Les Plateaux de la balance/Le Feu

Texte établi par Perrin et CiePerrin et C.ie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 237-244).


LE FEU



Je crois qu’on peut poser la loi suivante : plus un individu monte les degrés de l’échelle des êtres, plus son intelligence, son attrait, sa puissance, le portent à s’occuper du feu. Les animaux ne s’en occupent pas.

« Le chien, dit de Maistre, le singe, l’éléphant demi-raisonnant, s’approcheront du feu et se chaufferont comme nous avec plaisir ; mais jamais vous ne leur apprendrez à pousser un tison sur la braise, car le feu ne leur appartient point ; autrement le domaine de l’homme serait détruit. »

En général, quand de Maistre aborde un objet, il le transperce. Il n’enveloppe pas, il perce ; tel est son caractère propre.

Beaucoup plus occupé de l’utile que du Beau, de Maistre a dû, en face du feu, considérer surtout l’usage, non l’éclat, et il a remarqué que l’usage du feu, sa disposition, son édification est réservée à l’homme. L’amour du feu est un des caractères de notre race. Mais de Maistre ne s’est pas demandé pourquoi.

L’animal peut en effet, non se procurer le feu, mais jouir du feu qu’on lui présente.

Seulement sa jouissance s’arrêtera à la sensation : il jouira du feu, comme il jouirait de la viande. Mais l’homme, en face du feu, mêle toujours un peu d’admiration et un peu d’amour à son plaisir physique. Son œil aime le feu. Le feu d’artifice aura toujours le privilège d’attirer la foule ; la foule courra toujours au feu, ou pour le combattre, ou pour l’arrêter, ou pour le regarder ; jamais elle ne lui sera indifférente. Le feu d’artifice lui donne le plaisir du feu, considéré seulement dans l’ordre du Luxe, dans l’ordre du Beau, et prodigué pour elle sans nécessité.

Quand le crime intervient, le goût du feu ne cesse pas ; il ne fait que se dépraver. L’adoration du feu est la plus vraisemblable des formes de l’idolâtrie. Quand le crime intervient, le feu d’artifice devient l’incendie de Rome : voyez Néron. Une bête féroce dévore l’homme : sa cruauté demeure dans le domaine de l’Utile. Mais l’homme, qui a droit au feu et droit à la Beauté, quand il devient féroce, a le privilège de pouvoir transporter le crime loin du terrain de l’Utile ; il a le privilège de commettre le crime, sans profit matériel, pour jouir du Beau. Néron, brûlant Rome, pour regarder le feu, atteste glorieusement et horriblement la noblesse et la déchéance de l’homme. Le tigre jouit de la proie qu’il dévore, mais il faut que ses dents la touchent. Il ne jouit pas de la proie brûlée.

La présence inopinée du feu cause un mouvement de joie à l’âme humaine : l’enfant qui voit l’étincelle sortir des cailloux choqués, sent quelque chose s’éveiller en lui ; un frémissement de plaisir accompagne ce réveil. Il sent, sans le savoir, que cette surprise du feu symbolise une autre surprise. Il aime déjà l’Imprévu. Car Celui que le feu symbolise fait tout inopinément. La brise et la foudre surprennent, même quand elles sont prédites. Dieu étonne toujours, quand il arrive, même s’il s’est fait annoncer.

La foule attend longtemps le feu d’artifice, et la première fusée lui fait pousser un cri de surprise. Jamais le feu ne dit d’avance tous ses secrets.

L’amour du feu est mêlé chez l’homme, de crainte : l’explosion du feu lui inspire une terreur secrète, même s’il n’y a pas de danger. Plus il aime la chaleur dont il est le maître, plus il a horreur de la chaleur qui l’envahit malgré lui. Il sent qu’il dépend du feu, soit pour être vivifié, soit pour être dévoré. La flamme tient dans ses replis la vie et la mort de la création. La lumière et la chaleur deviennent encore plus nécessaires ou plus terribles, quand elles prennent le nom d’électricité. Nous sentons que la foudre symbolise directement la Toute-Puissance ; et il me semble que ce mot magique, qui frappe toujours l’humanité, s’applique au moins autant aux éclats spontanés de la miséricorde et de la joie qu’à ceux de la justice.

Saint Paul, sur le chemin de Damas, a été foudroyé par la paix.

Les mouvements du feu, insaisissables, subtils et souverains, ont une liberté ardente, qui, vue d’en bas, ressemble au caprice, et, vue d’en haut, ressemble à l’inspiration.

L’attrait qu’exerce sur nous la pierre précieuse est une des formes de l’amour de l’homme pour le feu.

Le feu est la condition de la vie, et l’objet de l’aumône. Il se donne sans se diminuer, symbolisant par là la nature du don qui enrichit quelqu’un sans appauvrir personne.

Les végétaux et les animaux s’envoient mutuellement le feu qu’ils respirent. Car le feu est le souffle. Les animaux aspirent l’oxygène et expirent le carbone ; les végétaux aspirent le carbone et expirent l’oxygène. L’oxygène, quand il entre dans les poumons de l’animal, renouvelle sa vie et purifie son sang, parce qu’il le brûle. Entre les arbres et nous, l’échange se fait nuit et jour. La terre a des volcans souterrains, la mer a des volcans sous-marins. Tout ce qui a vie brûle.

La création est une œuvre de charité, dont tous les membres se font incessamment l’aumône du feu.

Le feu purifie, le feu illumine, le feu unit. Il recompose après avoir décomposé.

