterons tous les deux dans la fosse, l’un dans les bras de l’autre.

Les morts se lèvent, le jour du jugement les appelle aux joies et aux tortures ; quant à nous, nous ne nous inquiéterons de rien et nous resterons couchés et enlacés.

XXVIII.

Un sapin isolé se dresse sur une montagne aride du Nord. Il sommeille ; la glace et la neige l’enveloppent d’un manteau blanc.

Il rêve d’un palmier, qui, là-bas, dans l’Orient lointain, se désole solitaire et taciturne sur la pente d’un rocher brûlant.

XXIX.

La tête dit : Ah ! si j’étais seulement le tabouret où reposent les pieds de la bien-aimée ! Elle trépignerait sur moi que je ne ferais pas même entendre une plainte.

Le cœur dit : Ah ! si j’étais seulement la pelotte sur laquelle elle plante ses aiguilles ! Elle me piquerait jusqu’au sang que je me réjouirais de ma blessure.

La chanson dit : Ah ! si j’étais seulement le chiffon de papier dont elle se sert pour faire des papillotes ! Je lui murmurerais à l’oreille tout ce qui vit et respire en moi.

XXX.

Lorsque ma bien-aimée était loin de moi, je perdais entièrement le rire. Beaucoup de pauvres hères s’évertuaient à dire de mauvaises plaisanteries, mais moi, je ne pouvais pas rire.

Depuis que je l’ai perdue, je n’ai plus la faculté de pleurer, mon cœur se brise de douleur, mais je ne puis pas pleurer.

XXXI.

De mes grands chagrins je fais de petites chansons ; elles agitent leur plumage sonore et prennent leur vol vers le cœur de ma bien-aimée.

Elles en trouvent le chemin, puis elles reviennent et se plaignent ; elles se plaignent et ne veulent pas dire ce qu’elles ont vu dans son cœur.

XXXII.

Je ne puis pas oublier, ma maîtresse, ma douce amie, que je t’ai autrefois possédée corps et âme.

Pour le corps, je voudrais encore le posséder, ce corps si svelte et si jeune ; quant à l’âme, vous pouvez bien la mettre en terre J’ai assez d’ame moi-même.

Je veux partager mon âme et t’en insuffler la moitié, puis je m’entrelacerai avec toi et nous formerons un tout de corps et d’ame.

XXXIII.

Des bourgeois endimanchés s’ébaudissent parmi les bois et les prés ; ils poussent des cris de joie, ils bondissent comme des chevreaux, saluant la belle nature.

Ils regardent avec des yeux éblouis la romantique efflorescence de la verdure nouvelle. Ils absorbent avec leurs longues oreilles les mélodies des moineaux.

Moi, je couvre la fenêtre de ma chambre d’un rideau sombre, cela me vaut en plein jour une visite de mes spectres chéris.

L’amour défunt m’apparaît, il s’élève du royaume des ombres, il s’assied près de moi, et par ses larmes me navre le cœur.

XXXIV.

Maintes images des temps oubliés sortent de leur tombe et me montrent comment je vivais jadis près de toi, ma bien-aimée.

Le jour je vaguais en rêvant par les rues, les voisins me regardaient étonnés, tant j’étais triste et taciturne.

La nuit, c’était mieux ; les rues étaient vides ; moi et mon ombre nous errions silencieusement de compagnie.

D’un pas retentissant j’arpentais le pont ; la lune perçait les nuages et me saluait d’un air sérieux.

Je me tenais immobile devant ta maison, et je regardais en l’air ; je regardais vers ta fenêtre, et le cœur me saignait.

Je sais que tu as fort souvent jeté un regard du haut de ta fenêtre, et que tu as bien pu m’apercevoir au clair de lune planté là comme une colonne.

XXXV.

Un jeune homme aime une jeune fille, laquelle en a choisi un autre ; l’autre en aime une autre, et il s’est marié avec elle.

De chagrin, la jeune fille épouse le premier homme venu qu’elle rencontre sur son chemin ; le jeune homme s’en trouve fort mal.

C’est une vieille histoire qui reste toujours nouvelle, et celui à qui elle vient d’arriver en a le cœur brisé.

XXXVI.

Quand j’entends résonner la petite chanson que ma bien-aimée chantait autrefois, il me semble que ma poitrine va se briser sous l’étreinte de ma douleur.

