Les Pionniers/Chapitre 7

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 71-83).
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CHAPITRE VII.


Ce fut des sources reculées de la Susquehanna, où des tribus sauvages poursuivent encore leur gibier ; que vint le berger de la forêt ; sa couverture était attachée avec des rubans jaunes.
Freneau.



Avant que les Européens, ou, pour me servir d’un terme plus significatif, avant que les chrétiens se fussent emparés d’un sol appartenant aux anciens propriétaires qu’ils en expulsaient, toute cette étendue de pays qui compose aujourd’hui les États de la Nouvelle-Angleterre, et ceux qui sont situés dans l’intérieur, à l’est des montagnes, étaient occupés par deux grandes nations indiennes. Ces deux nations, qui avaient donné naissance à un nombre infini de peuplades, avaient chacune leur langue différente ; elles étaient presque toujours en état de guerre, et jamais elles ne s’amalgamèrent ensemble avant que les usurpations des blancs eussent réduit la plupart de leurs tribus à un état de dépendance. Leur existence politique comme peuples fut alors à peu près détruite, et, vu les besoins et les habitudes des sauvages, leur situation personnelle comme individus devint très-précaire.

Ces deux grandes division s’étaient composées, d’une part, des cinq, ou, comme on les appela ensuite, des six Nations et de leurs alliés[1], et de l’autre, des Lenni-Lenapes ou Delawares, et des tribus nombreuses et puissantes qui tiraient leur origine de cette nation. Les Anglo-Américains nommaient ordinairement les premiers les Iroquois, ou les six Nations, et quelquefois les Mingos ; mais leurs rivaux leur donnaient toujours le nom de Mengwe ou Maqua. Ils se subdivisaient en plusieurs tribus, ou comme ils le disaient pour se donner plus d’importance, en plusieurs nations, les Mohawks, les Onéidas, les Onondagas, les Cayugas et les Senecas, qui occupaient dans la confédération le rang dans lequel nous venons de les nommer. Les Tuscaroras furent admis dans cette union environ un siècle après sa formation, et complétèrent le nombre de six Nations.

Les Lenni-Lenapes, que les blancs nommaient les Delawares, parce qu’ils tenaient leurs grands conseils sur les bords de la rivière Delaware, se subdivisaient comme les autres en plusieurs peuplades, qui étaient, indépendamment de celle qui portait particulièrement ce nom commun à toute la nation, les Mahicanni, Mohicans ou Mohegans, et les Nantycokes ou Nantigoes. Ces derniers occupaient le pays situé sur les bords du Chesapeak et le long du rivage de la mer, tandis que les Mohicans étaient établis dans la contrée qui s’étend depuis l’Hudson jusqu’à l’Océan, et qui comprend une grande partie de la Nouvelle-Angleterre. Ces deux tribus furent donc les premières que les Européens dépouillèrent de leurs possessions.

Les guerres contre les nations sauvages sont aussi célèbres en Amérique que celles du roi Philippe. Mais la politique de Guillaume Penn, ou de Miquon, comme le nommaient les naturels du pays, arriva à son but avec moins de difficulté, quoique avec autant de certitude. Les Mohicans disparurent peu à peu du pays qu’ils avaient habité, et un certain nombre de leurs familles allèrent chercher un refuge dans le sein de la peuplade-mère, c’est-à-dire, des Lenni-Lenapes ou Delawares.

Cette dernière tribu avait souffert que leurs anciens ennemis, les Mengwe ou Iroquois, leur donnassent le nom de femmes : ils avaient consenti à ne plus faire la guerre, à se borner à des occupations pacifiques, et à laisser le soin de leur défense aux hommes, c’est-à-dire aux peuplades belliqueuses des six Nations[2].

Cet état de choses dura jusqu’au commencement de la guerre pour l’indépendance de l’Amérique. À cette époque, plusieurs guerriers célèbres des Mohicans, voyant qu’il était inutile de disputer plus longtemps le terrain aux blancs, vinrent rejoindre la tribu qu’ils regardaient comme celle de leurs ancêtres, et y répandirent les sentiments de courage et de fierté qui les animaient. Alors les Lenni-Lenapes se déclarèrent indépendants, annoncèrent qu’ils étaient redevenus hommes, et, prenant pour l chefs les plus vaillants et les plus expérimentés de ces Mohicans, ils recommencèrent à faire de temps en temps des expéditions contre leurs anciens ennemis, et quelquefois même contre les Européens.

