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LES PLUS GRANDS TÉLESCOPES DU MONDE.
I. — LE TÉLESCOPE DE MELBOURNE.

Les merveilleuses découvertes auxquelles la sublime science du ciel a conduit l’esprit humain transportent nos pensées en des mondes étrangers à la terre. La géographie de la lune, l’activité chimique du soleil, la météorologie de Mars, le mystère des anneaux de Saturne, la composition des étoiles, l’état des univers lointains illuminés par des soleils multiples et colorés, les divers sujets de l’astronomie planétaire et sidérale, captivent notre attention, notre admiration même, et plus d’un lecteur des études d’astronomie, plus d’un amateur, plus d’un contemplateur se demande à l’aide de quels instruments la vue de l’homme a pu être amplifiée au point de pénétrer jusqu’en ces régions inaccessibles.

Si généreusement récompensée par le succès, la curiosité studieuse s’est surexcitée encore, pendant ces dernières années, par le noble désir d’ajouter des conquêtes nouvelles à celles qui ont déjà été obtenue. Maintenant que nous pouvons mesurer la distance des étoiles, (problème insoluble il y a seulement cinquante ans) ; maintenant que nous pouvons analyser la constitution physique des astres (recherche irréalisable il y a seulement quinze ans) ; maintenant que nous pouvons constater le mouvement des étoiles qui s’éloignent ou s’approchent de nous en restant en apparences immobiles sur le même rayon visuel (question jugée absurde, il y a seulement trois ans) ; nous ne devons plus nous arrêter. Nous voulons aller plus loin. Il est intéressant pour nous de passer en revue les derniers efforts récemment accomplis dans cette voie.

Parmi les grands instruments d’optique récemment construits, et qui peuvent frapper à juste titre notre attention, nous devons citer, en première ligne, le grand télescope de l’Observatoire de Melbourne (Australie), dont les feuilles publiques des deux continents ont maintes fois entretenu leurs lecteurs. La Société royale d’Angleterre a bien voulu m’envoyer un exemplaire de la correspondance à laquelle la construction de ce télescope a donné lieu entre les astronomes d’Angleterre et d’Amérique. Ces documents me permettront de rapporter exactement son histoire.

Le projet de l’établissement de ce télescope remonte à l’année 1849. Dans la réunion de l’Association britannique de cette année à Birmingham, sous la présidence du révérend docteur Robinson, on avait pris la résolution de faire auprès du gouvernement de la reine des démarches ayant pour but d’établir un réflecteur, qui n’aurait pas moins de trois pieds d’ouverture, au cap de Bonne-Espérance, et de compléter le personnel de cet observatoire autant qu’il serait nécessaire au succès de l’entreprise. Cette résolution rencontra un cordial concours de la part du président du conseil de la Société royale, qui suggéra qu’il valait mieux ne pas désigner la localité précise dans l’hémisphère austral où l’on devait établir le télescope. Cette modification adoptée par le conseil, la requête fut présentée au comte Russell, alors premier lord de la trésorerie, par des représentants des deux sociétés, au commencement de 1850. Le gouvernement répondit que, bien qu’il comprît l’intérêt qui s’attachait à cette demande, il se présentait cependant tant de difficultés à propos des voies et moyens, qu’il ne serait pris aucune détermination sans une enquête ultérieure. Cette réponse ne fut pas jugée assez défavorable pour faire perdre l’espérance du succès, si l’on profitait d’une occasion propice pour tenter une nouvelle démarche. Aussi la question fut-elle de nouveau portée devant l’Association par le colonel (aujourd’hui général) sir Edward Sabine, dans son discours d’ouverture comme président de la réunion de Belfast, en 1852. Il en résulta que la requête fut une seconde fois présentée au gouvernement, en 1853, par une commission de l’Association britannique, agissant de concert avec la Société royale.

