Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle/12

Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques (p. 161-177).


XII

LES RÉCONFORTS CONTRE LA BARBARIE


Tout est plein de barbaries, la nature et l’histoire, le passé et le présent. Mais contre tant de barbaries le poète trouve-t-il au moins des réconforts ?

La poésie en est un, très puissant. Elle est cette grande créatrice d’illusions à qui la légende, en tous pays, reconnaît le pouvoir de faire croire aux êtres qu’ils peuvent être un moment ce qu’ils ne sont pas : aux tigres qu’ils peuvent perdre l’envie de manger des cerfs, aux collines et aux arbres qu’ils peuvent se déplacer.


Mulcentem tigres et agentem carmine quercus,


dit d’Orphée la légende latine. La légende finnoise, recueillie par Leconte de Lisle dans les Larmes de l’Ours[1] en dit autant du Roi des Runes.

Dans le Kalevala, la légende de cet Orphée est riche d’épisodes.

Un jour, le dieu fait la lyre avec le bois d’un sapin, les dents d’un brochet et des crins arrachés au cheval du Mal. Or, que le bel instrument soit fait avec des matières prises à des êtres grossiers, cela prouve que la musique a le pouvoir de tout transformer.

Le dieu donne sa lyre à des vieillards, à des jeunes gens, à son frère le forgeron, à son joyeux compagnon, à bien d’autres personnes : elle ne rend sous leurs doigts que des sons affreux. — Jetez cette chose horrible, crie un vieillard. — Rendez-la à son auteur, dit un autre. — Sous les doigts du dieu, elle chante merveilleusement : le loup déserte ses marais, l’ours sa caverne, l’aigle ses nuages, le poisson ses eaux ; le soleil et la lune s’arrêtent, et tous pleurent, le dieu plus que personne. C’est que la lyre ne peut être maniée par des ignorants.

Un jour, elle tombe dans la mer. Le dieu demande à son frère le forgeron un râteau pour l’en tirer. Mais le râteau est un outil trop grossier pour une tâche si noble et la lyre reste au fond des eaux.

Un autre jour, le dieu, entendant les plaintes du bouleau, du coucou, de la jeune fille, veut les consoler. Il fait la caisse d’une lyre avec le bois du bouleau, les vis avec les pleurs du coucou, les cordes avec les cheveux de la vierge. Toute la nature s’émeut au son de l’instrument : les collines s’abaissent, les rochers tremblent, les fleurs surgissent, les oiseaux accourent, « le roi du désert à la peau hérissée danse sur ses deux pieds. »

Le poète français retient ce dernier épisode : le dieu écoutant les plaintes de la nature et les calmant au son de la lyre. Mais du Runoïa il fait le type du poète tel qu’il l’entend, tel sans doute qu’il voudrait l’être.

Ce poète, suivant la tradition romantique[2], est un solitaire : il habite les collines sauvages. Mais le solitaire ne s’enferme pas dans sa retraite ; il « descend » de ses collines. Il en descend pour écouter les plaintes de la nature. Il entend la mer gronder, l’ours rugir, le bouleau pleurer, et ses cheveux alors flamboient, car il est un astre, un phare ; Hugo dirait : un mage. Il n’attend pas les confidences. Il les provoque. Il demande pourquoi tous se plaignent. L’arbre se plaint de n’avoir jamais assisté à une scène d’amour, la mer de ne pas savoir rire, l’ours de ne pouvoir être un doux agneau. Alors le chanteur prend sa lyre. Aussitôt l’arbre frémit, la mer rit aux éclats,


Et le grand Ours charmé se dressa sur ses pattes :
L’amour ravit le cœur du monstre aux yeux sanglants
Et, par un double flot de larmes écarlates,
Ruissela de tendresse à travers ses poils blancs.


Ce grand ours dressé sur ses pattes, ce monstre ravi d’amour, ces larmes rouges sur des poils blancs, tout ce spectacle de la dernière strophe risque de faire sourire les lecteurs français, de leur faire dire : comme l’on voit bien que l’auteur destine son Ours à figurer dans un chœur de héros barbares ! Le poème n’en a pas moins un sens profond. Dans la version finnoise, le Runoïa n’était qu’un consolateur banal. Dans la version française, la faculté attribuée à la poésie, c’est de susciter l’illusion de croire qu’on peut être ce que pourtant on n’est point.