Parmi ces guerriers mohicans, il se trouvait une famille distinguée par-dessus toutes les autres par sa bravoure, et par toutes les qualités qui constituent le héros chez les guerriers d’une nation sauvage. Mais le temps, la guerre et les privations de toute espèce avaient fini par l’éteindre, ou à peu près, car le seul représentant de cette race jadis illustre et nombreuse était l’Indien qui venait d’entrer dans le salon de Marmaduke Temple. Il avait longtemps vécu avec les blancs, avait fait la guerre avec eux, et, en ayant reçu un bon accueil à cause des services qu’il leur avait rendus, il s’était fait chrétien, et avait été baptisé sous le nom de John. Il avait cruellement souffert dans la dernière guerre ; car, ayant été surpris avec sa troupe par l’ennemi, toute sa famille fut massacrée ; et quand les faibles restes de sa tribu éteignirent leurs feux sur les bords de la Delaware, pour s’enfoncer plus avant dans l’intérieur, il refusa de les suivre, voulant que ses restes fussent couverts par la même terre qui couvrait ceux de ses ancêtres, et où ils avaient, en quelque sorte, régné si longtemps.

Ce n’était pourtant que depuis quelques mois qu’il avait paru sur les montagnes voisines de Templeton. Il faisait de fréquentes visites à la butte de Natty, et comme toutes les habitudes de Bas-de-Cuir le rapprochaient beaucoup de la race sauvage, cette espèce de liaison n’excitait aucune surprise ; ils finirent même par habiter la même cabane, prenant leurs repas ensemble et partageant les mêmes occupations.

Nous avons déjà fait connaître le nom de baptême de cet ancien chef mohican ; mais, lorsqu’il parlait de lui-même, il se nommait toujours Chingachgook, ce qui, dans sa langue, signifiait le Grand-Serpent. Il avait obtenu ce nom, dans sa jeunesse, par sa valeur et sa prudence ; mais lorsque le temps eut sillonné son front, et qu’il fut resté le dernier de sa famille et même de sa tribu, le peu de sauvages qui habitaient encore le long des rives de la Delaware lui donnèrent un nom expressif, le nommant le Mohican. Le son d’un tel nom, en lui rappelant sa famille détruite et sa nation dispersée, produisait peut-être une impression profonde sur le cœur de ce vieux chef, car ce n’était que dans les occasions les plus solennelles qu’il se le donnait à lui-même. Quant aux colons, il était généralement connu parmi eux sous le nom de John Mohican, ou on l’appelait plus familièrement encore John l’Indien.

D’après le long commerce qu’il avait eu avec les blancs, les habitudes de Mohican tenaient le milieu entre la civilisation et l’état sauvage, quoiqu’il gardât une préférence marquée pour ce dernier. Son costume était partie national, partie européen. Bravant la rigueur du froid, il avait la tête nue, mais elle était couverte, malgré son âge, d’une forêt de cheveux noirs fort épais. Son front était noble et découvert, son nez, de la forme de ceux qu’on appelle romains, sa bouche grande, mais bien faite ; et quand elle s’ouvrait elle laissait apercevoir deux rangs de dents saines et blanches, malgré ses soixante-dix ans. Son menton était arrondi, et l’on reconnaissait dans les arcades saillantes de ses pommettes le signe distinctif de sa race ; ses yeux n’étaient pas grands, mais leurs prunelles noires brillaient comme deux étoiles, tandis qu’elles se fixaient successivement sur tous ceux qui étaient dans le salon.

Dès qu’il vit que tous les regards se tournaient vers lui, il laissa retomber sur ses pantalons de peau de daim écrue la couverture qui lui enveloppait la partie supérieure du corps, et qui était attachée à sa taille par une ceinture d’écorce d’arbre ; et il s’avança, avec un air de majesté et de résolution, vers le groupe au milieu duquel se trouvait le jeune chasseur.

