Les Poètes du terroir T I/Émile Péhant

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 400-402).

ÉMILE PÉHANT

(1813-1876)


Celui qui devait chanter les guerres sanglantes du xive siècle siècle, terminées par le traité de Guérande, Jules-Emile-Fulgenci Péhant, naquit dans cette ville le 19 janvier 1813 et mourut à Nantes le 6 mars 1876. Fils d’un médecin lettré et amateur de poésie, il fut baptisé dans la vieille église de Guérande, ou l’on peut lire aujourd’hui un de ses sonnets à la Vierge. Ayant perdu, très jeune, l’appui paternel, il se rendit à Paris avec l’espoir d’y trouver la fortune, sinon la gloire. Il y fit paraître, en 1835, un recueil de Sonnets, où il dépeint en termes poignants les angoisses et la misère qu’il connut dans la grande ville. Assez heureux, grâce aux amitiés influentes de Vigny et de Villemain, pour entrer dans les cadres de l’enseignement, il fut envoyé à titre de professeur au collège de Vienne, où il se lia avec Ponsard, puis au collège de Tarascon, où il eut pour élève Joseph Roumanille. Il termina ses jours comme couservateur de la bibliothèque de Nantes, laissant un admirable inventaire de ce fonds (Catal.{{lié}methodique, etc., Nantes, Guéraud et Cie, 1859-1869, 5 vol. grand in-8o) et deux grands poèmes lyriques, sortes de chansons de geste d’Olivier de Clisson, fresque puissante en couleurs, rappelant les plus larges conceptions du romantisme : Jeanne de Belleville et Jeanne la Flamme (Paris, Hachette, 1868, 1872, 4 vol. in-18). Emile Péhant est un rude évocateur et un lyrique de grande envolée. Il sait brosser un décor et faire grouiller une foule. Il ne lui aura manqué que de l’ordre dans le choix des images, de l’originalité et du goût dans le style, pour compter parmi les bons écrivains de son temps. Ses sonnets ont été réimprimés par l’éditeur Lemerre, avec une préface de Victor de Laprade, en 1875 (Sonnets et Poésies, etc., in-18.

Bibliographie. — Joseph Rousse, La Poésie bretonne au dix-neuvième siècle ; Paris, Lethielleux, 1895, in-18. — Dominique Caillé, La Poésie à Nantes sous le second Empire ; Tours Bousrez, 1905, in-8o.


PEN-MARC’H


La mer est basse. On voit, comme dans un grand parc
Où dort un troupeau noir de bêtes monstrueuses,
On voit, couchés aux bords des passes tortueuses,
Des groupes inégaux de rochers, dont les flancs,
Frappés par le soleil, sont tout étincelants.
Sous le vert goémon qui leur sert de crinière,
Immobiles, muets et baignes de lumière,
Ces monstres sous-marins, ces horribles rescifs,
Comme des ours domptés semblent inoffensifs ;
Mais leur aspect hideux vous glace et vous repousse.

Pourtant cette soirée est charmante, et si douce
Que les regards, séduits par sa tiède clarté,
Prêtent à chaque objet un reflet de beauté…

Non, la sérénité du jour n’est qu’apparente :
Sous ce calme trompeur la nature est souffrante.
L’azur éclate au ciel, mais l’air est étouffant.
La mer s’est endormie au soleil, et le vent
De son aile légère en ride à peine l’onde ;
Mais dans son lourd sommeil la mer sourdement gronde,
Comme un volcan trop plein où bout la lave en feu.

Des bords de l’horizon, tout à l’heure si bleu,
D’épais nuages gris montent, montent sans cesse.
Et, jetant un linceul sur le soleil qui baisse,
Font à ce jour doré qui plaît tant au regard
Succéder brusquement un jour morne et blafard ;
Et les oiseaux de mer, qui pressentent l’orage,
Regagnent, en criant, les rochers du rivage.

Ces oiseaux ont raison : oui, c’est bien l’ouragan
Qui vient avec le flux et gonfle l’Océan.
Avez-vous vu là-bas trembler un éclair pâle ?
Entendez-vous ces bruits roulant comme un sourd râle ?
Oui, c’est bien l’ouragan ; mais il est encor loin.
Eh ! qu’importe où qu’il soit.’Je suis votre témoin,
Ô pêcheurs de Pen-Marc’h, dignes fils des vieux Celtes,
Dont un cœur indompté fait battre les flancs sveltes :

Ni les vents mugissants, ni la mer en fureur,
Ni le tonnerre en feu, n’ont pour vous de terreur.
Vous avez vu cent fois au granit de vos côtes
Se heurter, en hurlant, les vagues les plus hautes ;
Et qu’est-il résulté de tant d’orgueilleux chocs,
Sinon un peu d’écume au sommet de vos rocs ?
Leurs massifs éternels, gardant la même forme,
Bravent tous les assauts de l’Océan énorme ;
Et l’Océan vaincu, furieux, rugissant.
Se tord de désespoir de se voir impuissant.

Or, les Bretons, témoins de ces jeux redoutables,
Sont, comme leurs rochers, devenus indomptables.
Lorsque les éléments mêlent, dans leurs complots,
Les colères de l’air aux colères des flots,
Si le pêcheur breton croit, parfois, que l’orage
Peut dépasser sa force et non pas son courage,
Il rentre en sa cabane et, fermant les volets,
11 répare, en sifflant, les trous de ses filets,
Pendant que, dans un coin, ses filles et leur mère
Pour quelque cher absent disent une prière,
Et s’il tonne trop fort, font à sainte Anne un vœu…

(Jeanne de Belleville, 1872.)