Cette illusion, Leconte de Lisle se la donne à lui-même, lorsqu’il raconte les histoires de ceux qui ayant su aimer ont su en mourir : Christine, Tiphaine, Komor, Néférou-Ra, Brunbild ; car en racontant ces histoires, qui auraient dû être la sienne, mais n’ont pas pu l’être, il entre dans les sentiments de ses personnages, s’identifie avec eux, croit qu’il est prêt à faire ce qu’ils font, croit peut-être qu’il le fait.

Cette illusion, il se la donne lorsque son imagination le transporte avec tant d’efficacité dans les décors où vivent ses héros qu’il les décrit et jouit de leur beauté comme s’il les avait devant les yeux. Et cette beauté est souvent magnifique. Car les scènes barbares qu’il raconte ont cet attrait pour un peintre de se dérouler dans des cadres extrêmement pittoresques, cadres naturels, cadres historiques. Et Leconte de Lisle est peintre : peintre de paysages dans la Panthère, les Éléphants, le Jaguar, la Forêt Vierge, le Bernica ; peintre d’intérieurs dans la Tête du Comte et la Vérandah ; peintre de la rue dans Nurmahal ; peintre de batailles dans le Combat homérique et le Massacre de Mona ; peintre de la vie animale en tant de poèmes ; peintre de l’aurore, du crépuscule, des clairs de lune ; peintre des tropiques et des pays de brume ; peintre pourvu au plus haut degré du don de l’évocation, parce qu’il sait montrer à la fois la forme et le mouvement, et pendant qu’il s’adresse à l’œil intéresser en même temps l’odorat et l’ouïe[3]. Faut-il, entre tant d’autres, rappeler ce tableau célèbre où, sous les treillis d’or de la vérandah close, le tintement de l’eau, le roucoulement des ramiers, le sifflement de l’oiseau grêle enchantent l’oreille de la sultane, pendant que l’odeur des jasmins flatte sa narine, que l’ombre du hûka caresse ses lèvres et que son œil suit la montée de la vapeur ?

Ce peintre utilise avec sûreté et discrétion les ressources créées jusqu’à lui par les maîtres de l’art descriptif, mais que les romantiques ont parfois discréditées en les gaspillant[4]. Lui sait, comme un autre, opposer nettement les contraires : la noirceur de la panthère au rouge du sang et au rose de la nuée, l’ondulation du bel animal à la rigidité des troncs. Mais il sait aussi suggérer simplement les contrastes au lieu de les accuser, comme lorsqu’il sous-entend que si le sable est rouge la mer est bleue, que s’il est muet elle parle, que s’il est affaissé elle se meut, que s’il est flamme elle est eau :


Le sable rouge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit[5].


Disciple excellent d’André Chénier[6], il connaît toutes les ressources des adjectifs, de leur sens, de leur place, des associations où il les fait entrer, de leur opposition :


La nuit était d’or pâle, et, d’un ciel doux et frais,
Sur les jaunes bambous, sur les rosiers épais,
Sur la mousse gonflée et les safrans sauvages,
D’étroits rayons filtraient à travers les feuillages…
La brume bleue errait aux pentes des ravines,
Et de leurs becs pourprés lissant leurs ailes fines,
Les blonds sénégalis dans les girofliers
D’une eau pure trempés s’éveillaient par milliers[7].


C’est un bon architecte. Chacune de ses strophes apporte un ensemble :


La lune, qui s’allume entre des vapeurs blanches,
Sur la vase d’un fleuve aux sourds bouillonnements,
Froide et dure, à travers l’épais réseau des branches,
Fait refaire le dos rugueux des caïmans[8].