Le pays se trouva bientôt après engagé dans la guerre de Crimée. Il fut répondu qu’on ne pouvait pour le moment disposer d’aucun fonds, mais on promit de reprendre la question quand la guerre serait terminée. Naturellement il n’en fut rien : les gouvernements ne peuvent guère s’occuper de science !

Pendant ces négociations, la question avait été l’objet d’études sérieuses de la part de la Société royale, qui, dès sa séance du 25 novembre 1852 avait accueilli la résolution prise par le conseil de l’Association britannique de présider à la construction d’un grand télescope « destiné à l’observation de l’hémisphère céleste austral. » Dès le 15 décembre de la même année, nous trouvons une lettre de l’astronome Nasmyth à lord Rosse, avec un premier projet, accompagné d’un dessin, dans lequel on voit un télescope de 35 pieds de longueur muni à son extrémité supérieure d’une chaise à bascule dans laquelle l’observateur est assis. Ce télescope, construit dans le système newtonien, a son miroir placé à son extrémité inférieure ; l’astre vers lequel on le dirige est reproduit par ce miroir avec un agrandissement considérable ; pour voir cette image, il faut se placer au foyer, au bout du tube, à 35 pieds du miroir : à l’aide d’une lunette qui traverse ce tube et d’un petit miroir incliné, l’observateur voit, fortement agrandie, l’image de l’astre vers lequel ce télescope est dirigé. Cet observateur est rattaché au tube par sa chaise, ne fait qu’un pour ainsi dire avec son instrument, est emporté avec lui dans tous ses mouvements, en gardant toutefois, bien entendu, la position verticale, grâce au système de bascule qui permet à la dite chaise de tourner dans tous les sens. Ce système offrait quelque chose de hardi et d’original. Cependant il n’enflamma pas les membres de la commission.

Pendant plusieurs années on discuta le système que l’on adopterait pour cette construction, le diamètre du miroir, le métal dont il serait composé, la longueur du tube, le poids total de l’instrument et l’emplacement qui lui conviendrait le mieux dans l’hémisphère austral. Une question surtout était l’objet des discussions les plus vives, celle du prix auquel devrait revenir la construction d’un pareil instrument. Le gouvernement anglais ne se décidant à accorder aucune subvention, on en était réduit aux efforts particuliers, qui du reste devraient pouvoir être les meilleurs et suppléer à l’action gouvernementale. On estimait que le prix de revient dépasserait certainement 100,000 francs. Sur ces entrefaites, le désir de posséder un grand télescope se manifesta tout spécialement à l’Observatoire de Melbourne. Il y avait déjà quelques années que l’on s’était endormi sur ce projet, lorsqu’en 1862, l’attention fut réveillée par une proposition de cet observatoire, appuyé par la colonie Victoria. Le comité de la Société royale de Londres reprit la question interrompue, et la législature coloniale déclara qu’elle accordait une subvention de 125,000 francs. Une fois le projet adopté, on choisit pour constructeur M. Grubb, de Dublin, qui est le Secrétan de l’Irlande. Le traité fut signé avec lui en février 1866, et il fut convenu qu’un télescope de quatre pieds anglais serait livré à la commission à la fin de l’année 1867.

En étudiant les projets d’élaboration du nouvel instrument, M. Grubb et les membres de la commission arrivèrent à laisser de côté les systèmes en usage, qui ont donné cependant d’excellents résultats à l’astronomie sidérale, les télescopes newtoniens, dont ceux d’Herschel, de lord Rosse, de Foucault, de Lassell ne sont que des reproductions variées, et revinrent à une ancienne forme, qui n’était presque plus employée, celle de Gregory ou de Cassegrain. Dans ces deux derniers systèmes, défectueux à plusieurs égards, la pièce essentielle du télescope, son miroir est percée d’une ouverture circulaire, à travers laquelle passe un tube contenant l’oculaire. Si l’on dirige l’instrument vers un astre, le miroir qui reçoit l’image de l’astre la renvoie sur un petit miroir placé en avant et à son foyer. Par une seconde réflexion, le petit miroir renvoie l’image vers le centre du grand et en arrière, où se trouve l’oculaire (fig. 1). L’observateur est placé, comme dans les lunettes, à l’extrémité inférieure du télescope, tandis que, dans les télescopes newtoniens, il est placé vers l’extrémité supérieure soit de côté, ou même dans certaines constructions, tournant le dos à l’objet qu’il observe.

