Les Poètes du terroir T I/Jehan Regnier

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 244-248).

JEHAN REGNIER

(xve siècle)


L’auteur de ce livre recherché des bibliophiles et des curieux, Les Fortunes et Adversitez, etc., Jehan Régnier, « homme noble et bon poète », naquit à Garchy, à trois lieues d’Auxerre, à la fin du xive siècle. Il était bailli de cette dernière ville, pour le duc de Bourgogne, lorsqu’il tomba entre les mains du parti royal, le 14 janvier 1431, ou plutôt 1432 (nouveau style). Il avait été attaché à la maison du duc Jean sans Peur, avant de passer au service de Philippe le Bon. Au moment où il devint prisonnier de guerre, il était marié à Isabeau Chrétien et il en avait un fils à peine « hors d’enfance ». Conduit en prison à Beauvais, gardé étroitement, et par la suite menacé de mort, par l’ordre de Charles VII, il ne recouvra sa liberté que de longues années après. Encore dut-il engager une partie de ses biens, afin de pouvoir acquitter une somme de mille talents d’or qu’on lui demanda pour sa délivrance et celle des siens, retenus quelque temps en son lieu et place. Ce fut pendant sa captivité à Beauvais qu’il mit en « rimes françoises » le récit de ses Fortunes et Adversitez. Il indique lui-même l’époque où il acheva son œuvre :

L’an mil quatre cens trente trois,
En avril, du jour vingt-six.
Sur la pierre je suis assis,
Où je fais la fin de ce livre.
En attendant d’estre délivre.

Il s’était fait passer pour un menestrier, et il composait des vers et de la musique pour ceux qui l’en priaient, même pour ses geôliers. Telle fut l’origine de ses poésies. Jehan Régnier vécut encore près de trente années après sa sortie de prison, mais il ne continua que de loin en loin à écrire des vers. L’intérêt que présente son recueil ne réside pas seulement dans le récit de ses infortunes, mais plutôt dans la forme qu’il a adoptée. Son livre est, au sens de la critique contemporaine, le prototype des Testaments de Villon.

« Nous ne doutons pas, a écrit un de ses commentateurs, que Villon, lorsqu’il était sous le coup d’une condamnation capitale dans les prisons du Chàtelet de Paris, ou dans celles de l’Officialité de Meung-sur-Loire, ne se soit souvenu du livre de Jehan Rwgnier wt ne l’ait imite en le surpassant. La situation des deux poètes était alors analogue, et la tournure de leur esprit avait une frappante analogie. Chacun d’eux se résignait à son sort avec une philosophie à la fois railleuse et mélancolique… Tous deux se rappelaient leurs péchés et on demandaient pardon à Dieu en consacrant à la poésie leurs derniers moments… » Les Fortunes et Adversitez de feu noble Jehan Regnier — petit in-8o gothique, aujourd’hui rarissime — ont paru pour la première fois en 1524, ainsi qu’il appert du privilège accordé pour ce livre au libraire Jean de la Garde. Il en a été fait assez récemment une nouvelle édition, précédée d’une intéressante préface de Paul Lacroix : Les Fortunes et Adversitez… réimpression textuelle de l’édition originale, etc. ; Genève, J. Gay et fils, 1867, in-12.

Bibliographie. — Abbé Lebeuf, Mémoires concernant l’hist. ecclésiast. et civile d’Auxerre ; Paris, Durand, 1743, 2 vol. in-4o. — Abbé Goujet, Biblioth. franc., t. IX, p. 324.



BALLADE
comment ledit (jehan regnier) après son testament fait prit congé

Puis que je vois que me convient mourir
Piteusement par deffault de santé,
Que personne ne me veult secourir.
Attendre fault de Dieu sa voulenté.
De dire a dieu me suis entalenté
Au départir tandis qu’il m’en souvient,
A dieu vous dy, se mourir me convient.

Dire vous vueil dont me suis remembré
En sommeillant d’une trop dure dance
Qu’on appelle la dance macabre.
Je double moult qu’à telle je ne dance,
Car j’ay au cueur douleur qui trop m’avance.
Je tiens teneur, mais la mort contre tient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

Très hault prince, noble duc de Bourgogne,
Comte de Flandres et du pays d’Artois.
En vous servant et en vostre besongne
Mourir me fault, très doulx prince courtois.

