Les Poètes du terroir T I/A. Le Braz

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 475-484).

ANATOLE LE BRAZ

(1859)


Le plus notoire de tous les écrivains bretons contemporains, M. Anatole Le Braz est né le 2 avril 1859, à Duault, petit village des Côtes-du-Nord perdu dans les montagnes d’Arrée. Élevé à Ploumilliou, puis à Penvénan, près Tréguier, sur les grèves de la Manche, il fit ses études au lycée de Saint-Brieuc et au lycée Saint-Louis à Paris, suivit les cours de la Sorbonne et devint professeur à Rennes et à Quimper. Après un séjour de quatorze années dans cette dernière ville, il prit la chaire de littérature française à l’Université de Rennes. Il collabora au Bleuniou-Breiz[1], Quimperlé, impr. Th. Clairet, 1888, in-8o ; au Parnasse breton de Tiercelin, à L’Hermine, et publia en 1891, avec Luzel, deux volumes de Soniou Breiz Izel {Chansons populaires de la Bretagne), Paris, Bouillou, in-8o, qui obtinrent le prix Thérouanne à l’Académie française.

Il donna ensuite deux recueils de poèmes : Tryphina Keranglaz (Rennes, Cailliere, 1892, in-18) et La Chanson de la Bretagne (Paris, Calmann-Lévy, 1892, in-18), où « palpite l’âme à la fois tendre et mélancolique de son pays ». La même année parut La Légende de la Mort en basse Bretagne (Paris, Champion, 1892, in-12). Avec Charles Le Goffic il composa un numéro de La Plume consacré exclusivement à la Bretagne. Enfin, chargé de mission dans sa province, il en rapporta ce livre admirable, Au Pays des Pardons (Rennes, Cailliere, 1894, et Paris, Calmann-Lévy, 1901, in-18). Depuis, M. Anatole Le Braz n’a cessé de manifester une activité surprenante, se dépensant à écrire des romans, des articles, des contes, des nouvelles, organisant des conférences jusqu’en Amérique, afin de glorifier le sol natal. On lui doit : Pâques d’Islande, nouvelles couronnées par l’Académie française (Paris, Calmann-Lévy, 1897, in-18) ; Vieilles Histoires du pays breton (Paris, Champion, 1897, in-18) ; Le Gardien du feu, roman (Paris, Calmann-Lévy, 1900, in-18) ; Le Sang de la Sirène, roman (Paris, Calmann-Lévy, 1901, in-18) ; La Terre du passé, notes et impressions (Paris, Calmann-Lévy, 1902, in-18) ; Croquis de Bretagne et d’ailleurs (Paris, Couard, 1903, in-18) ; Le Théâtre celtique (Paris, Calmann-Lévy, 1904, in-18) ; L’Illienne, roman (ibid., 1904, in-18) ; Textes bretons inédits pour servir à l’usage du Théâtre celtique, (Paris, Champion, 1904, in-18) ; Cognomerus et Sainte Tréfine, mystère breton (Paris, Champion, 1904, in-18) : Contes du Soleil et de la Brume [Paris, Delagrave, 1905, in-18) ; Vieilles histoires du pays breton (Paris, Champion, 1905, in-18) ; etc. M. Anatole Le Braz fut le premier directeur de l’Union régionaliste bretonne. Avec M. Le Goffic, il ranima en 1898, à Ploujean, le théâtre populaire celtique. Il a collaboré à la Revue des Deux Mondes, à la Revue de Paris, à la Revue, à la Revue celtique, à la Grande Revue, à la Revue Bleue, au Journal des Débats, au Figaro, au Journal, à The International Quarterly, etc.

On connaît la cruelle catastrophe qui l’atteignit dans ses affections les plus chères le 22 août 1901. À Port-Béni, près de Tréguier, une barque fit naufrage, et ce jour-là il perdit à la fois son père, sa mère, ses sœurs, son beau-frère, ses neveux et nièces…

Poète de grand talent, M. Anatole Le Braz nous donne sans cesse la sensation de la Bretagne âpre et douce, farouche et triste, souriante parfois… Dans La Chanson de la Bretagne, son meilleur livre, celui où il a versé le plus de lui-même, « il y a maints beaux vers descriptifs qui évoquent de graves et aussi de gracieux paysages, où passent des hommes énergiques et vigoureux, en même temps que naïfs et tendres ». Ses poèmes les plus achevés sont ceux qu’il a écrits sur des thèmes populaires.

