Les Poètes du terroir T I/Desforges-Maillard

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 360-364).

PAUL DESFORGES-MAILLARD

(1699-1772)


La gloire d’avoir mystifié ses contemporains est le meilleur titre de Paul Desforges-Maillard au souvenir des lettrés. Né au Croisic, le 24 avril 1699, et mort sur ses terres, le 10 décembre 1772, cet écrivain serait aujourd’hui complètement oublié, — bien qu’il ait été membre des Académies d’Angers, de la Rochelle, de Caen et de Nancy, — sans le singulier stratagème dont il s’avisa pour donner plus de débit à ses vers. On a raconté ainsi cette supercherie : « Delaroque, rédacteur du Mercure, lui avoit signifié qu’il ne vouloit plus insérer aucun ouvrage de sa composition dans ce périodique. Desforges, qui habitait Brédérac, près d’un vignoble appelé Malcrais, imagina d’envoyer de nouvelles poésies au Mercure sous le nom de Mlle Malcrais de la Vigne. Non seulement elles furent reçues, mais le malheureux Delaroque s’éprit d’une belle passion pour la nouvelle Sapho et le lui déclara dans sa feuille. Plusieurs autres hommes de lettres, Dostouches et Voltaire, entre autres, lui adressèrent par la suite de fervents hommages. Desforges se déclara enfin, et de tous ceux qui furent mystifiés, nul ne le fut autant que lui, car ses vers, auparavant encensés, devinrent soudain, aux yeux des critiques bafoués, les plus mauvais ouvrages qui aient été composés de son temps. » Cette aventure, qui fit grand bruit, inspira, dit-on, à Alexis Piron le sujet de sa Métromanie. Les poésies de Desforges-Maillard, publiées d’abord sous le plaisant pseudonyme de Mlle Malcrais de la Vigne (Paris, 1735, in-12), reparurent en 1750, avec ce titre : Poésies diverses de M. Desforges-Maillard, etc., Amsterdam, Rey, 1750, 2 parties, in-12. Assez récomment on en a donné doux nouvelles éditions qui reproduisent et complètent les précédentes, savoir : Œuvres nouvelles de Desforges-Maillard, publiées avec notes, introd. et étude biogr. par Arthur de La Borderie et René Kerviler (Nantes, Soc.  des Biblioph. bretons, 1882, 2 vol. in-8o) ; Poésies diverses de Desforges-Maillard, publ. par Honoré Bonhomme (Paris, Quantin, 1880, in-8o).

Bibliographie. — Arthur de La Borderie, Galerie bretonne, etc., et Étude biogr. publiée en tête des Œuvres nouvelles de D. M., 1882, etc.


BRÉDÉRAC
petite maison de campagne de l’auteur


… Dès que le doux Printemps ranime la nature,
Je quitte, gai comme un pinçon,
Ma natale Bicoque, où le noir Aquilon
Fait durer plus qu’ailleurs la piquante froidure ;
Et je vais, afourché sur un mince grison,
Habiter en campagne une antique maison,
Dont la rusticité traça l’architecture.

Ce petit Castel, dont le nom
Fournirait à P** le sujet d’une histoire.
S’appelle Brédérac ; et sa terminaison
Gaillardement en ac, me laisse presque croire
Qu’établi par hasard dans le pays Breton,
Un Cadet de Gascogne eût été son patron.

L’œil découvre, approchant de ce manoir fertile,
Sur un riant donjon fait d’ardoise et d’argile,
Deux Canons braqués, dont le bruit
Ne réveilla jamais la bergère tranquille,
Qui jusqu’au chant du coq profite de la nuit.

Ces instruments guerriers, dont la bouche à personne
Ne dit jamais un petit mot,
Ne sont pas les enfans de l’airain qui bouillonne,
Mais la famille sage et bonne
De la coignée et du rabot.

Je les ai pourtant vus, moins propres pour Bellone,
Qu’au service galant de la belle Vénus ;
Je les ai cent fois même en sursaut entendus,
Lâcher avec fracas dans les airs leurs volées ;
Mais c’était de moineaux tendres et turbulents,
Nichés au retour du Printems,
Dans leurs cavernes reculées.
D’ailleurs, si, comme on dit, le signe vaut le jeu,
Muets simboles du tonnerre,
Paisibles ennemis et du fer et du feu,
Ces canons de forêt peuvent, en cas de guerre,

Intimider l’Anglois sur nos côtes poussé,
S’il parvenait à prendre terre,
À travers les écueils et le sable entassé.

