Les Poètes du terroir T I/Aimé Piron

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 271-278).

AIMÉ PIRON

(1640-1727)




Né le 1er  octobre 1640, à Dijon, où il exerça la profession d’apothicaire, Aimé Piron y mourut le 9 décembre 1727.

« Son fils Alexis a dit de lui et de sa mère que « c’étaient de ces bons Gaulois, de ces bonnes âmes devenues aussi rares que ridicules, cent fois plus occupées de leur salut que de tout ce qui s’appelle ici-bas gloire et fortune… » On peut être surpris de cette assertion quand on songe au caractère naturellement enjoué d’Aimé Piron ; mais le bonhomme devint rude et morose en prenant des années. Plus jeune, il avait fait dans le patois bourguignon un grand nombre de poésies, de chansons, de Noëls ; mais c’est surtout à ces derniers, qui pendant trente ans parurent périodiquement, qu’il doit sa popularité ; et sous ce rapport il peut être mis en balance avec son compatriote la Monnoye. Celui-ci a plus d’érudition, d’art et de goût ; Aimé Piron plus de naïveté, de rondeur, de bonhomie. Au surplus, la Monnoye sert ses propres intérêts avant tout et cherche à s’assurer les bonnes grâces des grands ; Aimé Piron, au contraire, s’inspire des souffrances du pauvre peuple dont il plaide la cause et qu’il détend contre la rigueur des impôts et les excès des maltôtiers. Cette différence d’inclination ne les empêcha pas toutefois d’être unis par une amitié étroite, qui les prit au berceau, si l’on peut dire (ils étaient nés à un an d’intervalle), et qui dura toute leur vie (ils moururent l’un et l’autre à quatrevingt-sept ans) ; du reste, c’est aux conseils et à l’exemple de Piron que la Monnoye dut de se livrer à la composition de ses Noëls. « Pendant de longues années, les princes des la maison de Condé furent gouverneurs de la Bourgogne ; et lorsqu’ils allaient visiter cette contrée, Aimé Piron, en sa qualité d’échevin, était admis à leur table : il les complimentait sur leur bienvenue, les égayait, et célébrait en vers populaires les fêtes auxquelles les nobles hôtes donnaient lieu[1]… »

Qu’ajouter à ces lignes ? Piron composa aussi quelques poésies latines et françaises, dont il ne tira qu’un médiocre succès. Seuls, ses opuscules en patois bourguignon lui ont survécu. Papillon, dans sa Bibliothèque des auteurs de Bourgogne, en a donné une longue liste, mais elle est loin d’être complète, et il faut y adjoindre les diverses publications, inédites et autres, qu’on en a faites au xixe siècle. Parmi ces dernières nous citerons : L’Evaireman de lai peste (L’Evasion de la peste), poème bourguignon sur les moyens de se préserver des maladies contagieuses, introd. et notes philolog. par M. B. (M. Bource) ; Châtillon-sur-Seine, Cornillac, et Dijon, Lagier, mars 1832, in-8o ; Noëls d’Aimé Piron, en partie inédits, rec. et mis en ordre avec un avant-propos, un glossaire par Mignard, et la musique des airs les plus anciens ; Dijon, Lamarche, 1858, in-12 ; et surtout les nombreuses pièces recueillies par Durandeau et qui constituent en quelque sorte une édition définitive des ouvrages de l’écrivain dijonnais, savoir : L’Evaireman de lai peste ; Paris, 1885, in-12 ; Lai Gade dijonnoise (1722) ; Paris, 1885, in-12 ; Mônolôgue borgignon (1724) ; Paris, 1886, in-12 ; Les Trois Derniers Poèmes d’Aimé Piron (Evaireman de lai peste, Lai Gade dijonnoise, Mônolôgue borguignon), préface de M. J.-J. Weiss ; Dijon, 1886, in-16 ; Poèmes borguignons d’Aimé Piron (le Borguignon contan. Joyeusetay. Phelisbor celaforai. Monmélian tarbôlai. Dialogue dé deu Brissack), préf. de M. Crouslé ; Dijon, 1886, in-16 ; — L’Enigme de réthorique ; Dijon, 1886, in-16 ; Lou Compliman dé Vaigneron de Vougeot et le Remarciman dé moine au roi ; Dijon, 1886, in-16 ; Lé Harangou de Dijon ; Dijon, 1886, in-16 ; Le Mausolée de Monseigneur le dauphin dan l’église dé Jacopin {Dialogue de Sanson Grivea et d’Antonne Breneâ) ; Dijon, 1886, in-16 ; Lé Mausolée de Monseigneur le dauphin dan l’église de lai sainte Chapelle ; Dijon, 1886, in-16 ; Lai Bregôngne resgrisée et le Réjouysseman sur lay poy ; Dijon, 1886, in-16 ; Lé Porvileige égairai ayvo lai requaite por présentai au roi (1689) ; Dijon, 1886, in-16 ; Lé Chai de Nôvelle (1689) ; Dijon, 1887, in-16 ; Le Festin dés Eta (1706), Dijon, 1886, in-16 ; Bontan de retor (opéra grionche), seigneu de lai requaite de Jaiqucmar et de sai faune (1714) ; Dijon, 1888, in-16 ; Lou Compliman de lai populaice (1709) ; Dijon, 1891, in-16 ; Lou Compliman de 1694 ai S. A. S. Mgr le duc de Borbon ; Dijon, 1891, in-16 ; Lai Mor au Diale, Noëls bourguignons parus en 1701 et les années suivantes ; Dijon, 1907, in-16, etc.

