Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle/02

Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques (p. 20-35).


II

LES BARBARES DE LA JUNGLE ET DES PAMPAS


Le premier barbare qui entre dans la poésie de Leconte de Lisle est probablement le tigre, le roi rayé, la bête formidable qui habite la Jungle. Il y a été précédé par le Roi des Runes, si les poèmes ont été composés dans l’ordre où ils ont été publiés. Car le Runoïa paraît le 15 août 1854 dans la Revue de Paris et la Jungle ne paraît que le 15 février 1855 dans la Revue des Deux-Mondes[1]. Mais dans une lettre à Mme X., que les éditeurs datent de 1853, Flaubert commente « le Tigre », — ainsi appelle-t-il la Jungle, — et il le compare au « Bœuf », c’est-à-dire au héros de Midi des Poèmes Antiques[2]. Évidemment il a reçu une copie du poème sur le tigre, non encore imprimé, ni peut-être encore intitulé, et celui-ci n’est donc pas sans doute postérieur, il est plutôt antérieur au Runoïa, qui paraîtra auparavant.

La Jungle inaugure la série des grands poèmes animaliers de Leconte de Lisle. Elle inaugure du même coup la série des poèmes où il justifie les meurtres qu’inspire la faim sacrée, sacra fames.

M. Flottes a bien vu l’origine personnelle de ces poèmes douloureux[3]. Le moment où le poète les écrit est celui où logé sur la cour au quatrième étage d’une maison de la rue Cassette, sans patrimoine, sans autres ressources que les honoraires d’une correspondance à l’île Bourbon, auxquels s’ajoutent la somme dérisoire fournie par la vente des Poèmes Antiques, le montant d’un prix de l’Académie et le produit de quelques leçons, il est obligé de solliciter des secours contre la faim[4]. Mais il n’est pas un de ces montreurs, qu’il flétrira dans le poème célèbre publié le 30 juin 1862 ; il n’étalera pas ses misères ; il n’en fera pas le sujet de sa poésie ; il ne dira les douleurs de sa faim qu’en les montrant chez des affamés qui ne sont ni de son espèce, ni de son pays.

La nécessité d’être astreint pour vivre à la recherche laborieuse de la nourriture quotidienne apparaîtra d’autant plus dure qu’on y verra assujétis les êtres les plus vigoureux qui soient, les mieux armés pour la chasse. Ils sont même si bien désignés pour la domination que leurs compatriotes de l’espèce humaine n’hésitent pas à reconnaître en eux les souverains du pays et à les honorer de titres princiers ; ils les appellent : le roi rayé, la reine de Java, le roi du Sennaar, le prince du ciel mongol,

La beauté de leurs corps et la magnificence de leurs vêtements achèvent de leur attirer la sympathie de Leconte de Lisle. En même temps qu’il a pitié des souffrances, il admire le jeu des muscles et la richesse des robes chez ces puissants, auxquels leur royauté n’accorde pourtant pas le privilège d’être sûrs de manger chaque jour.

Il est donc bien éloigné de partager le mépris et l’aversion qu’affichera bientôt contre eux l’auteur de l’Oiseau (1856). Celui-ci annoncera dans sa préface qu’il va détrôner l’aigle et introniser le rossignol. Il honnira les espèces meurtrières, sans songer assez que toutes les espèces font des meurtres. Il jugera les rapaces laids et sots. Il dira que la tête des petits oiseaux a un visage et que celle de l’aigle n’est qu’un bec. Leconte de Lisle, avant d’avoir lu l’Oiseau, sait bien que la sensibilité romantique étend aux petits oiseaux la pitié qu’elle a pour tous les humbles, et qu’elle hait, avec toutes les autres royautés, celle des grands carnassiers. Il réagit contre ces préjugés. En attendant le jour prochain (1858) où il admirera le magnifique envol du Condor et fera, à ce qu’il semble, du « vaste oiseau » le symbole du sage auquel la mort même ne fait pas replier ses ailes, il nous apitoie sur le tigre : réputé pour être le plus sanguinaire des animaux, ce fauve est pourtant un malheureux condamné à manger, et par conséquent à avoir faim très souvent.

Le poème de la Jungle nous fait assister au sommeil, puis au réveil de la bête formidable.

Son sommeil dit sa puissance. Le prince de la Jungle s’endort le ventre en l’air ; ses ongles qu’il dresse répandent au loin la terreur ; sa queue qui remue atteste que sa vie n’est pas arrêtée et peut le relever bien vite ; pour respecter son repos, toute rumeur s’éteint ; la panthère elle-même rampe et le python glisse ; la cantharide vibre en son honneur.