Son tableau est construit solidement. Des éléphants, de la panthère, il décrit seulement ce que des spectateurs transportés par son imagination au centre du désert peuvent voir des animaux, à mesure qu’ils s’avancent, puis à mesure qu’ils s’éloignent. Des rues de Lahore, il décrit seulement ce que du haut de sa tour en peut voir le maître du monde[9].

Mais l’ordre n’est rien sans l’harmonie. C’est la vérité qu’avait prêchée avec tant d’insistance Bernardin de Saint-Pierre : toute chose est belle quand elle est à sa place, c’est-à-dire entourée de choses qui lui conviennent. De cette vérité retenue par Chateaubriand et les romantiques, peu d’artistes ont compris la portée aussi bien que Leconte de Lisle. Dans la Panthère, poème tropical, comme dans le Runoïa, poème glacial, dans la plupart des poèmes, les décors ont les mêmes caractères que les héros. Mais cet accord du décor et du héros n’intéresse pas seulement la beauté et le pittoresque.

À la volonté d’être un bon peintre s’associait, en effet, chez Leconte de Lisle celle d’être un bon historien et un bon naturaliste. Il l’a été dans la mesure où un poète peut être et de la façon dont on l’était en son temps. Assurément, il a sacrifié parfois la vérité à l’effet, et parfois, ce qui est plus grave, au parti-pris. Mais on ne peut contester qu’il ait eu une très grande curiosité du passé et que pour le connaître il se soit adressé de préférence à ceux qui alors avaient la réputation d’être bien informés. Il a parlé des Nornes sur l’autorité de Bergmann, des origines gauloises sur celle d’Henri Martin, de l’Égypte sur celle d’Emmanuel de Rougé, et nous avons vu que plusieurs de ses Poèmes historiques ont suivi de très près des publications qui avaient eu du retentissement dans le monde savant. Lecteur de l'Univers pittoresque, c’est d’après des récits de voyageurs et d’après des planches insérées dans ces écrits, qu’il a décrit le Jaguar à l’affût et le Condor au vol. Son Sennaar est sorti de la relation d’un explorateur.

Son histoire et sa géographie sont donc celles de son temps par le respect du document. Elles le sont davantage par la conception qui les anime. Elles expliquent surtout les idées, les croyances, les mœurs des individus et des peuples par le climat, à prendre le mot dans un sens large qui englobe tous les caractères physiques d’un pays. Ce n’est pas seulement pour le plaisir de nos yeux et de nos oreilles qu’on nous montre d’abord la tour de Komor, dressée sous le fouet des rafales d’hiver et qu’on nous fait entendre le grondement immense des flots, le tintement de la grêle, le bruit du vent qui secoue les houx sur les talus, le hurlement lugubre du carnassier sur les dunes ; on veut nous dire : c’est ce décor qui a fait Komor ce qu’il est, qui fera son jugement ce qu’il sera. L’amant de Nurmahal sent courir dans ses veines le même frisson d’aise que le lion qui flaire l’antilope : c’est toute la nature de l’Inde, son soleil implacable, ses fleurs enivrantes, qui suscitent chez le prince et chez la femme cet appétit de volupté qui n’hésitera pas à se satisfaire par le meurtre.

Écoutons les Nornes. La première dit :


La neige, par flots lourds, avec lenteur inonde,
Du haut des cieux muets, la terre plate et ronde.


Et la seconde :


Tombe, neige sans fin !…
Brouillards silencieux, ensevelissez-nous !
Ô vents glacés,…
Ainsi que des bouleaux vous secouez les branches.
Sur nos fronts aux plis creux fouettez nos mèches blanches !


Il suffit : nous avons compris que la légende des Nornes n’a pu naître que dans un pays de neige, de brouillards et de vents glacés.

Chercher dans les mœurs et les croyances des hommes l’influence profonde de la nature du sol où ils sont plantés, c’est la tâche que Leconte de Lisle s’assigne pour être l’historien tel que le comprennent la plupart de ses contemporains. Tâche difficile : car il ne méconnaît point que dans la différence des mœurs persiste l’humanité des caractères et que toutes les mythologies répondent aux mêmes besoins essentiels, se ressemblent malgré les singularités qui les opposent. Tâche qui donne des satisfactions : elles soutiennent le poète contre le spectacle des barbaries, contre le souvenir des souffrances. Mais elles ne lui suffisent pas, et il demande un autre réconfort, lugubre, celui-ci, à la pensée de la mort.