Un obscur désir me pousse vers les hauteurs des bois, là se dissout en larmes mon immense chagrin.

XXXVII.

J’ai rêvé d’une enfant de roi aux joues pâles et humides ; nous étions assis sous les tilleuls verts, et nous nous tenions amoureusement embrassés.

« Je ne veux pas le trône de ton père, je ne veux pas son sceptre d’or, je ne veux pas sa couronne de diamans ; je veux toi-même, toi, fleur de beauté !

— Cela ne se peut pas, me répondit-elle ; J’habite la tombe, et je ne peux venir à toi que la nuit, et je viens parce que je t’aime. »

XXXVIII.

Ma chère bien-aimée, nous nous étions tendrement assis ensemble dans une nacelle légère. La nuit était calme, et nous voguions sur une vaste nappe d’eau.

La mystérieuse île des esprits se dessinait vaguement aux lueurs du clair de lune ; là résonnaient des sons délicieux, là flottaient des danses nébuleuses.

Les sons devenaient de plus en plus suaves, la ronde tourbillonnait plus entraînante….

Cependant, nous deux, nous voguions sans espoir sur la vaste mer.

XXXIX.

Je t’ai aimée, et je l’aime encore ! Et le monde s’écroulerait, que de ses ruines s’élanceraient encore les flammes de mon amour.

XL.

Par une brillante matinée, je me promenais dans le jardin. Les fleurs chuchotaient et parlaient ensemble, mais moi, je marchais silencieux.

Les fleurs chuchotaient et parlaient, et me regardaient avec compassion. Ne te fâche pas contre notre sœur, ô toi, triste et pâle amoureux !

XLI.

Mon amour luit dans sa sombre magnificence comme un conte mélancolique raconté dans une nuit d’été.

Dans un jardin enchanté, deux amans erraient solitaires et muets. Les rossignols chantaient, la lune brillait.

La jeune fille s’arrêta calme comme une statue ; le chevalier s’agenouilla devant elle. — Vint le géant du désert, la timide jeune fille s’enfuit.

Le chevalier tomba sanglant sur la terre ; le géant retourna lourdement dans sa demeure. On n’a plus qu’à m’enterrer, et le conte est fini.

XLII.

Ils m’ont tourmenté, fait pâlir et blêmir de chagrin, les uns avec leur amour, les autres avec leur haine.

Ils ont empoisonné mon pain, versé du poison dans mon verre, les uns avec leur haine, les autres avec leur amour.

Pourtant la personne qui m’a le plus tourmenté, chagriné et navré, est celle qui ne m’a jamais haï et ne m’a jamais aimé.

XLIII.

L’été brûlant réside sur tes joues ; l’hiver, le froid hiver habite dans ton cœur.

Cela changera un jour, ô ma bien-aimée ! L’hiver sera sur tes joues, l’été sera dans ton cœur.

XLIV.

Lorsque deux amans se quittent, ils se donnent la main et se mettent à pleurer et à soupirer sans fin.

Nous n’avons pas pleuré, nous n’avons pas soupiré : les larmes et les soupirs ne sont venus qu’après.

XLV.

Assis autour d’une table de thé, ils parlaient beaucoup de l’amour. Les hommes faisaient de l’esthétique, les dames du sentiment.

L’amour doit être platonique, dit le maigre conseiller. La conseillère sourit ironiquement, et cependant elle soupira tout bas : Hélas !

Le chanoine ouvrit une large bouche : L’amour ne doit pas être trop sensuel ; autrement, il nuit à la santé. La jeune demoiselle murmura : Pourquoi donc ?

La comtesse dit d’un air dolent : L’amour est une passion ! et elle présenta poliment une tasse à M. le baron.

Il y avait encore à la table une petite place ; ma chère, tu y manquais. Toi, tu aurais si bien dit ton opinion sur l’amour.

XLVI.

Mes chants sont empoisonnés : comment pourrait-il en être autrement ? Tu as versé du poison sur la fleur de ma vie.

Mes chants sont empoisonnés : comment pourrait-il en être autrement ? Je porte dans le cœur une multitude de serpens, et toi, ma bien-aimée !

XLVII.

Mon ancien rêve m’est revenu : c’était par une nuit du mois de mai ; nous étions assis sous les tilleuls, et nous nous jurions une fidélité éternelle ;

Et les sermens succédaient aux sermens, entremêlés de rires, de confidences et de baisers ; pour que je me souvienne du serment, tu m’as mordu la main !

