Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 7-9).


PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION.




à monsieur charles wiley, libraire.


Chaque homme est plus ou moins le jouet du hasard, et je ne sache pas que les auteurs soient nullement exempts de cette influence humiliante. Voici le troisième de mes romans[1], et il dépend de deux conditions incertaines que ce soit le dernier : l’une est l’opinion publique, et l’autre mon propre caprice. J’écrivis mon premier livre parce qu’on m’avait dit que je ne pourrais composer un livre sérieux, et pour prouver au monde qu’il ne me connaissait pas je fis un roman si sérieux que personne ne voulut le lire, d’où je conclus que j’eus raison complètement. Mon second livre fut écrit pour essayer de triompher de cette indifférence des lecteurs. Jusqu’à quel point ai-je réussi ? Monsieur Charles Wiley, c’est ce qui doit rester toujours un secret entre nous. Le troisième a été enfin composé exclusivement dans le but de me plaire à moi-même ; de sorte qu’il ne serait pas étonnant qu’il déplût à tout le monde, excepté moi ; car qui a jamais pensé comme les autres sur un sujet d’imagination ?

J’estimerais la critique la perfection de l’esprit humain, s’il n’existait cette dissidence dans le goût. Au moment où je me dispose à adopter les avis ingénieux d’un savant aristarque[2], on me remet l’article d’un autre qui condamne tout ce que son rival loue, et qui loue tout ce que son rival condamne. Me voilà comme un âne entre deux bottes de foin ; de sorte que je me décide à abandonner ma nature vivante, et je reste stationnaire comme une botte de foin entre deux ânes.

Il y a longtemps, disent les sages, qu’il n’y a plus rien de nouveau sous le soleil ; mais les critiques des revues (les rusés compères) ont adopté un adroit expédient pour prêter de la fraîcheur à l’idée la plus commune. Ils l’habillent d’un langage si obscur et si métaphysique que le lecteur ne les comprend qu’après une certaine étude. C’est ce qu’on appelle « un grand cercle d’idées » et assez à propos, je puis le dire ; car, s’il faut citer mon propre exemple, j’ai fréquemment parcouru leur monde d’idées, et je suis revenu aussi ignorant de ce qu’ils voulaient dire qu’auparavant. Il est charmant de voir les lettrés d’un cabinet de lecture s’emparer d’un de ces écrits difficiles. Leurs éloges sont dans un rapport exact avec leur obscurité ; chacun sait que paraître sage est la première qualité exigée dans un grand homme.

Un mot qu’on trouve dans la bouche de tous les critiques, des lecteurs des Magazines, et des jeunes dames, lorsqu’ils parlent des romans, c’est celui de keeping (accord des parties entre elles[3],) et peu de personnes y attachent le même sens ; j’appartiens moi-même à l’ancienne école dans cette question, et je pense que ce mot s’applique plus au sujet même qu’à l’emploi d’aucuns termes particuliers ou expressions de mode. Comme il vaudrait autant pour un homme n’être pas de ce monde que de s’écarter du keeping, j’ai cherché dans cette histoire à m’y attacher scrupuleusement. C’est un frein terrible imposé à l’imagination, comme le lecteur s’en apercevra bientôt ; mais sous son influence, j’en suis venu à la conclusion que l’auteur d’un roman, qui prend la terre pour scène de son récit, est en quelque sorte tenu de respecter la nature humaine. J’en avertis quiconque ouvrirait ce livre avec l’espérance d’y rencontrer des dieux et des déesses, des esprits et des sorciers, ou d’y éprouver ces fortes sensations qu’excite une bataille ou un meurtre ; qu’il le laisse là, car il n’y aura aucun intérêt de cette sorte dans aucune page.

J’ai déjà dit que c’était mon propre caprice qui m’avait suggéré ce roman ; mais c’est un caprice qui est intimement uni avec le sentiment. Des temps plus heureux, des événements plus intéressants, et probablement des scènes plus belles, auraient pu être choisis pour agrandir mon sujet ; mais rien de tout cela ne m’aurait été aussi agréable. Je désire donc être plutôt jugé par ce que j’ai fait que par mes péchés d’omission. J’ai introduit une bataille, mais elle n’est pas très-homérique. Quant aux assassinats, la population d’un nouveau pays ne souffre pas cette dépense de la vie humaine ; on aurait pu amener une ou deux pendaisons à l’avantage manifeste de « l’établissement colonial ; » mais c’eût été en contradiction (out of keeping) avec les lois humaines de ce pays de clémence.

Le roman des Pionniers est sous les yeux des lecteurs, monsieur Wiley, et je m’adresserai à vous pour le seul vrai compte de sa réception. Les critiques peuvent écrire aussi obscurément qu’il leur plaira, et se donner pour plus sages qu’il ne le sont : les journaux peuvent nous faire mousser[4] ou nous déchirer à belles dents, suivant leur capricieuse humeur ; mais si vous m’abordez en souriant, je saurai tout de suite que l’ouvrage est essentiellement bon.

Si vous avez jamais besoin d’une préface, je vous prie de me le faire savoir en réponse.

Tout à vous sincèrement,
L’AUTEUR.
New-York, 1er janvier 1823.



  1. Les deux premiers romans de M. Fenimore Cooper sont Précaution et l’Espion. Nous avons dû changer leur ordre depuis qu’en composant le Dernier des Mohicans et la Prairie l’auteur a complété en trois ouvrages l’histoire d’un seul homme.
  2. Reviewer, rédacteur de revues ou gazettes critiques.
  3. Il est peut-être difficile de rendre ce mot autrement que par une périphrase ; il exprime l’harmonie, l’accord parfait des parties dans un ouvrage d’esprit, et l’harmonie des sons et des couleurs en peinture, comme aussi l’observation de certaines règles de dignité ou d’ensemble.
  4. To puff.