Leconte de Lisle ne mourut pas de la blessure que l’amour lui avait faite. Mais à la douleur de la trahison, à toutes les douleurs de la vie, il apportait comme remède la pensée que la mort terminait tout :


Encore une torture, encore un battement.
Puis, rien. La terre s’ouvre, un peu de chair y tombe ;
Et l’herbe de l’oubli, cachant bientôt la tombe,
Sur tant de vanité croit éternellement[10].


Il évoquait le souvenir du loup de Vigny :


Sois comme un loup blessé qui se tait pour mourir.


Par moments, il songeait au suicide. Dans le Vœu suprême[11], il dit la mort meilleure qu’une trop longue vie, soit qu’on se jette à la mer, soit qu’en face du ciel, d’un œil ferme, on tombe sur le fer. Et, saluant le splendide baptême du sang, il souhaite d’entrer ceint de cette pourpre dans son éternité.

Cependant, il ne réalisa point ce vœu. Il lui semblait plus digne de mettre sa sagesse, comme il le dit dans Requies[12], à comprendre que la mort est le repos après une vie qu’on ne peut faire autre qu’elle est :


La vie est ainsi faite, il nous la faut subir.
Le faible souffre et pleure, et l’insensé s’irrite ;
Mais le plus sage en rit, sachant qu’il doit mourir.
Rentre au tombeau muet où l’homme enfin s’abrite,
Et là, sans nul souci de la terre et du ciel,
Repose, ô malheureux, pour le temps éternel !


C’est la même idée que répète à sa façon le Sommeil du Condor, publié dans les Poésies Nouvelles en 1858.

Ce poème, très souvent loué comme un des chefs-d’œuvre de l’art descriptif, a des origines diverses.

La première idée a pu en être suggérée par l'Univers pittoresque. Décrivant le Chili, César Famin nomme après les autres oiseaux : « enfin, le roi des montagnes, le condor, qui perché dans les hautes solitudes de la Cordillère, au-dessus de la région des nuages, guette sa proie dans le fond des vallées lointaines, près de la demeure des hommes[13] ». Et l’auteur renvoie à la planche numéro 1.

La planche est une gravure de Lemaître, représentant au premier plan un condor, de profil, immobile, perché sur la crête d’un roc. Au fond, fume un volcan plus haut que ce roc. Entre les deux, un autre condor, les ailes toutes grandes, guette sa proie dans le fond de la vallée.

Cette gravure a été connue de Maurice de Becque, qui, illustrant le poème de Leconte de Lisle en 1925, a reproduit le condor immobile de Lemaître.

Et il me semble bien que, soit quand il tient son héros immobile dans la première partie du poème, soit quand il lui fait déployer ses ailes dans la dernière, le poète a eu sous les yeux les deux condors représentés dans la planche de l’Univers pittoresque[14].

D’autre part, dans ce poème, tout à fait contemporain du Manchy et de la Ravine Saint-Gilles, Leconte de Lisle a transporté des souvenirs de l’île natale. Ces sommets creusés en entonnoir au-dessus desquels le condor s’élève, le poète les voyait surgir derrière la maison de sa famille. La nuit, que son héros voit rouler de l’Est, endormir le Chili, envahir la mer Pacifique et l’horizon divin, combien de fois lui-même l’avait vu rouler de l’Est aussi, endormir l’île Bourbon, envahir la mer Occidentale et l’horizon ! S’il y a tant de précision dans son tableau, c’est donc que les éléments ont été pris directement à la réalité. L’imagination n’a eu qu’à agrandir le spectacle pour le rendre digne et des Andes et du roi des Montagnes[15].