Par là il symbolise très mystérieusement les trois formes de la vie mystique : la vie qui purifie, celle qui illumine, celle qui perfectionne et consomme.

Il est fort intéressant d’étudier l’action intellectuelle qu’exerce la vue du feu sur l’homme doué de l’Esprit.

M. Olier, fondateur du séminaire de Saint-Sulpice, dans un petit ouvrage très peu connu du public, s’abandonne, près du feu, aux pensées que voici :


OCCUPATION

Dans l’usage du feu.


« Je vous adore, mon Dieu, qui êtes, qui vivez et qui opérez en toutes choses !

« Je vous adore, feu immense, feu vivant, feu consumant ; je vous adore en votre infinité, en votre ardeur et en votre activité !

« Tout ce que nous voyons ici-bas de vous sur la terre, tout ce qui nous exprime le feu de votre essence, tout cela n’est rien, ô mon Dieu ! auprès de ce que vous êtes.

« Le feu qui est au centre de la terre, et le feu qui environne les cieux ; ces feux, qui sont effroyables en ardeur, prodigieux en grandeur, ne sont tous que des fantômes et des ombres en votre présence.

« O Dieu, que vous êtes grand, que vous êtes adorable ! que toute créature au ciel, en la terre et aux enfers, fléchisse les genoux devant vous !

« Je vous adore, ô mon amour, qui faites voir sous cet élément quelle est votre charité. Vous nous voyez ici défaillants et en langueur ; le froid nous ruine, il nous interdit l’usage de la vie, et aussitôt vous paraissez pour nous soulager.

« Vous montrez, ô mon Dieu, votre charité et votre face aimable sous cet élément, sitôt que nos besoins nous y appellent »

Ouvrons maintenant saint Denys :

« Mais, entrons en matière, et, au début de nos interprétations mystiques, cherchons pourquoi, parmi tous les symboles, la théologie choisit avec une sorte de prédilection le symbole du feu. Car, comme vous pouvez savoir, elle nous représente des roues ardentes, des animaux tout de flamme, des hommes qui ressemblent à de brûlants éclairs ; elle nous montre les célestes essences entourées de brasiers consumants, et de fleuves qui roulent des flots de feu avec une bruyante rapidité. Dans son langage, les trônes sont de feu : les augustes séraphins sont embrasés, d’après la signification de leur nom même, et ils échauffent et dévorent comme le feu : enfin, au plus haut comme au plus bas degré de l’être, revient toujours le glorieux symbole du feu. Pour moi, j’estime que cette figure exprime une certaine conformité des anges avec la divinité ; car chez les théologiens l’essence suprême, pure, et sans forme, nous est souvent dépeinte sous l’image du feu, qui a dans ses propriétés sensibles, on peut le dire, comme une obscure ressemblance avec la nature divine. Car le feu matériel est répandu partout, et il se mêle, sans se confondre, avec tous les éléments dont il reste toujours éminemment distingué ; éclatant de sa nature, il est cependant caché, et sa présence ne se manifeste qu’autant qu’il trouve matière à son activité ; violent et invisible, il dompte tout par sa force propre, et s’assimile énergiquement ce qu’il a saisi ; il se communique aux objets, et les modifie, en raison directe de leur proximité : il renouvelle toutes choses par sa vivifiante chaleur, et brille d’une lumière inextinguible ; toujours indompté, inaltérable, il discerne sa proie, nul changement ne l’atteint, il s’élève vers les cieux, et par la rapidité de sa fuite, semble vouloir échapper à tout asservissement ; doué d’une activité constante, les choses sensibles reçoivent de lui le mouvement : il enveloppe ce qu’il dévore, et ne s’en laisse point envelopper ; il n’est point un accident des autres substances ; ses envahissements sont longs et insensibles, et ses splendeurs éclatent dans les corps auxquels il s’est pris ; il est impétueux et fort, présent à tout d’une façon inaperçue : qu’on l’abandonne à son repos, il semble anéanti ; mais qu’on le réveille, pour ainsi dire, par le choc, à l’instant il se dégage de sa prison naturelle, et rayonne et se précipite dans les airs, et se communique libéralement, sans s’appauvrir jamais. On pourrait signaler encore de nombreuses propriétés du feu, lesquelles sont comme un emblème matériel des opérations divines. C’est donc en raison de ces rapports connus que la théologie désigne sous l’image du feu les natures célestes : enseignant ainsi leur ressemblance avec Dieu, et les efforts qu’elles font pour l’imiter[1]. »

Nous venons d’entendre de Maistre, M. Olier, saint Denys.

Quelle ressemblance et quelle différence !

Ces trois hommes ont le sens de la Vérité. Tous trois pénètrent l’idée dans le fait. Tous trois ont la connaissance du symbole. Tous trois ont le tact. Mais quelle différence !

Le regard de de Maistre perce ;

Le regard de M. Olier contemple ;

Le regard de saint Denys enveloppe.

De Maistre attaque un sujet, il ne le traite jamais ; il l’attaque et l’éclaire vivement, mais incomplètement, par la face qu’il aborde.

M. Olier se promène autour et le contemple en priant.

Saint Denys voit d’en haut tout ce dont il parle. Il regarde sans descendre, il regarde du point qu’il occupe, il regarde sans se déranger. Il regarde à distance ; car il est toujours trop haut pour voir de près. Mais ce regard enveloppe et consomme. Saint Denys embrasse.

De Maistre touche fortement le point qu’il aborde, mais ne s’occupe pas du cercle : il touche sans embrasser.

Saint Denys embrasse sans toucher. Il embrasse du regard.

  1. Traduction de Mgr. Darboy.