Ses bras et son corps jusqu’à la ceinture étaient entièrement nus, à l’exception d’une médaille d’argent, représentant Washington, suspendue à son cou par une courroie de peau, et qui flottait sur sa poitrine, au milieu des cicatrices de maintes blessures. Ses épaules étaient larges et musclées ; mais ses bras, quoique bien proportionnés, n’avaient pas cette apparence de vigueur que le travail seul peut donner. Ce médaillon était la seule décoration qu’il portât, quoique d’énormes fentes pratiquées dans le cartilage de ses oreilles qui touchaient presque à ses épaules, annonçassent qu’elles avaient été décorées d’autres ornements dans des temps plus heureux. Il avait en main un petit panier fait de branches flexibles de frêne, dépouillées de leur écorce, et dont une partie, bizarrement teinte en rouge et en noir, formait un contraste avec la blancheur du bois.

Lorsque cet enfant des forêts s’approcha de la compagnie, on s’écarta pour lui permettre d’avancer vers celui qui était évidemment l’objet de sa visite. Il s’arrêta devant lui, mais sans lui parler, fixant ses yeux étincelants sur sa blessure, et les tournant ensuite vers le juge avec une attention marquée.

M. Temple fut surpris de ce jeu muet de l’Indien, qui était ordinairement calme, soumis et comme affectant une espèce d’impassibilité. Cependant il lui dit en lui présentant la main :

— Tu es le bienvenu, John. Ce jeune homme paraît avoir une haute opinion de ton savoir, puisqu’il te préfère même à notre bon ami le docteur Todd pour panser sa blessure.

Mohican lui répondit en assez bon anglais, mais d’un ton bas, monotone et guttural.

— Les enfants de Miquon n’aiment pas la vue du sang ; et cependant ce jeune aigle a été frappé par la main qui aurait dû s’abstenir de lui faire le moindre mal.

— Mohican ! vieux John ! s’écria le juge avec une sorte d’horreur, et en tournant sa physionomie franche et ouverte du côté du blessé, comme pour en appeler à lui-même ; crois-tu donc que ma main ait jamais répandu volontairement le sang d’un homme ? Fi ! fi ! la religion devrait t’apprendre à juger plus favorablement de ton prochain.

— Le malin esprit s’introduit quelquefois dans le meilleur cœur, dit John d’un ton expressif, fixant toujours les yeux sur le juge, comme pour chercher à lire dans le fond de ses pensées ; mais mon frère dit la vérité ; sa main n’a jamais ôté la vie à personne, non pas même quand les enfants de notre puissant père d’Angleterre rougissaient les eaux de nos rivières du sang de son peuple.

— Bien sûrement, John, dit M. Grant avec douceur, vous n’avez pas oublié le précepte de notre divin Sauveur : — Ne jugez pas, pour ne pas être jugé. — Quel motif aurait pu avoir le juge Temple pour blesser un jeune homme qui lui est inconnu, dont il n’a à attendre ni bien ni mal ?

L’Indien l’écouta avec respect, sans cesser d’examiner avec attention la physionomie de M. Temple, et lorsque le ministre eut cessé de parler il tendit la main au juge, et dit avec énergie :

— Il est innocent. Mon frère n’a pas eu de mauvaises intentions.

Marmaduke reçut avec un sourire de bienveillance la main qui lui était présentée, prouvant ainsi que, s’il était surpris des soupçons qu’avait conçus le vieil Indien, du moins il n’en conservait aucun ressentiment. Pendant ce temps, le blessé regardait alternativement le juge et Mohican avec un air de pitié dédaigneuse. Enfin, la pacification terminée, John songea à s’acquitter des fonctions qu’il était venu remplir. Le docteur Todd ne montra nul mécontentement en voyant un vieux sauvage venir ainsi sur ses brisées ; il lui fit place sans difficulté, et se contente de dire à demi-voix à M. Le Quoi :

— Il est fort heureux que l’extraction de la balle ait été faite avant l’arrivée de cet Indien ; mais une vieille femme suffirait maintenant pour faire le pansement de cette blessure. Je crois que ce jeune homme demeure avec John et Natty Bumppo, et il est toujours à propos de se prêter aux fantaisies d’un malade, quand on peut le faire sans danger.

— Certainement, docteur, oui, répondit le Français ; je vous ai vu saisir la balle avec beaucoup de dextérité, et je crois qu’une vieille femme finirait aisément une opération si bien commencée[3].