O bien-aimée aux yeux bleus ! ô bien-aimée aux blanches dents ! le serment aurait bien suffi ; la morsure était de trop.

XLVIII.

Je montai au sommet de la montagne et je fus sentimental. « Si j’étais un oiseau ! » soupirai-je plusieurs millions de fois.

Si j’étais une hirondelle, je volerais vers toi, ma petite, et je bâtirais mon petit nid sous les corniches de ta fenêtre.

Si j’étais un rossignol, je volerais vers toi, ma petite, et, du milieu des verts tilleuls, je t’enverrais, la nuit, mes chansons.

Si j’étais un perroquet bavard, je volerais aussitôt vers ton cœur, car tu aimes les perroquets, et tu te réjouis de leur bavardage.

XLIX.

J’ai pleuré en rêve ; je rêvais que tu états morte ; je m’éveillai, et les larmes coulèrent le long de mes joues.

J’ai pleuré en rêve ; je rêvais que tu me quittais ; je m’éveillai, et je pleurai amèrement long-temps encore.

J’ai pleuré en rêve ; je rêvais que tu m’aimais encore ; je m’éveillai, et le torrent de mes larmes coule toujours.

L.

Toutes les nuits je te vois en rêve, et je te vois souriant gracieusement, et je me précipite en sanglotant à tes pieds chéris.

Tu me regardes d’un air triste, et tu secoues ta blonde petite tête ; de tes yeux coulent les perles humides de tes larmes.

Tu me dis tout bas un mot, et tu me donnes un bouquet de cyprès. Je m’éveille, et le bouquet est disparu, et je veux oublier le mot.

LI.

La pluie et le vent d’automne hurlent et mugissent dans la nuit ; où peut s’être attardée ma pauvre, ma timide enfant ?

Je la vois appuyée à sa fenêtre, dans sa chambrette solitaire ; les yeux remplis de larmes, elle plonge ses regards dans la nuit profonde.

LII.

Le vent d’automne secoue les arbres, la nuit est humide et froide ; enveloppé d’un manteau gris, je traverse à cheval le bois.

Et tandis que je chevauche, des pensées me galopent l’esprit ; elles me portent léger et joyeux à la maison de ma bien-aimée.

Les chiens aboient, les valets paraissent avec des flambeaux ; je gravis l’escalier en faisant retentir mes éperons sonores.

Dans une chambre garnie de tapis et brillamment éclairée, au milieu d’une atmosphère tiède et parfumée, ma bien-aimée m’attend. — Je me précipite dans ses bras.

Le vent murmure dans les feuilles, le chêne chuchote dans ses rameaux : « Que veux-tu, fou cavalier, avec ton rêve insensé ? »

LIII.

Une étoile tombe de son étincelante demeure ; c’est l’étoile de l’amour que je vois tomber !

Il tombe des pommiers beaucoup de feuilles blanches ; les vents taquins les emportent et se jouent avec elles.

Le cygne chante dans l’étang, il s’approche et s’éloigne du rivage, et, toujours chantant plus bas, il plonge dans sa tombe liquide.

Tout alentour est calme et sombre ; feuilles et fleurs sont emportées ; l’étoile est triste dans sa chute, et le chant du cygne a cessé.

LIV.

Un rêve m’a transporté dans un château gigantesque, rempli de lumières et de vapeurs magiques, et où une foule bariolée se répandait à travers le dédale des appartemens. La troupe, blême, cherchait la porte de sortie en se tordant convulsivement les mains et en poussant des cris d’angoisse. Des dames et des chevaliers se tordaient dans la foule ; je me vis moi-même entraîné par la cohue.

Cependant, tout à coup je me trouvai seul, et je me demandai comment cette multitude avait pu s’évanouir aussi promptement. Et je me mis à marcher, me précipitant à travers les salles, qui s’embrouillaient étrangement. Mes pieds étaient de plomb, une angoisse mortelle m’étreignait le cœur ; je désespérai bientôt de trouver une issue. — J’arrivai enfin à la dernière porte ; j’allais la franchir… Dieu ! qui m’en défend le passage ?