Mais son réveil dit sa misère. Quand l’ombre descend à l’horizon en nappe noire, il ouvre les yeux ; il jette au loin un regard morne ; il tend l’oreille ; en vain : le désert est muet ; il n’entend pas les daims ni les gazelles bondir vers les cours d’eau cachés ; la faim creuse son flanc maigre ; alors ce roi, qui ne mangera pas aujourd’hui, miaule tristement[5].

Flaubert écrit à Mme X… qu’au Tigre il préfère de beaucoup le Bœuf. Il trouve la pièce inégale. À son goût, toute la seconde partie est superbe ; les quatre derniers vers sont sublimes. Ce qu’il reproche à la première partie, c’est que « nous perdons trop le tigre de vue avec la panthère, le python et la cantharide ; ou bien alors il n’y en a pas assez ; le plan secondaire n’étant pas assez long se mêle un peu au principal et l’encombre. »

Le reproche parut fondé à Leconte de Lisle. Mais s’il n’en avait pas mis « assez », c’est qu’il n’en savait pas davantage. Il n’avait vu la jungle, ni de ses yeux, ni dans les livres. Il comprit que désormais il devrait mieux se renseigner sur le décor où vivent les fauves.

En 1858, le lion suit le tigre dans la poésie de Leconte de Lisle[6]. Autre grand souverain, autre grand affamé. Celui-ci est le roi du Sennaar.

Cette fois le poète est bien renseigné sur le royaume du prince barbare. Il a lu attentivement l’ouvrage d’un explorateur, qui a séjourné au Sennaar pendant huit mois et y a fait des observations de tout genre : Voyage à Méroé, au fleuve Blanc, au delà de Fazogl, dans le royaume de Sennâr, à Syouah et dans cinquante oasis, fait dans les années 1819, 1820, 1821, 1822, par M. Frédéric Cailliaud ; Imprimerie royale, 1826-1827. 4 vol.[7].

Tout ce que le voyageur lui apprend d’essentiel sur le pays, le poète le condense dans ses vingt-quatre premiers vers. Mais il ne veut pas faire un tableau qui soit seulement pittoresque. Toutes les parties tendront à manifester la tristesse d’un lieu qui est un de ceux où apparaissent le plus cruellement les cruautés de l’implacable lutte pour la vie.

Dans ce rugueux Sennaar, qui étend jusqu’aux pieds des monts Abyssins son sable jonché de pierres rousses et infesté de marais malsains, la vie, endormie pendant le jour, se réveille à l’approche de la nuit. Mais alors quelle triste vie ! Les hyènes, qui ont les dos maigres, parce qu’elles ont faim, et râlent, parce qu’elles respirent mal, se glissent de buisson en buisson, parce qu’elles ont peur. L’hippopotame souffle bruyamment : car lui aussi respire mal ; il se meut lourdement : car il vit dans la vase et a besoin de vautrer son ventre dans les joncs pour le nettoyer. Les chacals s’en vont vers une eau rare et saumâtre, et ils y vont « en bandes », par sûreté, en longeant les nopals qui les cachent, et cette misérable boisson les expose à la morsure d’innombrables bigaylles.

Les hommes de l’oasis n’ont pas un sort plus heureux. Ils se sont arrêtéslà après une marche fatigante dans des terrains bourbeux. Sous une lune froide, sous un ciel livide, ils sont assis autour d’une eau « terne », donc peu profonde et impure. Cette fade boisson arrose un sobre repas de mil et de maïs. Ils s’endorment en parlant du retour au pays : c’est là-bas qu’ils auront quelque joie ; ici, ils souffrent. À leurs côtés, les bœufs rêvent des grasses herbes qui leur manquent en ce lieu aride et ils sont couchés non sur des litières, mais sur des graviers. Pourquoi donc ces hommes et ces bêtes sont-ils ce soir dans l’oasis ? Parce que la nécessité de conquérir la nourriture quotidienne a fait d’eux des ambulants.

Mais, qu’ils aient, eux aussi, la vie dure, le lion, certes, n’en a cure. Ses propres souffrances lui suffisent. Il apparaît sous une roche concave. Elle est pleine d’os qui luisent, qui luisent parce qu’ils ont été dépouillés de toute chair par les dents d’une famille affamée. Le chef aiguise ses ongles contre l’âpre granit. Il arque ses reins dont la souplesse va lui être nécessaire. Levé, il s’avance au dehors d’un pas mélancolique, du pas d’un être condamné à une chasse perpétuelle et souvent inefficace. Il aspire l’air du soir sur le seuil de cet antre que le poète qualifie avec raison de famélique. Alors, le ventre palpitant et les cheveux hérissés par la faim, le roi du Sennaar plonge dans l’ombre en quelques bonds nerveux.

