Les Plateaux de la balance/Introduction de l’Éditeur
INTRODUCTION
Au moment où se déroulent de nobles et subtils débats sur les droits et les devoirs du Catholique qui fait œuvre d’artiste, au moment où l’on discute sur les exigences des consciences en matière d’art, une réimpression des Plateaux de la Balance, d’Ernest Hello, apparaît spécialement opportune.
Chateaubriand, au début du dix-neuvième siècle, voulut montrer, dans le Génie du Christianisme, ce qu’avaient gagné les belles-lettres, ce qu’avaient gagné les beaux-arts, à se laisser frôler par une inspiration chrétienne. Ernest Hello, aux alentours de 1880, dans les articles recueillis en son livre des Plateaux, indique tout ce que perdent les beaux-arts, tout ce que perdent les belles-lettres, à ne point se laisser suffisamment imprégner et féconder par les ressources que la foi leur offre, orienter et conduire par les lumières qu’elle leur propose.
Un siècle après l’explosion de la grande « querelle des Anciens et des Modernes », Chateaubriand, planant au-dessus de ce champ clos plutôt qu’il n’y descendait, mit en valeur, dans les lettres dites modernes, certaines richesses qui manquaient aux lettres anciennes. Lorsque le dix-huitième siècle esquissait un tel parallèle, c’était pour y trouver l’occasion d’un hommage au « progrès humain » : Chateaubriand, tout au contraire, cherchant une origine aux formes nouvelles de la sensibilité, aux aspects nouveaux de la beauté, en faisait honneur à ce don divin qui s’appelle le christianisme. La publication du Génie semblait ainsi clore par une sorte d’épilogue confessionnel, apologétique, et vraiment tout à fait imprévu, les polémiques autrefois soulevées par Perrault, Lamotte et Fontenelle. « Serait-ce en vain que les hommes ont progressé ? avaient dit ceux-ci ; donc, vivent les modernes ! » Or les lecteurs du Génie, voyant le problème sous un autre aspect, pouvaient conclure à leur tour : « Dans ce qui est moderne, respect à ce qui fut l’apport divin ou le résultat de l’apport divin, respect aux enrichissements apportés à l’art par tout ce que le christianisme réveilla de besoins et fit resplendir de vérités dans l’âme humaine renouvelée ! »
Quatre vingts ans se passent, et voici que la voix d’Ernest Hello, du haut de ces cimes d’où volontiers elle retentissait, interpelle quelques-uns des plus illustres parmi ceux qui depuis trois cents ans tinrent une plume, et puis, après eux, le groupe des critiques qui guident l’opinion, font ou défont les réputations, et qui commandent d’admirer, ou bien commandent de dénigrer. Hello demande à ces auteurs, à ces critiques, quelle est la métaphysique à laquelle ceux-là subordonnent leur effort d’art et ceux-ci leurs jugements. Car bon gré mal gré ils ont une métaphysique, lors même qu’ils se piqueraient de n’en avoir aucune, puisqu’une telle prétention, si négative soit-elle, n’est déjà rien de moins qu’une attitude définie, et rien de moins qu’un parti-pris, et rien de moins qu’une démarche philosophique, et puisqu’on est philosophe encore, philosophe sans le savoir, même lorsqu’on voudrait ne l’être point.
Hello regarde autour de lui, il écoute, il questionne : cette métaphysique chrétienne dont quelques mystiques spécialement aimés, l’Aréopagite, Ruysbrock, Angèle de Foligno, lui entr’ouvent les abîmes, qu’en pense-t-on parmi ses contemporains ? On la néglige, on la déserte, il apparaît à Hello qu’Hegel est devenu le maître des pensées. Devant l’hégélianisme, l’imagination d’Hello se sentait prise comme d’un vertige : si sa foi ne l’eût aidée à reprendre possession de sa raison naturelle et à en exploiter toutes les énergies, je crois bien que cette imagination eût fait de lui un hégélien. En définitive, on sent qu’il trouve dans le système d’Hegel une grandeur de mauvais aloi, mais cependant une grandeur : il ne voit que petitesses, au contraire, et vilenies, et demi lâchetés, dans ces complaisances et condescendances qui induisent nombre d’écrivains, réputés penseurs, à ne plus savoir dire oui ou non, à ne plus oser dire : Ceci est vrai, cela est faux. Que l’hégélianisme, cette audace de spéculation, soit devenu une sorte de masque, dont s’affublent coquettement, pour faire figure dans le monde, la timidité des pensées, et la paresse des affirmations, et ce qui reste de pudeur aux négations : cela indigne Hello, cela le met hors de lui, et dans les Plateaux de la Balance, sa critique s’évade de cette anémiante atmosphère. Elle deviendrait volontiers injurieuse pour ceux qui s’y