Ce Condor, qu’est-il, cependant ? Assurément, c’est un poète romantique :


Lui, comme un spectre, seul, au front du pic altier,
Baigné d’une lueur qui saigne sur la neige…


Mais ce poète romantique, c’est le sage que Requies proposait à notre exemple, le sage qui, pendant que le faible pleure et que l’insensé s’irrite, rit, sachant qu’il doit mourir. Du haut d’un pic altier, il « attend » la nuit qui arrive et va le couvrir « tout entier ». Elle est comparée à une mer :


Il attend cette mer sinistre qui l’assiège,


comme la mort y sera comparée dans Fiat Nox :


L’universelle mort ressemble au flux marin[16].


Quand la nuit l’a couvert, il « râle de plaisir », comme le sage de Requies. D’un puissant coup d’œil, il s’élève. Alors, arrêté loin du globe noir, loin de cette terre où traînent les pensées médiocres, mais loin aussi de l’astre vivant où la pensée humaine ne peut pénétrer, il dort son éternel sommeil, sans avoir abdiqué sa fierté :


Il dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes.

Cette mort que le sage attend, il la prévoit, non seulement pour l’homme, mais pour la terre. S’inspirant d’une des hypothèses par où la science de son temps envisage la fin de notre habitation, — et l’hypothèse fournit au peintre un tableau grandiose, — Leconte de Lisle se représente une Vision qui mettra fin à toutes les autres : la terre mourant de froid ; la neige étreignant, linceul rigide, les océans gelés ; plus de villes, plus de bruits, plus de mers ; plus de vertus, d’espérances, de remords ; plus d’amour ; le soleil qui se meurt regardant tout et ne voyant rien ; puis, l’engloutissement progressif des étoiles ; enfin, plus rien que la nuit aveugle, l’abîme où gît la vanité de tout ce qui fut l’espace, le temps, le nombre[17].

Le poète reprendra douze ans plus tard dans Paysage Polaire ce spectacle de la terre refroidie[18]. Ce sera pour dresser sur un sol de neige, sous un ciel rugueux où ne passent plus que les rires et les sanglots du vent, les maîtres de ce monde glacé : les grands ours, « ivres et monstrueux, bavant de volupté ».

Quelques années plus tôt[19], il avait imposé silence à la voix sinistre des vivants et annoncé la dissolution du siècle (Solvet seclum) par une autre hypothèse : la rencontre d’un univers venant défoncer la vieille et misérable écorce de cette terre et en faisant jaillir la flamme intérieure pour qu’elle aille fertiliser de ses restes immondes « les sillons de l’espace où fermentent les mondes »[20]. — C’est sur ce spectacle qu’en 1871 le poète, classant ses pièces, arrête les derniers regards de son lecteur, comme si en 1866 il n’avait pas imaginé une autre Dernière Vision, comme si la mort subite de la terre par le choc d’un autre globe était maintenant le dernier mot de sa science, ou du moins son vœu définitif.

Mais ce poème nous donne-t-il bien son dernier mot ?

D’autres poèmes, postérieurs à celui-ci, nous apportent des idées moins sinistres.

Déjà en 1862 (Aux Morts, Poésies Barbares), s’il envie aux lugubres troupeaux des Morts l’inévitable paix qu’ils goûtent à jamais, c’est du moins à la condition que la grande nuit les garde tout entiers. Il n’est donc pas sûr qu’ils y soient ensevelis tout entiers. Peut-être la mort n’est-elle pas une fin.

Dans In Excelsis (Poèmes Barbares, 1871), une nouvelle vie après la mort lui apparaît, non seulement comme possible, mais comme apportant peut-être à l’homme ce qu’il désire par-dessus toutes choses ;


Lumière, où donc es-tu ? Peut-être dans la mort.


Calmettes nous dit que le poète fut un panthéiste vacillant, que son être se révoltait à l’idée de rentrer tout entier dans l’Immensité vide, qu’il croyait au Mérite et au Démérite, au libre Arbitre, à la probabilité des Peines et des Récompenses, qu’il était quelque peu déiste[21]. De ce qu’il nous dit lui-même dans les Poèmes Barbares, de ce qu’on entrevoit sous ces paroles, on peut du moins conclure qu’il attendait parfois de la mort mieux que l’oubli bienfaisant d’une vie douloureuse, qu’il en attendait l’accès à la vérité, et sans doute aussi à la justice.

