Les Poètes du terroir T I/Brizeux

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 373-384).

BRIZEUX

(1803-1858)


Brizeux, a-t-on écrit, ne s’est pas seulement révélé comme le chantre le plus profondément humain de la Bretagne : il a enrichi la littérature française d’un mode d’expression nouveau : la poésie intime, familière, basée sur l’amour du sol et du foyer, et dans ce genre qu’il a créé, où la foule des rimeurs l’a sans cesse suivi, il est resté le maître incontesté. Aussi bien sa biographie peut-elle se résumer on quelques mots, la postérité s’embarrassant assez peu des témoignages d’une existence obscure, vouée uniquement à l’exaltation de la race et du terroir. Longtemps avant Mistral, avec des ressources infiniment plus restreintes, mais en une langue qui n’a cessé d’être celle de nos chefs-d’œuvre, il a décrit les paysages et les mœurs et restitué la légende du pays d’Armor.

Julien-Auguste-Pélage Brizeux naquit à Lorient le 26 fructidor an XI (12 septembre 1803). Il était fils de Pélage-Julien Brizeux, chirurgien de la marine, et de Françoise-Souveraine Hoguet. Son nom, qui, avec la simple variante d’une lettre, Briseuk, signifie breton en langue celte, le prédestinait aux inspirations de la muse provinciale. Les siens étaient originaires d’Irlande, de cette « verte Erin » qu’il a maintes fois associée à ses chants. Les Brizeux venus en France après la révolution de 1688, lorsque Guillaume d’Orange eut détrôné Jacques II, s’étaiant établis au bord de l’Ellé, à l’extrémité de la Cornouaille. « La mer, la lande, les souvenirs de la patrie des ancêtres, furent pour l’enfant les premières sources d’impressions, de ces impressions qu’une âme naïve recueille saus les comprendre, qui s’y endorment et paraissent s’y éteindre, puis, un jour, se réveillent tout à coup, pleines de fraîcheur et d’énergie[1]. » Après avoir fait d’excellentes études aux collèges de Vannes et d’Arras, il fut clerc d’avoué, commença son droit à Paris, partit pour l’Italie et finalement vint se fixer à Montpellier, où il mourut d’une affection de poitrine, le 3 mai 1858.

La maison où il termina ses jours était située près du Peyrou, « cette promenade si poétique avec ses beaux arbres, ses grands lauriers-roses, sa statue équestre de Louis XIV et son château d’eau entouré d’une colonnade d’où l’on aperçoit, sous un ciel d’une pureté idéale, d’un côté les premiers contreforts des Cévennes, de l’autre les ruines de Maguelonne, au bord de la mer de Provence ». Son corps, ramené dans sa ville natale, y fut inhumé à quelques pas du « Scorf », prés d’un chêne et d’une pierre celtique surmontée d’une croix, symboles de son œuvre. Bien qu’il n’ait cessé de voyager, partageant le plus souvent son existence fiévreuse et mélancolique entre Paris et l’Italie, Brizeux se donna tout entier à sa province.