Le poète, qui n’aime pas le mélodrame, ne suit pas le lion jusqu’au lieu du carnage. Il lui suffit de reconnaître que la chair des bœufs et des bouviers appartient au roi du Sennaar. Ainsi le veut la loi qui exige de lui comme des bouviers qu’il mange et qu’il nourrisse sa famille.

Flaubert, après avoir lu l’Oasis, dut être content. Cette fois, le plan secondaire ne se mêle pas au principal pour l’embarrasser. Le décor entoure le héros, il l’explique. Chaque élément du tableau a l’ampleur qui lui convient et contribue pour sa part à manifester l’idée de l’auteur.

Neuf mois après que le lion a pris une place digne de lui dans l’œuvre du poète, deux autres meurtriers insignes y font leur entrée le même jour, l’un à côté de l’autre, le 15 mai 1859, dans la Revue Contemporaine : c’est le Jaguar, chasseur au beau poil, et la Panthère, reine de Java, noire chasseresse[8].

Encore de magnifiques animaux, superbement vêtus. Encore des êtres dont la faim impitoyable fait des bourreaux. Encore des poèmes où, loin de nuire aux héros, les décors aident à les comprendre.

Les jaguars de l’Amérique du Sud étaient peu connus du grand public quand, en 1832, un article de T. Lacordaire, publié dans la Revue des Deux-Mondes, apporta sur leurs mœurs des renseignements précis, empruntés au manuscrit d’un voyageur[9]. L’auteur de l’article notait l’effroi où le cri de l’animal jette les chevaux qui paissent en liberté, sa force et sa cruauté, la puissance inévitable de son premier bond, lorsque, tapi dans les joncs des Pampas ou dans les fourrés qui garnissent le bord des rivières, il fond de là sur le voyageur, homme, cheval, taureau.

En 1840, l’article de César Famin dans l’Univers pittoresque sur le Chili, le Paraguay, l’Uruguay et Buenos-Ayres signalait parmi les grands chats fréquentant là-bas les bords des ruisseaux le jaguar, yagouarète des Indiens, dont le manteau richement orné de taches symétriques sert de parure aux guerriers. Une planche représentait un jaguar guettant sa proie, prêt à se relever et à s’élancer[10].

C’est dans l’attitude où la planche de l’Univers pittoresque présente le jaguar attendant sa victime que Leconte de Lisle le peint à son tour. Lové comme un reptile dans l’acajou fourchu, le mufle en avant, ramassé sur ses reins musculeux, l’animal flaire un parfum subtil de chair vive apporté par le vent. À peine le grand bœuf des pampas est-il entré dans la clairière que la peur le cloue en place. Aussitôt le chasseur se détend comme un arc et saisit la proie au cou ; le premier bond, comme le disaient les naturalistes, a été inévitable : le taureau cède sous le choc ; puis furieux il emporte le fauve cavalier rivé à sa chair. Tous les deux plongent, dans l’espace, où le poète ne les suit point. Quand ils sont au loin, les mornes pampas retrouvent leur silence : on n’entend plus par moments que le bruit des caïmans, qui, traînant leurs cuisses torses le long du fleuve,


Pleins de faim, font claquer leurs mâchoires de fer.


La faim ! voilà donc la terrible maîtresse à laquelle obéissent les caïmans et les jaguars dans les pampas, comme le tigre dans la jungle et le lion au Sennaar.

Et la panthère noire en son royaume de Java.

Dans la strophe même où est reconnue sa royauté, on entend ses petits miauler de détresse ; on les voit parmi les os luisants, dont ils ont donc rongé toute la chair, tant ils sont affamés, et, quoiqu’ils soient dans leur gîte on les voit blottis les uns sous les autres, tant ils ont peur :


La reine de Java, la noire chasseresse,
Avec l’aube, revient au gîte où ses petits
Parmi les os luisants miaulent de détresse
Les uns sous les autres blottis.


Elle-même passe, « inquiète, les yeux aigus comme des flèches », Elle ondule, elle épie l’ombre ; elle a peur que quelque brigand ne vienne lui arracher ce reste de chasse qu’elle apporte à ses petits.

Sa part, elle l’a consommée sur place ; elle a mangé sans attendre, elle a mangé la nuit :


Elle traîne après elle un reste de sa chasse,
Un quartier du beau cerf qu’elle a mangé la nuit.