Il a brodé là de charmantes choses un peu mystérieuses, sous une forme délicate et ingénue. On ne saurait passer sous silence les légendes qu’il a tissées de la Lépreuse, de Jeanne Larvor, de Jeanne Lezven, de Jean L’Arc’hantec. Ailleurs il a célébré en maître les sites de Cornouailles : cette terre tour à tour verdoyante, lumineuse, ou trempée de brume, du vieux « finistère ».

Bibliographie. — Gaston Deschamps, La Vie et les Livres, 1re série ; Paris, Colin, 1894, in-18. — Jos. Dunn, Le Braz of « La Petite Bretagne » ; The Catholic World, mars 1890. — Anonyme, Fédération de l’Alliance française aux Etats-Unis et au Canada, Lectures, Season 1906-1907, prospectus.


AU LAVOIR DE KERANGLAZ


L’étang mire des fronts de jeunes lavandières.
Les langues vont jasant au rythme des battoirs,

Et, sur les coteaux gris, étoiles de bruyères,
Le linge blanc s’empourpre à la rougeur des soirs.

Au loin, fument des toits, sous les vertes ramées,
Et, droites, dans le ciel, s’élèvent les fumées.

Tout proche est le manoir de Keranglaz, vêtu
D’ardoise, tel qu’un preux en sa cotte de maille,
Et des logis de pauvre, aux coiffures de paille,
Se prosternent autour de son pignon pointu.

Or, par les sentiers, vient une fille, si svelte
Qu’une tige de blé la prendrait pour sa sœur ;
C’est la dernière enfant d’un patriarche celte.
Et sa beauté pensive est faite de douceur.

Elle descend, du pas étrange des statues,
Et, soudain, au lavoir, les langues se sont tues.

L’eau même qui susurre au penchant du chemin
Se tait, sous ses pieds nus qui se heurtent aux pierres.
On voit courir des pleurs au long de ses paupières,
Et sa quenouille pend, inerte, de sa main…

L’étang mire, joyeux, des fronts de lavandières,
Et sait pourtant quel deuil ils porteront demain !…


TOURNE, MON ROUET…


Tourne, mon rouet, tourne encore !
Enroulez-vous sur le fuseau,
Flocons de lin couleur d’aurore,
Plus légers que duvet d’oiseau !

Tourne, mon rouet, tourne encore !

Ainsi la vieille au chef branlant,
Avec le lin clair, va filant
Son plus doux rêve.
À l’angle vide du foyer
La résine fameuse achève
De rougeoyer.

Et sur leurs tâches, les servantes
Somnolent d’un sommeil hanté
Par d’indicibles épouvantes…

À l’église du bourg une cloche a tinté.
On ne sait si c’est un songe…
Le tintement se prolonge,
Les vitraux dans leur châssis
Tremblent !… Morte est la résine…
À quelque porte voisine
Quelque malheur s’est assis.


Mais la vieille qui toujours file
Semble n’avoir rien entendu,
Et, comme une araignée agile.
Son doigt, le long du fil fragile.
Tantôt court, et tantôt demeure suspendu.

… « Tourne, mon rouet, tourne encore !

« Flocons de lin couleur d’aurore
Qu’on blanchira de fin savon,
Vous serez l’aube de lumière
Qu’au jour de sa messe première
Revêtir messire Yvon ! »


C’est un chant grave, un chant austère,
Que le chant du rouet… Il dit :
« Je sais un toit de presbytère
Où la mousse triste verdit.

« Il est aussi vieux que la crèche.
Que le toit de chaume effondré
Où, sur un lit de paille fraîche,
Jésus, en naissant, a pleuré.

« L’église porte comme un cierge,
Comme un cierge en pierre, sa tour.
Près du Calvaire est une Vierge,
Et des tombes sont à l’entour.

« Des tombes partout, et des tombes !
Des os pourrissent au charnier…
— Que de pigeons et de colombes
Ont déserté le pigeonnier !… »

CONSULTATION


On dit qu’on voit flotter, comme en de vastes urnes.
Les secrets du destin dans les étangs nocturnes ;
Et, quand au vent du soir bruissent les roseaux.
C’est le Verbe de Dieu qui passe sur les eaux.