Muse, allons plus avant : l’ocre vermeil rehausse
Et montre de loin mon portail,
Non pour y recevoir un superbe carosse,
Mais la charrue et le bétail
Tel était, si Maron me l’a bien fait entendre
Dans ses vers toujours pleins et de mœurs et de sens,
Le portail du palais d’Evandre,
Que son âme égaloit aux Rois les plus puissans.

L’escalier est de pierre, et la main maladroite
Du Ma[ç]on, dont jadis le goût défectueux
En fit la rampe trop étroite,
Sans prévoir de nos jours le goût voluptueux,
Oblige les Dames de Ville
De détacher en bas le volume inutile
De leurs paniers larges et fastueux :
Ornement de caprice, attirail difficile.

Qui comme les vaisseaux, frégate ou paquebot,
Fait naviguer sur terre Amarante à la voile,
Joüet de l’Aquilon, prête à faire capot,
Et grelotante dans sa toile.
Mais charmantes sans art, simples dans leurs façons,
Indépendantes de la mode,
Perrette au fin corsage, Alix aux yeux fripons,
Le montent sans froisser leurs légers cotillons,
Dont le contour modeste au degré s’accomode.

Cet escalier conduit du portail rubicon
Dans une claire galerie :
Suspendus par paquets l’échalotte et l’oignon,
La fay[e]nce et l’étain, font en toute saison
Ses bustes, ses tableaux et sa tapisserie.

Pour connoître en ces lieux de chaque appartement
Et la place et l’ameublement,
Il n’est pas besoin qu’on y mette
De numéro ni d’étiquette.
Les désignant pompeusement
Par chambre rouge, violette,

Jaune, verte, jonquille ; on voit en un moment
Ce que c’est que mon logement.

Premièrement une cuisine,
Une chambre à la file, au-dessus un prenier,
Où, quand la nuit revient, la gaillarde fouine
Danse le rigodon, capriole, lutine ;
Au niveau de la rue un pressoir, un cellier,
Où le raisin se foule, où son jus se rafine ;
À côté, l’étable confine
Aux Pénates du métayer,
Où, comme dans une coquille,
À l’étroit, je ne sçai comment,
Habite toute la famille,
À la Persanne apparemment.

Deux lits, mon pupitre, six chaises,
Une armoire, un bahu de gothique façon ;
Telle est la chambre, où le garçon,
Avec le peu qu’il a, de son mieux prend ses aises,
Mais sans hipothéquer la prochaine moisson.

De deux autres bons lits la Cuisine est garnie,
Dont les rideaux sur le satin
N’étalent point la broderie ;
Ils sont tout uniment de cadix gris-de-lin,
Dont la foible couleur par le tems s’est ternie,
Et de bergame rase, ornement précieux,
Qui tapissa chez nos ayeux
La salle de cérémonie.

C’est dans ces lits délicieux
Que je puis recevoir d’un cœur franc et joyeux
Un supplément de compagnie ;
Et ma servante, alors complaisante et polie
Déloge, et va coucher, traversant le chemin,
Avec la fille du voisin.

Quand la blonde Cérès, de son or salutaire
Déchargeant les guérets, et l’étalant sur l’aire,
S’apprête à nous combler de ses présens nouveaux,
Je m’amuse en dînant, je me distrais la vue
Par ma fenêtre défendue
Des rayons du Soleil, au moven des rézeaux,

Qu’entrelassent les verts rameaux
D’un antique pommier que le Zéphir remue.

Je vois huit moissonneurs reculer, s’approcher,
Leurs fléaux en l’air levés retomber pêle-mêle,
En cadence, en tournant, sans jamais se toucher,
Le blé, se dépouillant de sa tunique frêle.
Jaillir hors de la paille et bondir comme grêle.

Je lis quelques momens Tite Live ou Rollin,
Platon, Seneque ou la Bruyère ;
Et change tour à tour, sur le choix incertain,
Horace avec Rousseau, Virgile avec Voltaire…

(Poésies diverses, 1750.)