complaisent ; son attachement même pour la vérité chrétienne exacerbe son verbe et libère ses verdicts. Il va juger un Shakespeare, un Gœthe : il confronte ce qu’il sait de leur psychologie, ce qu’il croit deviner de leur métaphysique, avec les lumières qui s’offraient à leurs regards et qui pour eux eussent éclairé ciel et terre s’ils eussent voulu les retenir, s’ils eussent voulu les exploiter pour faire œuvre de beauté. Et voilà qu’Hello nous convie à reconstituer ce qu’auraient dû être le roi Lear, et Macbeth, et Hamlet, et ce qu’auraient dû être l’âme et le cerveau de l’auteur de Faust, si Shakespeare et si Gœthe avaient pleinement répondu à leur vocation, et s’ils avaient mieux connu, ou mieux écouté, ce que dit la foi chrétienne sur ce monde et sur l’autre. Corriger un Shakespeare, et vouloir recréer un Gœthe, n’est-ce point témérité, alors que l’humanité s’incline devant ce Shakespeare et devant ce Gœthe, alors qu’elle les admire, tels qu’ils furent ? Mais non, nous répondrait Hello : la sentez-vous satisfaite, cette humanité, de l’admiration que pour eux elle éprouve ? Au-delà des salons où l’on doute élégamment, avec d’ironiques persiflages qui voudraient être gais, écoutez le romantisme, qui franchement soupire, et qui parfois sanglote. Les idolâtries esthétiques du romantisme procurent-elles ce bonheur qu’apporte la possession du vrai ?
Il y a du romantisme chez Hello, il y en a même beaucoup, mais sa foi l’a soustrait aux malaises du romantisme. C’est un autre intérêt qu’offre le livre des Plateaux, de définir ces malaises. Hello les ausculte avec pitié, presque avec miséricorde. Ces romantiques qui cherchent l’infini, qui en ont besoin, et qui se fourvoient dans la recherche, l’attendrissent. Leur siècle, on le sent, lui parait supérieur au dix-huitième. Eux du moins, ils cherchent un peu, si d’ailleurs ils n’ont pas trouvé ; le dix-huitième siècle ne voulait ni chercher ni trouver. Hello écrit son livre au moment où le scientisme dans le domaine de la pensée, au moment où l’école parnassienne dans le domaine de la poésie, avaient réagi contre l’inquiétude romantique et contre l’esthétique romantique ; ses pages sur le romantisme ressemblent à une oraison funèbre dans laquelle l’orateur, en traits sévères et inattendus, qualifierait le mauvais usage que fit le défunt de ses bons désirs, et même de ses bonnes intentions. Et l’on se reprend, en lisant ces pages, à songer à ce précurseur du romantisme, qui s’appela Chateaubriand. Il avait ouvert à l’art romantique les écluses du courant chrétien : que résulte-t-il, quatre vingts ans plus tard, du jugement porté par Hello ? C’est que le romantisme est passé à côté du christianisme, et c’est que la Vérité est toujours insuffisamment exploitée, comme source de Beauté.
Lisez maintenant, dans les Plateaux, le chapitre sur l’Envie, le chapitre sur la Charité intellectuelle, dans lesquels Hello, par un retour amer sur lui-même et sur son ingrate destinée littéraire, entame le procès de l’opinion publique, de ses admirations iniques, de ses mépris iniques, et lui demande compte de tous les péchés d’omission qu’elle commet à l’endroit de ceux qui voudraient lui porter la lumière. Il s’épanche, soudainement, en âpres invectives ; on dirait que sourdement il réclame justice pour lui-même, pour ce qu’en lui-même il sent de génie. Il n’est pas découragé cependant, il continue ; sa balance est toujours là, avec un fléau qu’aucunes considérations humaines, qu’aucuns sentiments humains ne sauraient faire arbitrairement fléchir. Il est méconnu, lui penseur, mais le regard qu’il jette sur le monde des idées, des lettres et des âmes, lui montre que son Dieu est méconnu. Alors cette âme d’artiste susceptible, en qui l’humilité lutte sans cesse contre ce qui aurait pu devenir une hypertrophie du moi, en qui l’ascèse chrétienne corrige et mortifie sans cesse l’attitude romantique, cette âme cesse de se plaindre, puisque son Dieu, tout le premier, accepte tant de disgrâces, et cette âme continue de travailler, puisque son Dieu la veut au travail. Les pages où l’on devine ces gémissements qui volontairement s’éteignent, ces résolutions qui virilement se renouvellent, ne sont pas les moins belles de l’œuvre d’Hello ; un instant elles le rapprochent de nous ; elles l’éloignent de cet inaccessible Sinaï d’où tombaient les flèches de sa critique, et devant nous, c’est un homme qui souffre, qui travaille et qui saigne, un homme comme nous, un chrétien comme nous, et meilleur que nous.
Georges GOYAU.