C’est peu après 1831 qu’il se révéla au public. Auparavant, il avait fait jouer, mais sans grand succès, un à-propos en vers pour l’anniversaire de Racine[2]. Un amour de sa première jeunesse, presque de son enfance, lui était revenu au cœur, lui inspirant l’adorable poème de Marie[3], tout imprégné des souvenirs de la ferme du Moustoir et des fraîcheurs de sa rivière natale : œuvre unique dans notre littérature et dont l’influence n’a cessé de se faire sentir. Marie, qu’il y chantait, n’était pas, ainsi qu’on le crut tout d’abord, un personnage imaginaire, mais une jeune paysanne qu’il avait connue avant l’âge de quinze ans, au temps des vacances, à Arzannô, près de Quimperlé, en plein pays de Cornouaille. Elle s’appelait « Marianna Pellann » : ses compagnes l’avaient surnommée « Marie Bitik ». D’une beauté modeste, elle ne parlait que le breton, et quand elle mourut, longtemps après, « riche fermière, bonne épouse et mère honorée », elle n’avait pas lu, dit-on, un seul vers du poème dont elle était l’héroïne inconsciente. Brizeux ne connut pas, par la suite, un succès égal à celui qu’obtint ce premier livre. Il publia encore Kanaouennou [Chants] (Paris, Duverger, s. d. [1837], in-12) ; Paotred Plomeur [Gas de Plomeur] (Kemper, éti Blot, 1839, in-18) ; Les Ternaires [La Fleur d’or] (Paris, Masgana, 1841, in-8o) ; Télen Arvor [La Harpe d’Armorique] (Lorient, 1844, in-8o) ; Furnez Breiz [La Sagesse de Bretagne] (ibid., in-8o) ; Les Bretons (Paris, Masgana, 1845, in-8o) ; Primel et Nola (Paris, Garnier fr., 1852, in-16), et enfin Histoires poétiques (Paris, Lecou, 1855, in-18) ; L’Elégie de la Bretagne (Nantes, impr. Forest, 1857, in-8o) ; mais ces recueils, où transparait son unique préoccupation des choses du pays, passèrent presque inaperçus.

Après un séjour dans le Midi, il avait fait paraître une traduction de Dante (La Divine Comédie, Paris, 1841, in-16) et donné avec Auguste Barbier le texte d’un Voyage en Italie (1841). Ce dernier, qui l’avait connu en 1828, et qui demeura son ami le plus intime, l’a dépeint exactement, dans ses Reliquiæ, « avec sa taille élancée, son teint frais et ses cheveux blonds qui lui donnaient l’air d’un jeune Anglais ». C’est sous cet aspect que l’on aime à se le représenter. Au demeurant, ce fut un triste que la fortune ne favorisa jamais. On prétend qu’il fit le coup de feu, en 1830, avec les libéraux de l’école du Globe.

Lamartine, en 1848, avait fait augmenter la pension qu’il touchait des ministères de l’instruction publique et de l’intérieur et qui constituait son unique ressource. Sainte-Beuve, le considérant comme un rival et ne lui pardonnant pas sa prompte notoriété du début, l’accusait de n’aimer « le courtil et le moustoir » qu’en vers ; mais Luzel a raconté qu’il se plaisait parmi les paysans et les fermiers dos environs de Scaër, et qu’avant d’entrer dans une métairie il ôtait toujours son chapeau, par respect pour le laboureur. On sait avec quel plaisir il revenait en Bretagne. « Après avoir consacré quelques semaines aux joies de la famille, il se retirait dans un bourg, loin des villes, le plus ordinairement dans une mauvaise auberge, seul gite qu’il pût se procurer : qu’importe ? il y trouvait les longues causeries du soir dans la langue du pays, au coin de la vaste cheminée, avec des paysans à qui il chantait ses vers bretons et parmi lesquels il a rencontré plus d’une fois des appréciateurs intelligents… Dans le pays de Vannes, comme dans le pays de Tréguier, à Carnac et dans les îles, il allait rassemblant ses meilleurs traits de poésie, dont son œuvre a si bien profité[4]. »

Quelqu’un a noté que ses idylles de Marie équivalent à un aveu et nous offrent l’histoire pathétique de son cœur de poète. Brizeux les écrivit, les yeux baignés de larmes, en se remémorant les touchants souvenirs du jeune âge. Qui dira jamais la puissance évocatrice de ses autres œuvres, et en particulier du poème des Bretons, admirable épopée où revit tout entière

La terre de granit recouverte de chênes ?