Sur la mousse en fleur, une trace, rouge et chaude encore, la suit, une trace effroyable. Spectacle effroyable, en effet, pour nous humains. Spectacle pourtant fort naturel. Le python, autre carnassier, regarde, curieux témoin, passer la reine, qui vient, comme c’était son droit, d’assouvir sa faim. Les papillons, les abeilles, les feuillages lui font fête.

Le poète qu’effraie la vision du sang répandu et qu’émeut le sort du beau cerf immolé, admire, lui aussi, la superbe créature et la magnificence du décor où elle accomplit des massacres nécessaires.

Comme tant d’autres poèmes écrits depuis les Études de la nature, celui-ci montre que la panthère vit dans le cadre qui lui est « propre », pour reprendre le mot de Bernardin de Saint-Pierre, c’est-à-dire dans le cadre approprié à sa beauté par des oppositions et des analogies également heureuses.

À sa noirceur s’opposent la lueur rose qui s’épand dans les nuées, le faîte bleu du ciel, l’émcraude des lames, les verts arceaux de rotin, les fauves abeilles, le cactus écarlate au-dessus duquel surgit la tête du python. À son ondulation et au vol souple des papillons s’oppose la lourdeur des rameaux. Mais dans cet ensemble varié de couleurs et de mouvements, partout la même vie forte, puissante, abondante, évoquant à chaque instant le souvenir de tout ce que l’industrie humaine a créé de plus luxueux : le velours des robes, les colliers de perles, les dentelles, les agrafes et les émeraudes.

Dans le recueil définitif des Poèmes Barbares, le Jaguar et la Panthère noire ne se suivent plus. Le Jaguar, qui est un paysage lunaire, précède Effets de lune. La Panthère, où se lève l’aurore, est placée avant Aurore, après Coucher de Soleil, qui suit le Condor, autre coucher de soleil.

Cet ordre nouveau a son intérêt. Mais quand les deux poèmes étaient juxtaposés dans la Revue Contemporaine, on comprenait mieux qu’ils sont nés ensemble et se complètent. Le Jaguar, c’est le chasseur attendant sa proie et la saisissant ; la Panthère, c’est le retour de la chasse. Quand le jaguar s’en va, le jour tombe ; quand la panthère revient, le jour se lève. Autour de la panthère, le décor est splendide ; autour du jaguar, le décor est sinistre. Avec le jaguar, nous sommes en Amérique ; avec la panthère en Malaisie. Mais en tout pays, splendide ou morose, à l’est ou à l’ouest, la lutte est la même, et partout le roi de la nature, c’est le fauve, roi perpétuellement inquiet, d’ailleurs, tant il a peur, non pour sa couronne, mais pour son dîner.

Le 1er avril 1861 la Revue Contemporaine (Clairs de lune, II) ramena le lion dans la poésie de Leconte de Lisle. Il y revint très vieux, ayant une tête affreuse après une longue vie de chasseur rarement bien repu.


Un vieux roi chevelu, maigre, marche en avant ;
Et, flairant la rumeur nocturne qui fourmille,
Le col droit, l’œil au guet, la farouche famille,
Lionne et lionceaux, suit, les mufles au vent.


Le voici battant ses flancs que la faim creuse et aspirant dans l’air tiède une proie incertaine ; alors, pendant que la mère et les enfants se couchent sur la ronce, le roi de la nuit pousse un rugissement,


Qui, d’échos en échos, mélancoliquement,
Comme un grave tonnerre, à l’horizon s’enfonce.


À son tour, en 1866, le tueur de chevaux et de bœufs, par le Parnasse, fit une nouvelle apparition chez Leconte de Lisle : le Rêve du Jaguar ajouta un épisode de plus au cycle des grands affamés.

L’épisode est de tous le plus sinistre. C’est qu’à cette date le poète a pris conscience du génie qui semble le destiner à peindre la barbarie. Il a intitulé un recueil : Poésies Barbares. Il veut que les poèmes qu’il publie dans le Parnasse aillent grossir un jour le recueil qui porte ce titre significatif. Aussi entend-il qu’ils méritent d’y figurer. Et certes ils le méritent. : car le poète s’est fait comme un jeu d’y porter au comble les barbaries. Le Rêve du Jaguar est contemporain du Cœur de Hialmar, où un héros confie au Corbeau un testament qui sera bien sauvage s’il est exécuté. Il est contemporain des Larmes de l’Ours, où l’on voit pleurer d’attendrissement l’animal que l’on croyait le moins capable de verser de telles larmes.