Il ne niait pas toujours, non plus, que l’humanité pût avoir sur cette terre un sort meilleur et que l’action fût utile.

Il me semble que déjà en 1860 Effet de Lune[22] est autre chose qu’un paysage marin, mais donne, sous une forme symbolique, à l’humanité une leçon d’espérance.

Autour des marins éperdus, le vent mugit, la mer dresse ses flots bourbeux, les démons de l’Atlantique dansent leur sabbat. Le navire s’enfonce, se cabre, tremble, s’enlève. Nul astre au ciel. Brusquement, du côté où l’on gouverne, s’entr’ouvre une caverne étroite où palpite un reflet, où bientôt pend, lugubre torche, une moitié de lune… Alors, dans cet antre, à pleines voiles, le navire hors de l’enfer s’élance au devant des étoiles.

Le tableau est saisissant de vérité. C’est qu’il reproduit, on le sent, le spectacle contemplé par le poète pendant une traversée et demeuré vivant dans son souvenir. Mais ne sommes-nous pas invités à voir dans cet épisode l’histoire du vaisseau humain ? Les démons de l’erreur dansent autour de lui, la nuit de l’ignorance l’enveloppe. Mais parfois, du côté du gouvernail, point une lueur de vérité : alors, dans cet antre le navire s’élance, toutes voiles déployées, au devant des étoiles.

Ainsi dans Effet de Lune Leconte de Lisle invitait l’humanité à espérer. Trois ans plus tard, le 30 avril 1863 (Revue Contemporaine), dans Ultra Cœlos, il donne à lui-même et à ses compagnons de lutte l’ordre de reprendre l’action, d’entendre l’appel du clairon sonnant dans les fièvres, de céder au désir vibrant dans les cœurs,


Comme un appel guerrier pour un combat nouveau.


Il veut que la tâche nouvelle dépasse encore l’ancienne :


Debout ! marchez, courez, volez, plus loin, plus haut.


Et il ne met pas en doute que son commandement ne soit écouté :


Va ! nous t’obéirons, voix profonde et sonore…
Allons combattre encor, penser, aimer, souffrir.


Le dernier mot de l’auteur des Poèmes Barbares, le voilà sans doute. Son plus grand réconfort contre la barbarie, c’est de croire qu’il peut et qu’il doit la combattre.



  1. Le Parnasse, 1866.
  2. G. Deschamps a bien reconnu en Leconte de Lisle « l’héritier, malgré sa gravité impassible, de la tradition romantique ». La Vie et les Livres, 2e série, p. 213.
  3. Voir Dornis, p. 45.
  4. Sur l’art de Leconte de Lisle voir les études de Souriau, de Martino, d’Estève, de Flottes.
  5. Les Éléphants.
  6. Cornelis Kramer, André Chénier et la Poésie parnassienne, thèse de Groningue, 1925.
  7. L’Aurore.
  8. Le Jaguar, strophe III.
  9. Nurmahal.
  10. 1855.
  11. Revue Européenne, 1er décembre 1861.
  12. 1855.
  13. César Famin, Chili, Uruguay, Buenos-Ayres, Paris, Didot, 1840.
  14. Six Poèmes Barbares illustrés de douze eaux-fortes, dont six hors texte, gravées par Maurice de Becque, 1925, chez Maurice de Becque.
  15. Voir Maillard, Notes sur l’Île de la Réunion, Dentu, 1862 ; — Jean Dornis, Le Centenaire de Leconte de Lisle (1918) dans Hommes d’action et de rêve, Crès, 1920.
  16. Revue Contemporaine, 1864.
  17. Dernière Vision, dans le Parnasse de 1866.
  18. Poèmes Barbares, édition de 1878.
  19. Revue Européenne, 1er mai 1866.
  20. Sur la connaissance que Leconte de Lisle a des hypothèses de la science, voir Fusil, La poésie scientifique, 1918.
  21. P. 52-53.
  22. Revue Contemporaine, 15 avril.