« Les critiques étrangers à la Bretagne, observe un de ses compatriotes, ne peuvent juger à quel point les couleurs en sont justes, les caractères saisis sur le vif… »

Les pièces qui composent le recueil de la Fleur d’Or sont élégantes et d’un air raffiné : Primel et Nola, gracieux pendant de ses premiers tableaux, les Histoires poétiques et la Poétique nouvelle abondent en trouvailles et participent d’une noble inspiration, mais en général sont moins bien venues que Marie. Son vers est parfois rude et âpre, comme le sol de sa petite patrie.

« La poésie celtique était laissée au peuple quand Brizeux vint lui rendre faveur auprès des lettrés et suscita une renaissance qui lui donna des droits à l’hommage de ses compatriotes, comme l’éclat qu’il a répandu sur la poésie bretonne en langue française… Bien qu’il pense en français plus qu’en breton et que ses œuvres celtiques, qui ont pour titre Télen Arvor (La Harpe d’Armorique), ne valent pas ses autres compositions, Brizeux n’en fut pas moins un initiateur. » C’est ce qu’a fait ressortir M. Jules Rousse dans son étude sur la Poésie bretonne au dix-neuvième siècle, à laquelle nous devons beaucoup. Quelques-unes des pièces en dialecte qu’a signées notre poète sont devenues populaires, surtout le bardit Où zô bepred Bretoned, composé sur l’air national de la chanson Ann hani gozi, qu’on entend chanter dans tous les bourgs dès qu’on met le pied en Basse Bretagne. Il en est de même de la gwerz des Conscrits de Plomeur, dont l’origine rappelle, dit-on, l’histoire des assiégés de Saragosse célébrant leurs funérailles avant de s’ensevelir sous les ruines de leur ville.

Les Œuvres complètes de Brizeux ont été publiées en 1860 et en 1874. Une dernière édition, s. d., en 4 vol. petit in-12, fait partie de la collection Lemerre.

Bibliographie. — Sainte-Beuve, Portraits contemp., I, II, III ; Nouveaux Lundis, II. — La Villemarqué, Brizeux ; Le Corresrespondant, 25 avril 1852. — Gustave Planche, Études littéraires, 1855. — Saint-René Taillandier, Notice publiée en tête de l’édit. du poète, en 1860. — E. Augier, Brizeux et Mistral, Brest, imprim. de l’Océan, 1888, in-8o. — Hippolyte Lucas, Portr. et Souvenirs litt., Paris, Plon, 1890, in-18. — Victor Pavie, Œuvres choisies, I, Paris, Perrin, 1887, in-18. — J. Rousse, La Poésie bretonne au dix-neuvième siècle, Paris, Lethielleux, 1895, in-18. — E. Renau, Feuilles détachées, faisant suite aux Souvenirs d’enfance (2e édit.), Paris, Calmann-Lévy, 1872, in-8o. — J.-M. Luzel, Deux bardes bretons, etc., Quimperlé, 1889, in-8o. — Abbé Lecigne, Brizeux, sa Vie et ses Œuvres, d’après des documents inédits, Paris, Poussielgue, 1898, in-8o. — P. Bossard, Brizeux à Montpellier, Vannes, Lafolye, 1903, in-8o. — L. Tiercelin, Bretons de lettres, Paris, Champion, 1903, in-18. — Maurice Souriau, Les Cahiers d’écolier de Brizeux ; Revue latine, 1903, p. 743-765, etc.