C’était ma bien-aimée qui se tenait devant la porte, le chagrin sur les lèvres, le souci sur le front. Je dus reculer, elle me fit signe de la main ; je ne savais si c’était un avertissement ou un reproche. Pourtant, dans ses yeux brillait un doux feu qui me fit tressaillir le cœur. Tandis qu’elle me regardait d’un air sévère et singulier, mais pourtant si plein d’amour,... je m’éveillai.

LV.

La nuit était froide et muette ; je parcourais lamentablement la forêt. J’ai secoué les arbres de leur sommeil, ils ont hoché la tête d’un air de compassion.

LVI.

Au carrefour sont enterrés ceux qui ont péri par le suicide ; une fleur bleue s’épanouit là ; on la nomme la fleur de l’âme damnée.

Je m’arrêtai au carrefour et je soupirai ; la nuit était froide et muette. Au clair de la lune, se balançait lentement la fleur de l’ame damnée.

LVII.

D’épaisses ténèbres m’enveloppent depuis que la lumière de tes yeux ne m’éblouit plus, ma bien-aimée.

Pour moi s’est éteinte la douce clarté de l’étoile d’amour ; un abîme s’ouvre à mes pieds : engloutis-moi, nuit éternelle !

LVIII.

La nuit s’étendait sur mes yeux, j’avais du plomb sur ma bouche ; le cœur et la tête engourdis, je gisais au fond de la tombe.

Après avoir dormi je ne puis dire pendant combien de temps, je m’éveillai, et il me sembla qu’on frappait à mon tombeau.

— « Ne vas-tu pas te lever, Henry ? Le jour éternel luit, les morts sont ressuscités : l’éternelle félicité commence.

— Mon amour, je ne puis me lever, car je suis toujours aveugle ; à force de pleurer, mes yeux se sont éteints.

— Je veux par mes baisers, Henry, enlever la nuit qui te couvre les yeux ; il faut que tu voies les anges et la splendeur des cieux.

— Mon amour, je ne puis me lever, la blessure qu’un mot de toi m’a faite au cœur saigne toujours.

— Je pose légèrement ma main sur ton cœur, Henry ; cela ne saignera plus ; ta blessure est guérie.

— Mon amour, je ne puis me lever, j’ai aussi une blessure qui saigne à la tête ; je m’y suis logé une balle de plomb lorsque tu m’as été ravie.

— Avec les boucles de mes cheveux, Henry, je bouche la blessure de ta tête, et j’arrête le flot de ton sang, et je te rends la tête saine. »

La voix priait d’une façon si charmante et si douce, que je ne pus résister ; je voulus me lever et aller vers la bien-aimée ;

Soudain mes blessures se rouvrirent, un flot de sang s’élança avec violence de ma tête et de ma poitrine, et voilà que je suis éveillé.


Epilogue.

Il s’agit d’enterrer les vieilles et mauvaises chansons, les lourds et tristes rêves ; allez me chercher un grand cercueil.

J’y mettrai bien des choses, vous le verrez bien ; il faut que le cercueil soit encore plus grand que la grosse tonne de Heidelberg. Allez me chercher aussi une bière de planches solides et épaisses ; il faut qu’elle soit plus longue que le pont de Mayence.

Et amenez-moi aussi douze géans encore plus forts que le vigoureux Christophe du dôme de Cologne sur le Rhin.

Il faut qu’ils transportent le cercueil et le jettent à la mer ; un aussi grand cercueil demande une grande fosse.

Savez-vous pourquoi il faut que ce cercueil soit si grand et si lourd ? J’y déposerai en même temps mon amour et mes souffrances.


Après ce poème navrant, que citerait-on dans les autres vers du poète ? Nous avons déjà traduit bien des pages inspirées, pittoresques, humoristiques, — étudiant au hasard ces rhythmes insoucieux jetés parfois aux vents des mers, — romances, ballades, canzones, où l’éclat du soleil méridional rayonne de mille nuances à travers les brumes d’opale de la Baltique ; mais, après cette élégie douloureuse que nous venons de citer, après ces vers où chaque strophe est une goutte du sang pourpré qu’exprime la main convulsive du poète en pressant son noble cœur, en exposant sa blessure mortelle aux regards de la foule indifférente, qu’extrairions-nous encore de ces pages, sinon des complaintes funèbres qu’éclaire par instans le rire amer de ce doute obstiné qui succède à la foi trahie ? Et d’abord étudions l’énigme que propose le pâle sphinx qui sert de préface aux Traumbilder (Images de rêves).