Fig.1. — Coupe du télescope de Grégory.

Ce système offre des avantages et des inconvénients. Ses avantages sont de réduire le tube à une longueur inférieure à celle qui est nécessitée par les autres formes, de permettre à l’astronome de rester sur le sol et de se servir du télescope comme d’une lunette, et d’agencer l’instrument comme on monte les lunettes. La monture équatoriale du télescope de Melbourne permet en effet de donner au télescope tous les mouvements possibles, de le diriger rapidement vers tous les points du ciel et de lui appliquer un mouvement d’horlogerie qui maintient constamment dans son champ l’astre vers lequel il est dirigé. (Cette dernière disposition est applicable et appliquée du reste à tous les équatoriaux des observatoires.) Ses inconvénients sont surtout d’avoir moins de lumière, — la double réflexion éteint un plus grand nombre de rayons lumineux que dans la disposition newtonienne, — et d’avoir une seconde image trop grande, car elle est amplifiée cinq à six fois par le petit miroir. De plus, en construisant le miroir en métal au lieu de le construire en verre, comme nous le faisons en France, on lui donne un poids considérable (celui-ci pèse 1,590 kilog.) et, les variations de température aidant, il est susceptible de se déformer. Quoi qu’il en soit, les avantages ont paru supérieurs aux inconvénients aux constructeurs du télescope, puisqu’ils se sont décidés pour le système Cassegrain.

Il fallut construire spécialement tous les engins qui devaient servir à son établissement : moule pour le miroir ; machine à vapeur pour le creuser, lui donner la courbure voulue et le polir ; matériaux pour le support, pour le montage et pour le tube ; axe, engrenages, etc., etc. L’opération capitale était naturellement de réussir l’énorme miroir métallique de quatre pieds de diamètre. Une machine à vapeur fut installée exprès pour lui seul ; elle mettait en mouvement l’engin destiné à creuser le disque de fonte de même diamètre que le miroir et de même courbure, mais convexe au lieu de concave. Pour le dégrossissement, on se servit de sable et d’eau, et, pour la dernière retouche, d’émeri très-fin et d’eau. La pression moyenne pendant l’opération était de 112 livres, et le nombre des coups de la machine de 32 par minutes. Le miroir, mobile lui-même, faisait de son côté un tour sur son axe par 14 coups. Il ne fallut pas moins de 650 heures d’opération continuelle pour faire le dégrossissement, et de 520 heures pour achever la courbure.

Ce fut ensuite le tour du polissage, opération délicate, qui demanda d’autres machines et d’autres engins, et fut conduite à bonne fin comme la précédente. Puis ce fut la fabrication du petit miroir, courbé de façon à recevoir tous les rayons émanés du grand et à renvoyer l’image vers son centre. Il fallut ensuite faire le corps du télescope, extrêmement solide, habiller le grand miroir et l’établir sur un support digne de confiance ; on fabriqua celui-ci en lames croisées et en épais métal, de manière à éviter toute flexion, toute déformation ultérieure. Lorsque l’instrument optique fut achevé, on termina l’étude du montage ; il fallait l’établir de telle sorte qu’il pût être dirigé sans fatigue et rapidement vers tous les points du ciel, et, de plus, rester mobile, parfaitement équilibré, et se mouvoir automatiquement sous l’action précise d’un mouvement d’horlogerie, de manière à suivre les astres dans leur mouvement apparent au-dessus de nos têtes. Nous n’entrerons pas dans de plus longs détails. Pendant un an les machines fonctionnèrent ; pendant un an les pièces se construisirent simultanément sous la main des ouvriers spéciaux ; l’œil d’un visiteur étranger aurait cru voir, à travers les flammes de l’usine, les tours et les poulies, d’étranges préparatifs pour un canon de forte dimension et deviner les pièces d’un gigantesque instrument de destruction, car ce sont là aujourd’hui les plus fréquents, les plus étudiés des travaux que les gouvernements protègent et désirent. Mais il ne s’agissait pas ici d’un de ces perfectionnements de l’artillerie qui sont la honte et l’opprobre des nations civilisées ; il s’agissait d’une construction vraiment digne du génie de l’homme, destinée à abaisser la hauteur des cieux, ou plutôt à nous élever au-dessus de ce bas monde et à nous rapprocher des splendeurs de la création éternelle.