MARIE
fragments


O maison du Moustoir ! combien de fois la nuit.
Ou lorsque sur le port j’erre parmi le bruit,
Tu m’apparaîs ! Je vois les toits de ton village
Baignés à l’horizon en des mers de feuillage,
Une grêle fumée au dessus, dans un cbamp,
Une femme de loin appelant son enfant,
Ou bien un jeune pâtre, assis près de sa vache,
Qui, tandis qu’indolente elle paît à l’attache.
Entonne un air breton, un air breton si doux.
Qu’en le chantant ma voix vous ferait pleurer tous.
Oh ! les bruits, les odeurs, les murs gris des chaumières.
Le petit sentier blanc et bordé de bruyères.
Tout renaît comme au temps où, pieds nus, sur le soir.
J’escaladais la porte et courais au Moustoir ;
Et dans ces souvenirs où je me sens revivre.
Mon pauvre cœur troublé se délecte et s’enivre !
Aussi, sans me lasser, tous les jours je revois
Le haut des toits de chaume et le bouquet de bois.
Au vieux puits la servante allant emplir ses cruches,
Et le courtil en fleurs où bourdonnent les ruches,
Et l’aire, et le lavoir, et la grange ; en un coin,
Les pommes par monceaux ; et les meules de foin,
Les grands bœufs étendus aux portes de la crèche,
Et devant la maison un lit de paille fraîche.
Et j’entre, et c’est d’abord un silence profond,
Une nuit calme et noire ; aux poutres du plafond
Un rayon de soleil, seul, darde sa lumière,
Et tout autour de lui fait danser la poussière.
Chaque objet cependant s’éclaircit : à deux pas,
Je vois le lit de chêne et son coffre, et plus bas
(Vers la porte, en tournant), sur le bahut énorme,
Pêle-mêle, bassins, vases de toute forme,
Pain de seigle, laitage, écuelles de noyer ;
Enfin, plus bas encor, sur le bord du foyer,
Assise à son rouet près du grillon qui crie,
Et dans l’ombre filant, je reconnais Marie

Et, sous sa jupe blanche arrangeant ses genoux,
Avec son doux parler elle me dit : « C’est vous ! »
 

*

Un jour que nous étions assis au pont Kerlô,
Laissant pendre, en riant, nos pieds au fil de l’eau,
Joyeux de la troubler, ou bien, à son passage,
D’arrêter un rameau, quelque flottant herbage,
Ou sous les saules verts d’effrayer le poisson
Qui venait au soleil dormir près du gazon ;
Seuls en ce lieu sauvage, et nul bruit, nulle haleine
N’éveillant la vallée immobile et sereine,
Hors nos ris enfantins, et l’écho de nos voix
Qui partait par volée et courait dans les bois,
Car entre deux forêts la rivière encaissée
Coulait jusqu’à la mer, lente, claire et glacée ;
Seuls, dis-je, en ce désert, et libres tout le jour,
Nous sentions en jouant nos cœurs remplis d’amour.
C’était plaisir de voir sous l’eau limpide et bleue
Mille petits poissons faisant frémir leur queue.
Se mordre, se poursuivre, ou, par bandes nageant,
Ouvrir et refermer leurs nageoires d’argent ;
Puis les saumons bruyants ; et, sous son lit de pierre,
L’anguille qui se cache au bord de la rivière ;
Des insectes sans nombre, ailés ou transparents,
Occupés tout le jour à monter les courants ;
Abeilles, moucherons, alertes demoiselles.
Se sauvant sous les joncs du bec des hirondelles.
Sur la main de Marie une vint se poser.
Si bizarre d’aspect qu’afin de l’écraser
J’accourus ; mais déjà ma jeune paysanne
Par l’aile avait saisi la mouche diaphane,
Et voyant la pauvrette en ses doigts remuer :
« Mon Dieu ! comme elle tremble ! oh ! pourquoi la tuer ?»
Dit-elle. Et dans les airs sa bouche ronde et pure
Souffla légèrement la frêle créature,
Qui, déployant soudain ses deux ailes de feu,
Partit, et s’éleva joyeuse et louant Dieu.

Bien des jours ont passé depuis cette journée,
Hélas ! et bien des ans ! Dans ma quinzième année,

Enfant, j’entrais alors ; mais les jours et les ans
Ont passé sans ternir les souvenirs d’enfants,
Et d’autres jours viendront, et des amours nouvelles,
Et mes jeunes amours, mes amours les plus belles,
Dans l’ombre de mon creur mes plus fraiches amours,
Mes amours de quinze ans, refleuriront toujours !
 