Leconte de Lisle, qui ne nous avait fait assister jusqu’ici ni au repas du fauve, ni au meurtre de la victime, nous offre cette fois le spectacle sanglant des ongles ruisselants du jaguar plantés dans la chair du taureau qui beugle. Ce spectacle, il est vrai, n’est pas réel ; il n’est qu’un rêve, et dès lors l’horreur en est pour nous atténuée.

Mais quelle lamentable histoire que celle de ce rêve ! Dans un décor hostile, peuplé d’arbres noirs, habité par des animaux farouches, le tueur de bœufs revient « sinistre et fatigué ». S’il a dévoré quelque proie, ce qui n’est pas sûr, elle l’a emporté auparavant très loin, à des lieues d’ici. Qu’il ait mangé ou non, il laisse pendre son mufle, alourdi par la soif après la traversée de l’immense prairie brûlante ; et le voici qui s’affaisse sur un rocher, allongeant son corps, clignant ses yeux. Alors, il revoit en rêve ce moment où il déchire sa proie. Ce moment, l’a-t-il connu aujourd’hui ? On ne sait. Probablement non. Car le poème nous suggère que si la chasse du fauve est toujours très pénible, elle peut être infructueuse. Il est des jours, celui-ci en est un sans doute, où le jaguar ne mange qu’en rêve.

Le poème des Hurleurs, publié le même jour (15 février 1855) et dans la même revue (Deux-Mondes) que celui de la Jungle, n’est pas qu’un poème de la faim.

Il est cela aussi.

Le poète avait vu ces hurleurs du navire qui le transportait en France[11]. Il avait conservé dans sa mémoire leur maigreur, leurs museaux allongés, leurs vertèbres saillantes, leurs ventres agités d’un frisson, leurs dents claquant sur les babines, leurs hurlements douloureux. S’il dédia le poème à Jacquemart, sculpteur animalier[12], c’est qu’il lui avait sans doute soumis sa peinture et avait obtenu une approbation enthousiaste.

Autour des chiens affamés, le poète décrit le décor sinistre de leur misérable existence. Au-dessus d’eux, une lune pâle, monde muet, débris d’un globe mort. Au nord, le sable brûlant où l’Afrique affame les lions. Au sud, les glaces de l’océan polaire. Partout une nature méchante. Partout la souffrance.

Si donc les chiens hurlent, ce n’est pas seulement de faim. C’est qu’une angoisse les torture. Laquelle ? Le poète ne sait. Sans doute celle qui le fait gémir lui-même, qui leur ressemble : la douleur d’être dans un monde hostile, et sans comprendre pourquoi.

Leconte de Lisle dans son recueil définitif a groupé ensemble ses poèmes animaliers. Il a placé les Éléphants non loin des Hurleur, le Condor non loin de la Panthère, les Taureaux tout près du Rêve de Jaguar. En fait, ces poèmes sont tous apparentés par la nature des héros, grands et beaux animaux, et par l’excellence de la facture. Mais les Éléphants, le Condor et les Taureaux ont pourtant une autre origine et un autre sens que la Jungle et le Jaguar. Nous les retrouverons plus loin. Les Hurleurs eux-mêmes s’apparentent à des poèmes où l’auteur dit une autre souffrance que celle du corps qui a faim de nourriture : celle de l’intelligence qui a faim de vérité et n’est pas rassasiée.



  1. Le poème sera plus tard intitulé Les Jungles.
  2. Flaubert, Œuvres complètes, Paris, Conard, t. IX (t. II de la Correspondance), p. 411-413.
  3. Pierre Flottes, p. 86.
  4. Voir Calmettes, p. 3 ; Estève, p. 150.
  5. Le poème est dédié à Louis Ménard. Peut-être parce que l’un des héros est un serpent et que Ménard collectionnait les serpents dans la Forêt de Fontainebleau. Peut-être parce que Ménard avait été le confident de la misère du poète et de ses efforts pour lutter contre la faim. Voir Calmettes et Peyre.
  6. L’Oasis dans les Poésies Nouvelles.
  7. Voir J. Vianey, L’Oasis de Leconte de Lisle, dans les Mélanges Kastner, Cambridge,
  8. Le Jaguar, la Panthère noire ; les deux poèmes se suivent dans la revue.
  9. Mœurs des jaguars de l’Amérique du Sud, R. D. M., 14 décembre 1832.
  10. César Famin, Chili, Paraguay, Uruguay, Buenos-Ayres, Paris, Didot, 1840.
  11. C’est ce que dit Calmettes, p. 263. Peut-être le poète a-t-il vu ces chiens pendant une escale et au Cap, sans doute.
  12. Sa sœur avait épousé le peintre Jobbé-Duval, ami de Leconte de Lisle.