L’étang de Keranglaz, nourri par des fontaines,
Pour prédire les sorts a des vertus certaines,
C’est pourquoi, vers l’étang magique, à pas discrets.
Du Pays de la mer, du Pays des forêts[2],
S’en viennent, les pieds nus, les vieilles « pèlerines »,
Leurs haillons noirs croisés sur leurs maigres poitrines.

Par les sentiers muets, leurs lentes oraisons
Geignent, et les oiseaux ont peur dans les buissons ;
Et les petits enfants, sur les genoux des mères,
Pressentent que les nuits aux hommes sont amères,
Que les jours sont mauvais, et que les destins noirs
Mêlent leur grande énigme au grand calme des soirs.

Les vieilles, cependant, à l’étang du mystère
Selon le rite ancien puisent l’eau salutaire.
Des gens seront guéris par ces philtres sacrés,
Car ces eaux sont des pleurs que des dieux ont pleurés.
La force de la terre est épandue en elles,
Et toute santé vient des sources éternelles…

Aux prés du ciel fleurit la lune, lis d’argent.
Qu’un mal intérieur chaque nuit va rongeant.
À des cils emperlés les herbes sont pareilles.
Le silence a des voix, les champs ont des oreilles,
Et les chênes, debout dans leur vivant repos,
Ont l’air de vieux bergers qui gardent des troupeaux.

… L’usage est qu’aux doux soirs, par les saisons fleuries,
On laisse les chevaux errer dans les prairies.
Or, les naseaux tendus, voici qu’une jument
Auprès delà barrière a henni longuement ;

Et c’est toi, Lévénez, ô blanche haquenée,
Par qui Tryphine aux gais pardons était menée,

Du temps que, dans un coin de la route, à l’écart
L’attendait à genoux son clerc, Yvo Congard.

Il la priait alors, ainsi qu’une madone,
Et le monde aujourd’hui prétend qu’il l’abandonne !
Lévénez a henni… Sa maîtresse a passé ;
Sans entendre et sans voir, triste, le front baissé,
Tryphine au sombre étang va consulter les ondes.
Le destin noir qui dort au fond des eaux profondes.


De son corsage elle a tiré
L’épingle qui fixait son châle,
Et des mots, sur sa lèvre pâle,
D’étranges mots ont soupiré.

Au bord du ciel breton se penchent les étoiles,
Et les brumes, pour voir, ont soulevé leurs voiles.
À nouveau, dans les prés, Lévénez a henni…
On dirait qu’une angoisse oppresse l’infini.

L’eau sainte a donné sa réponse.
L’amour ne sera pas vainqueur…
Telle qu’un poignard dans un cœur.
L’épingle dans l’étang s’enfonce.


PAYSAGE TRÉGORROIS


Ô grand pays religieux,
Pavé de pierres sépulcrales.
Un jour sombre te vient des cieux
Par des vitraux de cathédrales !

… Vous avez peut-être passé
Dans le sentier des primevères.
Sur l’horizon, plane, dressé,
Le groupe noir des « Cinq Calvaires ».

Ils sont là cinq christs, tous pareils,
Aux faces mornes et ridées,
Que font grimacer les soleils,
Que font larmoyer les ondées.

À l’entour, des pins rabougris,
Tordus au vent des épouvantes,

Bercent l’immense horizon gris
À leurs frissons d’orgues vivantes.

(Tryphina Keranglaz.)


ENTRE PLOMEUR ET PLOVAX


Les âpres Bigoudenn aux formes d’Androgynes
Ont dans leurs yeux, figés comme l’eau des étangs,
L’inquiétante nuit des longues origines,
Le mystère qui dort au fond lointain des temps.

Frustes, l’air incomplet des idoles barbares.
Dans leurs vêtements lourds qui tombent à plis morts,
Le long du pays maigre et des côtes avares,
Rôdent les Bigoudenn, les filles aux grands corps.
 
À leurs corsages plats ont fleuri des fleurs jaunes,
Des mousses de menhirs, des lichens aux tons roux ;
Et leurs yeux sans regard, leurs yeux fixes d’icônes,
Naïvement cruels, sont servilement doux.

Brùleuses de varechs et pilleuses d’épaves,
Leur rêve paît au loin la grise immensité.
Et leur troupeau, vautré dans les horizons graves.
Sur le grand pays morne a l’air d’être sculpté.