*

Du bois de Ker-Mélô jusqu’au moulin du Teir,
J’ai passé tout le jour sur le bord de la mer,
Respirant sous les pins leur odeur de résine,
Poussant devant mes pieds leur feuille lisse et fine,
Et d’instants en instants, par-dessus Saint-Michel,
Lorsque éclatait le bruit de la barre d’Enn-Tell,
M’arrètant pour entendre : au milieu des bruyères,
Carnac m’apparaissait avec toutes ses pierres,
Et parmi les men-hir erraient comme autrefois
Les vieux guerriers des clans, leurs prêtres et leurs rois.
Puis, je marchais encore au hasard et sans règle.
C’est ainsi que, faisant le tour d’un champ de seigle.
Je trouvai deux enfants couchés au pied d’un houx,
Deux enfants qui jouaient, sur le sable, aux cailloux ;
Et soudain, dans mon cœur cette vie innocente,
Qu’une image bien chère à mes yeux représente,
O Maï ! si fortement s’est mise à revenir,
Qu’il m’a fallu chanter encor ce souvenir.
Dans ce sombre Paris, toi que j’ai tant rêvée,
Vois ! comme en nos vallons mon cœur t’a retrouvée !
À l’âge qui pour moi fut si plein de douceurs,
J’avais pour être aimé trois cousines (trois sœurs) ;
Elles venaient souvent me voir au presbytère ;
Le nom qu’elles portaient alors, je dois le taire :
Toutes trois aujourd’hui marchent le front voilé,
Une près de Morlaix et deux à Kemperlé ;
Mais je sais qu’en leur cloître elles me sont fidèles,
Elles ont prié Dieu pour moi qui parle d’elles.
 
Chez mon ancien curé, l’été, d’un lieu voisin
Elles venaient donc voir l’écolier leur cousin,
Prenaient, en me parlant, un langage de mères ;
Ou bien, selon leur âge et le mien, moins sévères,

S’informaient de Marie, objet de mes amours,
Et si, pour l’embrasser, je la suivais toujours ;
Et comme ma rougeur montrait assez ma flamme,
Ces sœurs, qui sans pitié jouaient avec mon âme,
Curieuses aussi, résolurent de voir
Celle qui me tenait si jeune en son pouvoir.

À l’heure de midi, lorsque de leur village
Les enfants accouraient au bourg, selon l’usage,
Les voilà, de s’asseoir, en riant, toutes trois,
Devant le cimetière, au-dessous de la croix ;
Et quand au catéchisme arrivait une fille,
Rouge sous la chaleur et qui semblait gentille,
Comme il en venait tant de Ker-barz, Ker-halvé,
Et par tous les sentiers qui vont à Ti-névé,
Elles barraient sa route, et par plaisanterie
Disaient en soulevant sa coiffe : « Es-tu Marie ? »
Or, celle-ci passait avec Joseph Daniel ;
Elle entendit son nom, et vite, grâce au ciel !
Se sauvait, quand Daniel, comme une biche fauve,
La poursuivit, criant : « Voici Mai qui se sauve ! »
Et, sautant par-dessus les tombes et leurs morts,
Au détour du clocher la prit à bras le corps.
Elle se débattait, se cachait la figure ;
Mais chacun écarta ses mains et sa coiffure ;
Et les yeux des trois sœurs s’ouvrirent pour bien voir
Cette grappe du Scorf, cette fleur de blé noir.


L’ÉLÉGIE DE LE BRAZ


Si vous laissez encor les beaux genêts fleuris
Et les champs de blé noir pour aller à Paris,
Quand vous aurez tout vu dans cette grande ville,
Combien elle est superbe et combien elle est vile,
Regrettant le pays, informez-vous alors
Où du pauvre Le Brâz on a jeté le corps.
(Son nom serait Ar-Bràz[5], mais nous, lâches et traîtres,
Kous avons oublié les noms de nos ancêtres.)
Et puis devant ce corps brûlé par le charbon

Songez comme il mourut, lui, simple, honnête et bon.
C’est qu’il avait aussi quitté son coin de terre,
Sur le bord du chemin sa maison solitaire,
Le pré de Ker-végan, Ar-Ros, sombres coteaux :
Là, rencontrant la mer, le Scorf brise ses flots ;
Dans le fond, le moulia fait mugir son écluse,
Et dès que le meunier enfle sa cornemuse,
Au tomber de la nuit, les Esprits des talus,
Les noirs Corriganed, dansent sur le palus.

