Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle/11

Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques (p. 153-160).


XI

LA BARBARIE DES MODERNES


La barbarie des gens d’autrefois était souvent très sympathique. Elle se produisait dans des pays magnifiques ; elle créait des décors dont le poète pouvait se faire un plaisir de reconstituer le pittoresque ; elle supposait des cœurs intrépides, des passions ardentes et généreuses » elle procédait de théogonies pleines de sens et de poésie.

Mais la barbarie des modernes n’a rien que de laid, de vil et d’exécrable.

Dès 1855 (Poèmes et Poésies), Leconte de Lisle lui jette l’Anathème.

Les modernes ont tué les dieux. Ils n’ont plus qu’un culte : celui de l’or ; ils n’ont plus qu’une passion : la soif de s’enrichir.


Et corrodant leur cœur d’avarice enflammé
L’idole au ventre d’or, le Moloch enflammé
S’assied, la pourpre au dos, sur la terre avilie.


Pour satisfaire leur cupidité, ils ont dépouillé le globe des bois qui l’abritaient, abaissé sous leurs pieds vils la cime des monts, souillé le sein mystérieux de la mer.


Plus de transports sans frein vers un ciel inconnu,
Plus de regrets sacrés, plus d’immortelle envie !

L’amour, l’amour est mort avec la volupté.


Le poète se demande si la liberté, la justice, la passion du beau n’éveilleront pas enfin leurs forces enchaînées, si elles ne feront pas courir la sève en nos sillons taris. Est-ce impossible ? Alors la terre épuisée n’a qu’à mourir et l’homme n’a qu’à voler, poussière vile, au gré des vents sauvages !

Le réveil appelé de ses vœux par le poète ne se fit point. Aussi seize ans plus tard jette-t-il de nouveau l’anathème aux Modernes (Poèmes Barbares, 1871). Quatorze vers cette fois y suffisent, mais où il condense ce qui fait de ces modernes les personnages les plus barbares de son recueil : une vie lâche, puisqu’elle est dépourvue de rêve et de dessein, de toute passion vigoureuse et profonde ; le vide des cervelles ; l’assassinat des dieux ; l’incapacité de rien faire, la dévastation du sol nourricier, le plongeon dans le néant des suprêmes ennuis ; — mais tout cela fait prévoir une mort prochaine, une mort stupide :


Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin
Où, sur un grand tas d’or vautrés dans quelque coin…

Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches.

Entre les deux anathèmes le poète flétrit quelques-unes des barbaries de son temps.

D’abord celle de la guerre. Certes, on doit bénir le sang pur des braves qui à Solférino sont tombés pour la liberté, affrontant la gueule du canon. Mais quel horrible spectacle présente après la bataille le champ jonché de morts ! De quelles horreurs pires ce spectacle est-il la suite ! Ce ne fut pas la bataille comme on la faisait au siècle des épées. Ce fut la bataille comme on la fait au siècle du canon et du fusil. Sous un large soleil d’été, sans relâche, de l’aube au soir, les boulets ont fauché les prés, brisé les vignes, fait choir par blocs entiers de longs murs d’hommes. Puis, ça été l’étreinte féroce des corps à corps, le fer des baïonnettes se gorgeant à l’aise d’un sang fiévreux, les cervelles jaillissant sous la lourdeur des crosses. Maintenant, plus de cris, plus de râles. Seul, au milieu du massacre immense, un cheval, percé de coups de feu, dresse son cou roidi pour jeter au vent un rauque et triste adieu. Le mot combat ne convient plus. C’est boucherie qu’il faut dire, et le poète, malgré la sainteté de la cause, maudit cette boucherie, cette soif du meurtre, cet acharnement horrible, cette odeur suffocante des cent mille cadavres, la stupide horreur de cet égorgement[1].

Peu après la publication des Poésies Barbares, qui se fait le 22 mars 1862, Leconte de Lisle publie, le 30 juin, dans la Revue Contemporaine, le célèbre sonnet les Montreurs. Il y répond à des railleries qui viennent d’accueillir son recueil.

Poésie sans émotion, a-t-on dit. Poésie qui prétend nous intéresser à des gens et à des choses qui sont trop loin de nous. Poésie qui se qualifie avec raison de barbare.

Le vrai barbare, c’est toi, dit le poète au public. C’est toi qui plus que mon tigre est carnassier, quand tu exiges que l’écrivain promène sur un pavé cynique son cœur ensanglanté. Le barbare, c’est toi, plèbe à l’œil hébété, au rire sot, à la pitié grossière. Et barbare est le poète qui accepte de livrer sa vie aux huées d’une plèbe pareille, de danser sur un tréteau banal avec les histrions et les prostituées.

Leconte de Lisle s’est-il souvenu ici des Vœux stériles, comme le pense M. Pierre Moreau[2] ? C’est bien possible. Musset, qui est certainement un des montreurs flagellés dans le sonnet, aurait donc fourni lui-même le fouet pour le frapper quand il disait :


Puisque c’est ton métier, misérable poète,…
Puisque c’est ton métier de faire de ton âme
Une prostituée,…


Musset ajoutait sans doute :


Que du moins l’histrion, couvert d’un masque infâme,
N’aille pas, dégradant la pensée avec lui,
Sur d’ignobles tréteaux la mettre au pilori.