(La Chanson de la Bretagne.)


À QUIMPERLÉ
I

Elle est vieille et vaste, la chambre.
Le lit de passage où je dors
A, ce soir de premier novembre,
Je ne sais quoi qui sent les morts.

Les rideaux, d’attitude roide,
Descendent à plis empesés,
Et des souffles de tombe froide
Rampent le long des draps glacés.

La pendule, verte de mousse,
Tinte des heures d’autrefois ;

On dirait une voix qui tousse
Pour faire taire d’autres voix.

Et c’est bientôt un grand silence,
Un silence lourd et profond
Où, dans le vide, se balance
Une ombre accrochée au plafond.

La chambre est vieille, vaste, haute…
Ce soir, si j’ai bien entendu,
Les gens contaient à table d’hôte
Une aventure de pendu…

II


Comme en un sursaut d’épouvante
L’âme des meubles a gémi…
On vient d’entrer… c’est la servante :
— Doux maître, avez-vous bien dormi ?

Elle fait claquer les persiennes,
Et l’aube du jour automnal
Met sur les choses anciennes
Son blanc sourire virginal.

Et, dans la chambre, vieille et vaste,
Mon cœur se ranime, frôlé
Par cette odeur de pays chaste
Qui se respire à Quimperlé.

Leau gazouille dans les rivières ;
Des cloches tintent aux moustoirs.
Et le caquet des lavandières
Semble mousser sous les battoirs.

Sur la pointe du pied dressée,
La fille, au dehors se penchant,
Jette à quelqu’un, par la croisée,
Son breton rythmé comme un chant.

Breton joli des Quimperloises,
Qui de leurs lèvres, grain à grain,
En perles fines, en turquoises.
S’égrène ainsi que d’un écrin.

Et tandis que la belle épanche
Son parler clair, si doux, si lent,

Le vent trousse sa coiffe blanche
Comme une aile de goéland.

Et voici qu’en ma songerie
Toute vague encor de sommeil,
Je crois soudain que c’est « Marie »
Qui me salue à mon réveil.

Suave, avec son air de nonne,
Dans la ville de la Lêta,
M’apparaît Maï la Bretonne
Que Brizeux en France chanta…

III


Maï, la servante d’auberge,
Te ressemblait comme une sœur ;
Elle avait tes yeux fins de vierge,
Ta beauté sobre, ta douceur.

Une senteur fraîche et subtile
De son cou jeune s’exhalait,
Et c’était ce parfum d’idylle
Qu’ont en Kerné les « fleurs de lait >

Comme au soleil naissant se lève
Le brouillard qu’a tissé la nuit,
Ainsi la brume de mon rêve
À son regard s’évanouit.
 
Plus de chambre morne, oppressée
Par on ne sait quelle stupeur !
Plus d’ombre grise balancée
Au vent suggestif de la peur !

Non ! des perspectives lointaines,
Un ciel voilé, mais transparent ;
Et dans la clarté des fontaines
Un pays grave se mirant.

Une atmosphère impondérable
Du paradis élyséen,
Et l’oraison d’un misérable
Mêlée à l’aboiement d’un chien…

Des vieilles aux rides sévères
Vont pieds nus accomplir un vœu…

Pays hérissé de calvaires,
Par une race ivre de Dieu !

Dans les sonores étendues
Vibrent des cloches et des chants ;
Et des formes inattendues
Se lèvent au milieu des champs ;

Des murs bas coiffés de vieux chaume,
Telle une ruche en un courtil.
Tout à l’entour, la terre embaume
L’odeur de miel, l’odeur d’avril.

C’est ici le printemps celtique
Où l’âme des eaux et des bois
S’épanouit en fleur mystique
À l’arbre même de la croix.

Ici, dans sa grâce première.
Entre les talus éblouis,
On voit cheminer la lumière
Comme l’ange blond du pays.

Ici, dans les demeures closes,
Habitent les songes heureux.
Et sur la molle paix des choses
Flotte encor l’âme de Brizeux.

(La Chanson de la Bretagne.)

  1. C’est dans ce recueil, aujourd’hui fort recherché des bibliophiles, que figure pour la première fois le nom de notre poète, avec une pièce en breton, Jeannette Le Dizès.
  2. De l’Ar-mor et de l’Ar-goat.