En ce point suis il y a treize moys
Que fortune en cest estat me tient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

Et vous aussi, haulte puissant princesse,
A qui Dieu doint honneur, santé et joye,
Depuis le temps que estes ma maistresse
De vous veoir grant voulenté avoye
Mais fortune si sest mise en voye
Qui dy aller durement me retient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

A dieu vous dy, chevaliers, escuyers,
A dieu la court et trestoute noblesse ;
Servy vous ay en mon temps voulentiers,
Bien voy qu’il faut qu’à ce coup je vous laisse.
A dieu joy et trestoute lyesse,
Mon cueur se part et ne sçay qu’il devient.
A dieu vous dy, se mourir me convient :

A dieu vous dy, dames et damoiselles,
A dieu vous dy, marchandes et bourgeoises,
Toutes vous ay trouvez bonnes et belles.
Doulces, plaisantes, gracieuses, courtoises.
Perdre me fault a ceste fois mes aises,
Car rudesse mes joyes si détient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

A dieu, a dieu, povre cité d’Aucerre,
De moy long temps avez été servie,
Et maintenant par fortune de guerre
En dangier suis que ne perde la vie,
Le fait danger qui a sur moy envie
Qui en douleur durement me maintient.
A dieu, vous dy, se mourir me convient.

A dieu, prelatz et toutes gens d’église,
Qui a Aucerre avez vos bénéfices,
Je vous supply que chascun si advise
Se en mon temps vous ay faiz nulz services.
Priez pour moy chascun en voz offices,
Mourir me fault se Dieu ne me soustient.
Adieu vous dy, se mourir me convient.


Archediacres et chantres et chanoines,
Soyent réguliers ou soyent irreguliers,
Prestres, cloistriers, moynes noirs et blancz moines.
Les jacobins avec les cordeliers,
Priez pour moy et dictes vos psaultiers.
Je vous en prie comme il appartient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

A dieu, ma sœur et ma chiere compaigne.
Or entendez à ce que je vous mande,
Je vous supply pour Dieu qu’il vous souviengne
De noz enfans, je les vous recommande ;
Autre chose certes ne vous demande
Priez pour moy se le cas y advient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

Gens de conseil vers lesquels je souloye
Moy conseiller, a dieu je vous vueil dire.
Je pers le sens et le bien que j’avoye
Auprès de vous tant ay de deuil et d’ire.
Si je me meurs, Dieu me vueille conduire,
Je sens trop bien le mal qui me survient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

A dieu, nobles, et les bourgeois aussi,
A dieu, a dieu, drapiers et espiciers,
A dieu, marchans, mourir me fault icy.
A dieu, a dieu, massons et charpentiers,
Car massonner faisoye voulentiers,
Mais fortune a ce coup me retient.
A dieu vou dy, se mourir me convient.

A dieu vous dy, toutes gens de mestier,
Aussi faiz-je à ceulx de labourage,
A ceste fois j’ay de vous tous mestier,
Trouvé me suis en douloureux servage,
Courroux me fait nuyt et jour grant oultrage,
Je sens trop bien la mort qui a moy vient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

A dieu vous dy a tous les habitans
Qui sont Aucerre et dedans Yezelay,
Aymez vous ay et servys tout mon temps.
Mais je voy bien que plus n’ay de delay,

Plus ne feray rondeaulx ne virelay,
Se autrement le cueur ne me revient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

A dieu, a dieu, mes parens, mes amys,
Oncles, tantes, nepveux, cousins, cousines,
A dieu vous dy a grans et a petis,
A dieu, voisins et toutes mes voisines,
A dieu, varletz, et a dieu, mes machines,
Mourir me fault se la mort ne s’abstient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

A Nicolas, mon sosson de prison,
Désiré Marc s’il vous plaist vous direz
A mes amys sans nulle mesprison
De mon estai quant vous vous en yrez,
Car bien compter certes vous le sçaurez.
Mon fait scavez comment il se contient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

A dieu, mon maistre nommé Pierre du Puis,
A dieu [ma] dame[1] et trestout le mesnage,
Je vous supply si fort comme je puis
Qu’il vous plaise a faire mon message
Aux prisonniers qui sont en ce tourage,
Qu’ils prient pour moy se la mort s’y maintient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

A dieu vous dy, Beauvais et Beauvoisin,
Et à tous ceulx qui y font leur demeure.
Je doubte moult que soye vostre voisin,
Car avec vous convient que je demeure.
La mort me fait le cueur plus noir que meure.
Elle me tue se joye ne parvient.
A dieu vous dy, se mourir me convient.

(Les Fortunes et Adversitez de feu noble homme Jehan Régnier, 1867.)
  1. Le texte porte : no dame.