« Aimé Piron — a écrit J. Durandeau dans le beau livre qu’il lui a consacré — est l’héritier de l’esprit bourguignon tel qu’il s’est épanoui au doux soleil de la Bourgogne et sous l’influence de la race. Il parle la langue du peuple comme ce peuple se l’est fabriquée, d’après ses goûts, son oreille et la conformation de son appareil buccal, dès son arrivée en Gaule, sur la fin du ive siècle. Aimé Piron tient tellement à conserver cette langue maternelle dans sa candeur primitive, qu’on le voit aller puiser aux sources pures, aux limpides réservoirs où l’on trouve le parler des aïeux, c’est-à-dire chez les vignerons, les manieurs du gouzot (serpette) et du fessou (pioche), gens qui vivaient à part, étant tous les jours dans leurs vignes, et le soir dans leurs écraignes et leurs quartiers particuliers, dont les rues du Tillot et de la Roulotte formaient comme les centres distincts. Lui-même s’établit marchand apothicaire près de la place Saint-Georges, au confluent de cinq rues très vivantes et très populeuses : la rue du Bourg, la rue de la Poulaillerie, la rue de la Chapelotte et celles dites aujourd’hui rues Charrues et Amiral-Roussin. Il prend part à la vie de son quartier ; il rit avec le cordonnier d’en face, il plaisante avec la marchande de volaille du coin. Il peint tout ce menu peuple et toutes ces petites gens d’un pinceau à la fois sympathique et réaliste. Aimé Piron est le Téniers littéraire de la Bourgogne… »

Bibliographie. — Papillon, Biblioth. des auteurs de Bourgogne. — J. Durandcau, Aimé Piron ou la Vie littér. à Dijon pendant le dix-septième siècle ; Dijon, librairie nouvelle, 1888, in-8o. — Catalogue de la Biblioth. de M. Mallard ; Dijon, librairie Nourry, 1903, in-8o.


NOEL
Sur l’air : Laissez paître vos bêtes.

Après tant de misère, — Seigneur, en finissant nos maux, — Faites que ce mystère (de la naissance d’un Dieu) — Chasse le diable en enfer.

À la minuit tout justement, — Dieu, qui a fait le firmament, — Malgré la gelée et les vents — Près des faubourgs de Bethléem, — Entre un bœuf et un âne, — Dans un panier, sur deux tréteaux, — Dessous (le toit) d’une cabane — Gît tout nu, sans langes. — Après tant de misères, etc…

Ainsi que les Anges l’ont dit, — Il faut tous nous apprêter — À l’aller voir et lui porter, — Pour adoucir sa pauvreté, — Chacun selon nos moyens, — De quoi couvrir sa nudité ; — Sans secours et sans ressources, — Cet enfant va geler. — Après tant, etc.

Vous qui du jour faites la nuit, — Le dos au feu, le ventre à table, — Vous remplissant la panse et puis — Vous en allez de là au jeu, — Ou boire dans les cafés — (Quelle chienne de vie est-ce là ?) — De la boisson plus noire — Que de l’eau des égouts ! — Après tant, etc.

Alors que tout gèle et tout fend, — Que vous dormez bien chaudement — Dans un lit bassiné longtemps — Entre couvertures et linge blanc, — Jésus, le peut-on croire ? — S’en vient d’une étrange façon — Du trône de la gloire — Coucher sur des glaçons ! — Après tant, etc.

Vous devriez bien songer en vous-même (à ceci que) — Nos pères, plus sages que nous, — Dans le temps que (la fête de) Noël approchait, — Quinze jours auparavant jeûnaient ; — Mais ce n’est plus la mode, — Car les gens bâfrent, en vérité, — D’une étrange manière, — Souvent jusqu’à en crever ! — Après tant, etc.

Mais laissons ce discours à part ; — C’est cracher, comme on dit, en l’air — De vouloir tant jaboter ; car — Il faudrait bien un autre clerc — Que moi, qui n’[y] entends goutte, — Pour débourber les égarés — De la mauvaise roule — Où ils sont enfoncés. — Après tant, etc.