Le Sphinx.

C’est l’antique forêt aux enchantemens. On y respire la senteur des fleurs du tilleul ; le merveilleux éclat de la lune emplit mon cœur de délices.

J’allais, et, comme j’avançais, il se fit quelque bruit dans l’air : c’est le rossignol qui chante d’amour et de tourmens d’amour.

Il chante l’amour et ses peines, et ses larmes et ses sourires ; il s’égaie si tristement, il se lamente si gaiement, que mes rêves oubliés se réveillent !

J’allai plus loin, et, comme j’avançais, je vis s’élever devant moi, dans une clairière, un grand château à la haute toiture.

Les fenêtres étaient closes, et tout aux alentours était empreint de deuil et de tristesse ; on eût dit que la mort taciturne demeurait dans ces tristes murs.

Devant la porte était un sphinx d’un aspect à la fois effrayant et attrayant, avec le corps et les griffes d’un bon, la tête et les reins d’une femme.

Une belle femme ! son regard blanc appelait de sauvages voluptés ; le sourire de ses lèvres arquées était plein de douces promesses.

Le rossignol chantait si délicieusement ! Je ne pus résister, et, dès que j’eus donné un baiser à cette bouche mystérieuse, je me sentis pris dans le charme.

La figure de marbre devint vivante. La pierre commençait à jeter des soupirs. Elle but toute la flamme de mon baiser avec une soif dévorante.

Elle aspira presque le dernier souffle de ma vie, et enfin, haletante de volupté, elle étreignit et déchira mon pauvre corps avec ses griffes de lion.

Délicieux martyre, jouissance douloureuse, souffrance et plaisirs infinis ! Tandis que le baiser de cette bouche ravissante, m’enivrait, les ongles des griffes me faisaient de cruelles plaies. Le rossignol chanta : « toi, beau sphinx, ô amour ! pourquoi mêles-tu de si mortelles douleurs à toutes les félicités ?

« beau sphinx ! ô amour ! révèle-moi cette énigme fatale.--Moi, j’y ai réfléchi déjà depuis près de mille ans. »

Le premier rêve est un sombre début, mais il a le charme enivrant des fleurs dangereuses dont le parfum donne la mort. C’est la Vénus Libitina qui, de ses lèvres violettes, donne au poète le dernier baiser :


Le Rêve.

Un rêve, certes bien étrange, m’a tout ensemble charmé et rempli d’effroi. Mainte image lugubre flotte encore devant mes yeux et fait tressaillir mon cœur.

C’était un jardin merveilleux de beauté ; — je voulus m’y promener gaiement ; tant de belles fleurs m’y regardaient ; à mon tour, je les regardais avec plaisir.

Il y avait des oiseaux qui gazouillaient de tendres mélodies ; un soleil rouge rayonnant sur un fond d’or colorait la pelouse bigarrée.

Des senteurs parfumées s’élevaient des herbes. L’air était doux et caressant, et tout éclatait, tout souriait, tout m’invitait à jouir de cette magnificence.

Au milieu du parterre, on rencontrait une claire fontaine de marbre ; là je vis une belle jeune fille qui lavait un vêtement blanc.

Des joues vermeilles, des yeux clairs, une blonde image de sainte aux cheveux bouclés ! — Et comme je la regardais, je trouvai qu’elle m’était étrangère, et pourtant si bien connue !

La belle jeune fille se hâtait à l’ouvrage en chantant un refrain très étrange : « Coule, coule, eau de la fontaine, lave-moi ce tissu de lin. »

Je m’approchai d’elle et je lui dis tout bas : « Apprends-moi donc, ô douce et belle jeune fille ! pour qui est ce vêtement blanc ? »

Elle répondit aussitôt : « Prépare-toi, je lave ton linceul de mort. » Et comme elle achevait ces mots, toute la vision se fondit comme une écume.

Et je me vis transporté ainsi que par magie au sein d’une obscure forêt. Les arbres s’élevaient jusqu’au ciel, et tout surpris je méditais, je méditais.

Mais écoutez ; quel sourd résonnement ! C’est comme l’écho d’une hache dans le lointain. Et courant à travers buissons et halliers, j’arrivai à une place découverte.