— Je dirai : Si la mort, dans la ville muette
Et les tristes faubourgs, passe sur sa charrette,
Prenez entre vos mains un des pans du linceul.
Car le malheur de tous est le malheur d’un seul.
Mais, ô bardes pieux ! vous qui parmi la mousse
Retrouverez un jour la harpe antique et douce,
Et dont le lai savant répétera dans l’air
Les soupirs de la lande et les cris de la mer,
Quand, avec ses faubourgs, la ville est ivre et folle,
Criez qu’un malheureux en secret se désole ;
Si vos cœurs sont souffrants, vous-mêmes plaignez-vous,
Car le malheur d’un seul est le malheur de tous.
Chantres de mon pays, plaignez celui qui souffre !
Paris roula Le Bràz bien longtemps dans son gouffre ;
Un ami le suivait durant ces jours hideux :
Tous deux, pour en finir, s’étouffèrent tous deux.

Non, ce n’est pas ainsi que l’on meurt en Bretagne !
La vie a tout son cours ; ou, si le froid vous gagne,
Comme une jeune plante encor loin de juillet,
Celle qui vous nourrit autrefois de son lait
S’assied à votre lit ; pleurant sur son ouvrage.
De la voix cependant elle vous encourage ;
Et lorsque enfin le corps reste seul sur le lit,
De ses tremblantes mains elle l’ensevelit ;
La foule, vers le soir, l’emporte et l’accompagne
Jusques au cimetière ouvert dans la campagne. —
Si Le Bràz eût aimé le pré de Ker-végan,
Les taillis d’alentour, le Scorf et son étang,
Il chanterait encor sur le Ros ; ou sa mère,
Mourant, l’aurait soigné comme depuis son frère.
Son corps reposerait dans le bourg de Kéven,

Près du mur de l’église et sous un tertre fin ;
Les parents y viendraient prier avant la messe ;
Tous les petits enfants y lutteraient sans cesse ;
Étendu dans sa fosse, il entendrait leur bruit,
Et les Gorriganed y danseraient la nuit.

Oh ! ne quittez jamais le seuil de votre porte !
Mourez dans la maison où votre mère est morte
Voilà ce qu’à Paris avait déjà chanté
Un poète inconnu qu’on n’a pas écouté.

(Marie.)


LA CHANSON DE LOÏC


Dès que la grive est éveillée,
Sur cette lande encore mouillée
Je viens m’asseoir
Jusques au soir ;
Grand’mère, de qui je me cache,
Dit : « Loïc aime trop sa vache. »
Oh ! nenni da !
Mais j’aime la petite Anna.
 
À son tour, Anna, ma compagne,
Conduit derrière la montagne,
Près des sureaux,
Ses noirs chevreaux ;
Si la montagne, où je m’égare,
Ainsi qu’un grand mur nous sépare,
Sa douce voix,
Sa voix m’appelle au fond du bois.
 
Oh ! sur un air plaintif et tendre,
Qu’il est doux au loin de s’entendre,
Sans même avoir
L’heur de se voir !
De la montagne à la vallée
La voix, par la voix appelée,
Semble un soupir
Mêlé d’ennui et de plaisir.
 
Oui, retenez bien votre haleine.
Brise étourdie, ou dans la plaine,

Parmi les blés,
Courez, volez !
Ah ! la méchante est la plus forte,
Et dans les rochers elle emporte
La douce voix
Qui m’appelait au fond du bois.