Tant pis pour ceux-là qui ont tort ! — Je me remets en mon discours, — Et je reviens près du faubourg — Où de Jésus l’aimable corps, — Étendu sur la dure, — Dans un état qui fait pitié, — Va (est) tremblant de froid — Depuis la tète aux pieds. — Après tant, etc.

Nous verrons ce divin enfant — Qui nous dira d’un ton riant : — « Prenez courage, bonnes gens ! — De Satan je suis triomphant, — Et je compte mes peines — Pour rien, si vous en profitez ; — Brisez donc vos chaines — Pour que tout aille bien ! » — Après tant, etc.

Les rois d’Orient, autrefois, — Se rencontrèrent en un endroit — Et s’en vinrent à lui tout droit ; — La France, certes, en a vu trois — De grande conséquence — Qui viendront [2] vers ce digne enfant — Lui faire révérence — Chargés de beaux présents. — Après tant, etc.

Le nôtre, à ce coup, le voilà — Le plus grand, le plus relevé — Qu’aucun autre qui ait été — Avant lui sur le trône assis. — Voulez-vous qu’on vous dise — D’où lui vient ce grand bonheur-là ? — C’est qu’il a pour l’église — Et pour Dieu tout risqué. — Après tant, etc.

Henri quatre sur ses vieux jours — Disait, entouré de sa cour, — Qu’il voulait que le siècle d’or — Dessous lui revînt encore, — Et que dans les villages — Il ferait si bien, tout par tout, — Qu’en chaque ménage — On ait la poule au pot. — Après tant, etc.

Mais nous allons voir Louis le Grand — Non seulement parler ainsi, — Mais même aller bien plus avant : — Témoin Philippe son enfant — Que voici roi d’Espagne ! — Nous l’allons voir, ce noble roi, — Chasser notre humeur chagrine — De la France à jamais. — Après tant, etc.

Nous entrons dans un siècle nouveau — Ragaillardis, qui sera beau ; — Point de disputes, point d’ennuis — Ne nous troubleront le cerveau ! — Nous pourrons à noire aise — Mettre [cuire] des marrons au feu — Et les couvrir de braise — Jusqu’à ce qu’ils soient cuits ! — Après tant, etc.

Plus de partisans, de soldats — Qui viennent manger notre lard — Et qui, lorsqu’ils arrivent tard, — Le sabre dégainé, en l’air, — Se mettent à crier, en furie, — Qu’il leur faut donner de l’argent : — Maugredienne de vos vies, — Soldats et partisans ! — Après tant, etc.

Je vous le dis, et le redis, — N’est-il pas vrai que vos édits — En maigre état nous ont mis ; — Alors qu’on y pense on frémit ! — Si l’on vous tirait les ailes (les plumes) — Que vous nous avez arrachées, — Plus secs que des copeaux — Nous vous verrions marcher. — Après tant, etc.

De Huguenots nous n’en verrons plus. — Calvin, toi qui faisais l’entendu, — Tous tes temples sont abattus — Et tu t’es brûlé (calciné) le derrière. — Que si, par aventure, — Il est quelque mauvais Français — Qui soit la créature, — Qu’il prenne garde au roi ! — Après tant, etc.

Enfin, prions le bon Jésus — Qu’un jour tous là-haut. — Quand nous aurons bien longtemps vécu, — Nous nous voyions auprès de lui — Dans la troupe des anges, — Pêle-mêle avec eux, chantant — Sa bonté, ses louanges, — Toute une éternité[3]. — Après tant, etc.



NŒI
Su l’ar : Laissez poitre vos bêtes.

Aipré tan de miseire,
Seigneur, en finissan no mau,
Faisé que ce misteire [4]
Chaisse le Diale au chau[5] !

Ai lai méneu tô jeustemau
Dieu, qu’é faisu le firmamau.
Maugré lai jaulée et lé van
Pré dé faubor dé Betléu
2Entre un beu et un ane
Dans un penei, su deu traiteà,

Desô éae cabane
Gî tô nu San draipeà.

Ainsin que lés ainge on chantai
Ai fau tretô nos éprôtai
De l’allai voi et li pôtai
Por rédouci sai prôvelai,
Chécun seuguan no force,
De quei côvri sai nuditai ;
San secor, san resorce,
Cet enfan vai jaulai.
 
Vo qui du jor faisé lai neu.
Le vantre ai table, au do le feu,
Vo ramplissan lai panse, et peu
Vos en allé de lai au jeu,
Vou dan lé cafai boire
(Quei chénne de vie â-ce-lai ?)
De lai boisson pu noire
Que de l’ea d’écôvai.