Au milieu de la verte clairière, il y avait un chêne immense ! et voyez, ma jeune fille merveilleuse frappait à coups de hache le tronc du chêne !

Et coup sur coup, brandissant sa hache et frappant, elle chantait : « Acier clair, acier brillant, taille-moi des planches pour une bière. »

Je m’approchai d’elle et je lui dis tout bas : « Apprends-moi, belle jeune fille, pourquoi tailles-tu ce coffre de chêne ? « 

Elle dit aussitôt : « Le temps presse ; c’est ton cercueil que je construis. » Et à peine eut-elle parlé que toute la vision se fondit comme une écume.

Et autour de moi s’étendait une lande pâle et chenue. Je ne savais plus ce qui m’était arrivé. Je me tins là immobile et frissonnant. Et comme j’allais au hasard, j’aperçus une forme blanche ; je courus de ce côté, et voilà que je reconnus encore la belle jeune fille. Elle était penchée sur la pâle lande et s’occupait à creuser la terre avec une pioche. Je m’avançai lentement pour la regarder encore ; c’était à la fois une beauté et une épouvante.

La belle jeune fille qui se hâtait chantait un refrain bizarre : « Pioche, pioche au fer large et tranchant, creuse une fosse large et profonde. »

Je m’approchai d’elle et je lui dis tout bas : « Apprends-moi donc, ô belle douce jeune fille, ce que veut dire cette fosse ? » Elle me répondit bien vite : « Sois tranquille, je creuse ta tombe. » Et comme la belle jeune fille parlait ainsi, je vis s’ouvrir la fosse toute béante.

Et comme je regardais dans l’ouverture, un frisson de terreur me prit, et je me sentis poussé dans l’épaisse nuit du tombeau.


Comme tous les grands poètes, Heine a toujours la nature présente. Dans sa rêverie la plus abstraite, sa passion la plus abîmée en elle-même ou sa mélancolie la plus désespérée, une image, une épithète formant tableau, vous rappellent le ciel bleu, le feuillage vert, les fleurs épanouies, les parfums qui s’évaporent, l’oiseau qui s’envole, l’eau qui bruit, ce changeant et mobile paysage qui vous entoure sans cesse, éternelle décoration du drame humain. — Cet amour ainsi exhalé au milieu des formes, des couleurs et des sons, vivant de la vie générale, malgré l’égoïsme naturel à la passion, emprunte à l’imagination panthéiste du poète une grandeur facile et simple qu’on ne rencontre pas ordinairement chez les rimeurs élégiaques. — Le sujet devient immense ; c’est, comme dans l’Intermezzo, la souffrance de l’âme aimant le corps, d’un esprit vivant lié à un charmant cadavre : ingénieux supplice renouvelé de l’Enéide ; — c’est Cupidon ayant pour Psyché une bourgeoise de Paris ou de Cologne. Et cependant, qu’elle est adorablement vraie ! Comme on la hait et comme on l’aime, cette bonne fille si mauvaise, cet être si charmant et si perfide, si femme de la tête aux pieds ! « Le monde dit que tu n’as pas un bon caractère, s’écrie tristement le poète, mais tes baisers en sont-ils moins doux ? » Qui ne voudrait souffrir ainsi ? Ne rien sentir, voilà le supplice : c’est vivre encore que de regarder couler son sang.

Ce qu’il y a de beau dans Henri Heine, c’est qu’il ne se fait pas illusion ; il accepte la femme telle qu’elle est, il l’aime malgré ses défauts et surtout à cause de ses défauts ; heureux ou malheureux, accepté ou refusé, il sait qu’il va souffrir et il ne recule pas ; — voyageant, à sa fantaisie, du monde biblique au monde païen, il lui donne parfois la croupe de lionne et les griffes d’airain des chimères. La femme est la chimère de l’homme, ou son démon, comme vous voudrez, — un monstre adorable, mais un monstre ; aussi règne-t-il dans toutes ces jolies strophes une terreur secrète. Les roses sentent trop bon, le gazon est trop frais, le rossignol trop harmonieux ! — Tout cela est fatal ; le parfum asphyxie, l’herbe fraîche recouvre une fosse, l’oiseau meurt avec sa dernière note... Hélas ! et lui, le poète inspiré, va-t-il aussi nous dire adieu ?


GERARD DE NERVAL.

  1. Voyez la première partie de cette étude dans la livraison du 15 juillet.