Mais Leconte de Lisle a pensé que qui faisait son métier de prostituer son âme se défendrait difficilement de monter sur les tréteaux.

Déjà l’Anathème de 1855 stigmatisait un des plus grands attentats que la barbarie des modernes commit contre la salubrité et la beauté de la nature :


Un air impur étreint le globe dépouillé
Des bois qui t’abritaient de leur manteau sublime.


Il revient à la charge en 1871 dans la Forêt Vierge.

Sous ce même titre, la Forêt Vierge, Gustave Aimard venait de publier un de ses romans les plus fameux[3].

Il me semble bien que Leconte de Lisle a lu la Forêt Vierge d’Aimard et sans doute aussi les Pirates de la prairie, publiés en 1858 ; car dans la forêt du poète je reconnais celles du romancier : ces bouquets d’arbres gigantesques s’élançant dans les airs en affectant les paraboles les plus étranges ; ces immenses nappes d’eau tombant brusquement d’une hauteur considérable et s’engloutissant avec le bruit d’un parc d’artillerie dans des gouffres d’une profondeur insondable ; ces lacs aux bords fangeux où se vautrent avec délices de hideux alligators ; et dans ce pêle-mêle, dans ce tohu-bohu, dans ce chaos inextricable, des animaux de toutes sortes volant, courant, rampant, chantant et sifflant sur tous les tons du clavier humain, mais parmi lesquels Leconte de Lisle n’a retenu que les plus pittoresques et les plus puissants : les gorilles ventrus, les buffles au front plat, les lions rêveurs[4].

Le poète admire la magnifique jeunesse de cette vieille forêt, qui, mille siècles avant la naissance de l’homme, emplissait déjà de son ombre, de son repos, de sa colère un large pan du globe, qui a vu tour à tour jaillir et s’engloutir des continents. Mais la mère des lions a tout à craindre de demain. Sa mort est en chemin. La hache est au flanc de son orgueil. Car les flots vont lui apporter le roi des derniers jours, le destructeur des bois, l’homme au pâle visage. Il aura tant rongé le monde où pullulait sa race que pour assouvir sa faim il se cramponnera à la mamelle où regorge la vie.

Alors le poète donne à la forêt tout le détail de cette destruction barbare : ses baobabs déracinés, un lit creusé à ses fleuves jusque-là indomptés, les plus forts de ses enfants fuyant épouvantés devant ce vermisseau plus frêle qu’une herbe, la torche embrasant ses fourrés, plus de fracas, plus d’oiseaux, des bruits vils, des cris désespérés et un fourmillement noir entre des murs hideux.

Mais le temps travaille pour la forêt : elle rejaillira de notre cendre.

Quinze ans après avoir maudit le destructeur des antiques forêts, Leconte de Lisle maudit le destructeur des races qui les habitèrent.

Dans le Calumet du Sachem (Nouvelle édition des Poèmes Tragiques, 15 mai 1886), il refera, peut-être encore d’après Aimard, le portrait de la forêt vierge ; il dira mieux encore la noble ascension des troncs vénérables ; il dira mieux surtout la diversité des animaux qui la peuplent. Au milieu d’eux, il assied, contre le tronc géant d’un sycomore, le sachem, le dernier chef Sagamore, fumant son calumet en attendant que la dent d’une panthère l’envoie au pays des chasses éternelles. Guidé par son flair, il a su retrouver la forêt des aïeux, bien loin des prairies du Couchant ; c’est là qu’errent ses guerriers, chassés loin du pays natal par la barbarie de l’homme à peau blême et de son lâche tonnerre.

Ce qu’il a fait en Floride, l’homme pâle l’a fait ailleurs. Il a porté partout son pied lourd qui broie les races généreuses. Comme il n’y aura plus bientôt de Sagamores, il n’y aura plus en Océanie de Maourys, et le 1er août 1889, dans la Revue des Deux-Mondes, le poète fait raconter au dernier de ces braves l’épopée de son peuple ; il lui fait dire son mépris des blancs qui effacent toutes les nations de l’univers ancien, les foudroyant en masse par leur tonnerre et abêtissant le reste avec leur eau de feu[5].

Par ce poème, Leconte de Lisle ajoutera un dernier anathème à celui qu’il avait jeté dès 1855 contre la barbarie des Modernes.



  1. Le Soir d’une bataille a été publié le 15 janvier 1860 dans la Revue Contemporaine. Sur l’intérêt de ce poème, voir Flottes, p. 144.
  2. Le Classicisme des romantiques, Paris, Plon, 1932, p. 216.
  3. Paris, Dentu, 1870 ; trois volumes. Journal de la Librairie, 2 juillet.
  4. Aimard, La Forêt Vierge, t. IV, p. 62 ; Les Pirates, chapitre 1er. — Aimard ne nomme pas les éléphants.
  5. Le Dernier des Maourys fait partie des Derniers Poèmes.