On a pris pour modèle de la substance du miroir celle du miroir du gigantesque télescope établi par lord Rosse à son parc de Parsonstown ; elle est composée de quatre équivalents de cuivre pour un d’étain. Cette composition métallique est très‑résistante. Son pouvoir réflectif est excellent, car le cuivre réfléchit les rayons les moins réfrangibles, par exemple les rayons rouges, en plus grande quantité que ceux des autres couleurs, tandis que le zinc réfléchit au contraire les rayons violets en plus grande quantité que les rouges, de sorte qu’un alliage des deux métaux dans la proposition indiquée donne un miroir aussi complet que possible, pour réfléchir tous les rayons en une égale mesure. On a calculé que son pouvoir optique équivaut à celui d’un objectif de 34 pouces, qu’il serait à peu près impossible de faire dans l’état actuel de l’optique.

Nous avons dit que ce miroir pèse 1,590 kilog. Le tube, long de 27 pieds, en pèse 1,210. L’instrument tout entier ne pèse pas moins de 8,240 kilog., et est si parfaitement équilibré, qu’on peut de la main seule, l’élever en 20 secondes de l’horizontale à la verticale.

Le télescope de Melbourne.

Le tube, construit à jour pour alléger le poids, n’a d’autre but que de porter vers son extrémité supérieure le petit miroir, qui renvoie l’image dans l’oculaire placé au centre du grand, comme nous l’avons expliqué. Il est formé de bandes d’acier croisées et rivées. Des cercles de fer l’enserrent et quatre diaphragmes sont fixés à égales distances dans son intérieur. Il est si solidement établi, qu’un poids de 112 livres attaché à son extrémité ne lui donne qu’une flexion de 1/200 de pouce.

En résumé, ce grand télescope, que l’on peut nommer un chef-d’œuvre de travail, présente les proportions suivantes en mesures françaises. Le miroir a 1m,20 de diamètre ; sa distance focale est de 9m,60. Il semble que le télescope devrait être au moins aussi long que la distance focale ; mais dans le système Cassegrain, le petit miroir est convexe et coupe le faisceau des rayons lumineux avant la formation du foyer ; il est donc en deçà du foyer (fig. 2). Aussi la longueur totale du télescope est-elle de 9 mètres. Sa largeur est de 1m,35. Neuf oculaires lui sont adaptés. Les grossissements de ces oculaires, et c’est en définitive là le point capital, sont compris entre 200 et 1,000 ; l’astre observé avec ce dernier pouvoir est vu comme s’il était rapproché de mille fois sa distance ; ainsi la lune, qui est à 96,000 lieues d’ici, est vue comme si elle n’était qu’à 96 lieues.

Fig.2. — Coupe du télescope de Cassegrain.

Quelque prodigieux que soient ces résultats obtenus par l’optique moderne, il n’est pas douteux qu’ils seront dépassés, et que les appareils astronomiques de l’avenir rapprocheront encore de notre globe l’image de l’astre des nuits.

Camille Flammarion.

La suite prochainement.