Aidon que tô jaule et tô fan,
Que vo dorme[6] bé chaudeman
Dan un lei baissaigné lontan
Antre couvate et lainge blau,
Jésu, le peut-on croire.
S’en vén d’éne étrainge faiçon
Du trône de lai gloire
Couché su dé glaiçou.

Vo devrein bé songé en vo :
No peire, pu saige que no,
Dan le tan que Noei veno
Quinze jor devan on jeuno;

Ma ce u’a pu lai mode.
Car lé jan bafre, en véritai,
D’eue étrainge métôde,
Sôvan jeuquai crevai !

Ma laisson ce discor ai par ;
Ça craiché, côme ou di, eu l’ar,
De veloi tan jaibòtai, car
Ai fore bén un autre clar
Que moi, qui n’entan gôtte,
Por déborbai lés égairrai
De lai méchante rôtte
Voù ai sou essarrai.

Tan pei por ceu-lai qui on tor !
Je me rebôtte en mou discor
lit je revéu pré du faubor
Voù de Jesu l’aimable cor,
Etaudu su lai dure,
Dan uu éta qui fai pidié,
Vai grullan de froidure
Dépeu lai téte é pie.

Je voirron ce divin enfan
Qui no dirai d’ein ton rian :
« Prené coraige, bonne jan !
De Satan je seu triomphan
Et je conte me peine
Por ran, si vos en profité ;
Brisé don vote chêne
Por que tôt aule (aille) bé. »


Lé roi d’Orian, antrefoi.
Se reucontriro en un endroi
Et s’eu venire ai lu tô droi ;
Lai France, jarre, eu ai vu troi
De grante conséquance
Qui véuron vé ce daigne enfan

Li faire révérance
Chargé de beà presan.

Le nôtre ai ce cô le voilai
Le pu gran, le pu relevai
Qu’aucun autre qui so étai
Devan lu [7] su trône essetai.
Volé-vo qu’on vo dise
D’où li ven ce gran bonheur-lai ?
C’a qu’ai lé [8] por l’église
Et por Dieu tô risquai.

Henri quatre su sé vieu jor
Diso, entorai de sai cor,
Qu’ai velo que le siècle d’or[9]
Desô lu retônisse canor
Et que dan lé villaige
Ai fera si bë, tô por tô,
Que dan chaique manaige
On airo poule ai pô.

Ma, j’allon voi Loui le Gran
Ansin palai non seuleman,
Ma moime allé bé pu aivau,
Taimoia Phelipe son enfan
Que vequi roy d’Espaigne,
Je l’allon voi, ce noble roy.
Chaissé note humeur graigne
De lai France ai jaimoi.

J’entron dans un siècle nôveà
Regaillardi, qui seré beà ;
Poin d’airigô, de chinfreneà
Ne no trôbleron le çarveà ;

Jo peuron ai note aise
Bôttre dé marron dan le feu
Et lé côvri de braise
Jeuqu’ai tan qu’ai sein ceu.

Pu de patisan, de soudar,
Qui vénne maingé note lar
Et qui, quau ai l’érrivon tar,
Le sabre dégaina en l’ar,
Se rébraille, en furie,
Qu’ai lo fau baillé de l’arjan :
Maugrenai de vo vie,
Soudar et patisan !

Jo vo le di, et le redi.
N’a-tai pas vrai que vos édi
En moigre éta nos aivon mi ;
Aidon qu’on y pause, on fremi !
S’on vo tiro lés aile
Que vo nos aivé érraiché.
Pu sô (secs) que dés ételle.
Je vo voirrein marché.

D’Hôguenô je n’en voiron pu :
Calvin, qui (toi qui) faiso l’entendu,
Tô té temple son ébaittu
Et tu t’é bresillé le cu !
Que si, por évanture,
Ai l’a queique méchan Françoi
Que si tai créature
Qu’ai prenne gade au roi !

Enfin prion le bon Jésu
Qu’un jor tretô lai au dessu,
Quan j’airon bé lontan vivu,
Je no voisein aupré de lu

Dan lai trôpe dés ainge,
Paule-maule aivô lor, chantai
Sai bontai, se louainge
Tôt éne étarnitai.



  1. Honoré Bonhomme, Les Quatre Piron.
  2. Il faudrait, semble-t-il, le passé.
  3. Noël extrait de Lai Mor au Diale [La Mort du Diable) traduction littérale de M.Durandeau.
  4. Le mystère du Dieu fait homme.
  5. Au chau, cest-à-dire en enfer. — Ces quatre premiers vers sembalient être le refrain de ce Noël.
  6. Dormé ; est un jantisme ; on dit dremi, dormir, en bourguignon.
  7. Devan lu, c’est-à-dire avant lui sur le trône assis.
  8. C’a qu’ai lé, c’est qu’il a. Il faut séparer l’e de l et écrire ai lé, il a.
  9. Le siècle (prononcez siéque) d’or.