Encore ! encore ! Anna, ma belle !
Anna, c’est Loïc qui t’appelle !
Encore un son
De ta chanson !
La chanson que chantent tes lèvres,
Lorsque pour amuser tes chèvres,
Petite Anna,
Tu danses ton gai ta-ra-la !

Oh ! te souvient-il de l’yeuse
Où tu montas, fille peureuse.
Quand tout à coup
Parut le loup ?
Sur l’yeuse encor, ma mignonne,
Que parmi lès oiseaux résonne
Ta douce voix,
Ta voix qui chante au fond du bois !

Mais quelle est derrière la branche
Cette fumée errante et blanche
Qui lentement
Vers moi descend ?
Hélas ! cette blanche fumée.
C’est l’adieu de ma bien-aimée,
L’adieu d’amour,
Qui s’élève à la fin du jour.

Adieu donc ! — Contre un vent farouche
Au travers de mes doigts ma bouche
Dans ce ravin
L’appelle en vain ;
Déjà la nuit vient sur la lande ;
Rentrons au bourg, vache gourmande !
Ô gui-lan-la !
Adieu donc, ma petite Anna !

(Marie.)
LE CHANT DU CHÊNE


De feuilles et de glands les branches sont couvertes.
Amis, chantons le chêne, honneur des forêts vertes :
Malheur à qui détruit ce géant des grands bois !
Bretagne, tu n’étais qu’ombrages autrefois.

Songez aux anciens dieux, songez aux anciens prêtres.
Sous les chênes sacrés sont couchés nos ancêtres ;
Ouvrez la dure écorce, et vous verrez encor
La druidesse blonde et sa faucille d’or.

Arbres toujours sacrés ! chaque nuit sur leurs branches
Les morts vont en planant sécher leurs ailes blanches,
Et les joyeux lutins autour de leur vieux tronc,
Les petits nains velus viennent danser en rond.

Un chêne de cent ans avec son grand feuillage,
Un Breton chevelu dans la force de l’âge,
Sont deux frères jumeaux, au corps dur et noueux,
Deux frères pleins de sève et de vigueur tous deux.

J’ai vu, près de l’Izôl, un chêne dont la tête
Arrêtait le vent d’ouest, ce vent que rien n’arrête.
Et deux lutteurs de Scaër si fermes sur leurs pieds
Que leurs pieds dans la terre étaient comme liés.

Si la foudre abattait ce géant de Cornouaille,
Dans ses immenses flancs qu’un navire se taille :
À l’œuvre, charpentiers ; puis, venez, matelots !
Le roi de la colline est aussi roi des flots.

Sur le noble cadavre en foule qu’on se rue !
Façonnons des fléaux, des pieux, une charrue ;
Mais d’abord élevons à l’angle des chemins
L’arbre où l’Expiateur laissa clouer ses mains.

Vous mettrez sur ma tête un chêne, un chêne sombre.
Et le rossignol noir soupirera dans l’ombre :
« C’est un barde qu’ici la mort vient d’enfermer ;
Il chantait son pays et le faisait aimer. »

(La Fleur d’or.)



  1. Saint-René Taillandier, Notice sur Brizeux, édit. des œuvres du poète, 1860.
  2. Il fut écrit en collaboration avec Philippe Busoni et représenté sous ce titre : Racine, au Théâtre-Français, le 27 septembre 1827.
  3. La première édition parut sans nom d’auteur, avec le sous-titre de roman, en septembre 1831 : elle porte la date de 1831 (Paris, Auffray, in-8o). L’ouvrage fut de nombreuses fois réimprimé et subit quelques remaniements. La troisième édition, publiée on 1840, est la meilleure de toutes celles qui furent données jusqu’à ce jour.
  4. Voyez dans la préface aux Œuvres de Brizeux, donnée par Saint-René Taillandier, le passage relatif aux souvenirs de Guieyesse.
  5. Le Grand.