Mais Richard avait au fond beaucoup de vénération pour les connaissances de Mohican, surtout pour la guérison des blessures, et il ne voulut pas laisser échapper cette occasion d’acquérir une nouvelle gloire.

— Bonjour, Mohican, dit-il en s’approchant de l’Indien ; bonjour, mon brave homme ; je suis charmé de vous voir. Quand il faut tailler dans les chairs, donnez-moi un chirurgien régulier comme le docteur Todd ; mais, quand il s’agit de guérir une blessure, laissez faire un naturel du pays. Vous souvenez-vous du jour où nous avons remis ensemble le petit doigt de la main gauche de Natty Bumppo, qu’il s’était démis en tombant du rocher qu’il voulait gravir pour aller ramasser un faisan qui y était tombé ? Jamais je n’ai pu dire lequel de Natty ou de moi l’avait tué. Il tira le premier, et l’oiseau tomba ; mais c’était peut-être de frayeur, car il se relevait pour reprendre son vol, quand je lâchai mon coup. Natty prétendit que la blessure était trop large pour que je pusse l’avoir tué, attendu que mon fusil était chargé de petit plomb, tandis que le sien ne contenait qu’une seule balle. Mais mon fusil n’écarte pas, et j’ai quelquefois tiré à vingt pas dans une planche sans y faire plus d’un trou ; le plomb faisait balle. Voulez-vous que je vous aide, John ? Vous savez que j’ai la main heureuse pour toutes ces opérations.

Le Mohican écouta cette tirade avec beaucoup de patience, et quand Richard l’eut terminée il le chargea de tenir le panier qui contenait ses spécifiques. M. Jones fut très-satisfait du rôle qui lui était assigné, et toutes les fois qu’il parla de cette affaire dans la suite il ne manqua pas de dire qu’il avait fait l’extraction de la balle avec le docteur Tood, et le pansement de la blessure avec John l’Indien.

Le patient semblait devoir mériter ce nom, lorsqu’il se trouva entre les mains de Mohican, bien plus que lorsqu’il était sous le scalpel du véritable chirurgien. L’Indien n’exerça pourtant pas longtemps la patience du blessé, car son pansement ne consista qu’à appliquer sur la plaie une écorce pilée avec le suc de quelques simples qu’il avait cueillis dans les bois.

Parmi les habitants sauvages des forêts de l’Amérique, il se trouvait toujours des médecins de deux espèces : les uns prétendaient guérir leurs malades par le moyen d’un pouvoir surnaturel, et ils obtenaient plus de confiance et de vénération qu’ils n’en méritaient ; les autres, du nombre desquels était Mohican, possédaient la connaissance des simples qui naissaient dans leurs bois, et ils s’en servaient souvent avec succès pour la guérison de diverses maladies, et notamment des blessures et des contusions.

Pendant que John mettait l’appareil sur la blessure, M. Jones, qui cherchait toujours à se donner de l’importance, avait remis le panier au docteur, pour tenir le bout du bandage dont Mohican enveloppait l’épaule du blessé. Elnathan profita de cette occasion pour jeter un regard curieux sur ce que contenait le panier confié à ses soins. Il ne s’en tint même pas à cet examen superficiel ; car sa main, suivant le même chemin que ses yeux, s’introduisit furtivement dans le panier, et fit passer avec dextérité dans sa poche des échantillons des écorces et des simples qui s’y trouvaient.

Il remarqua pourtant que les yeux clairvoyants du juge l’avaient suivi dans cette nouvelle opération, et s’approchant de lui il lui dit à l’oreille :

— On ne peut nier, monsieur Temple, que ces Indiens n’aient quelques connaissances utiles dans les parties secondaires de la science médicale ; par exemple, ils ont d’excellents remèdes contre les cancers et l’hydrophobie : ces secrets leur viennent de tradition. Or, j’emporte ces écorces et ces simples pour les examiner plus à loisir et les analyser ; car un remède qui ne vaudra petit-être rien pour l’épaule de ce jeune homme peut être bon contre le mal de dents, les rhumatismes, ou quelque autre maladie. On ne doit jamais regarder comme au-dessous de soi d’apprendre, fût-ce même d’un sauvage.

Il fut heureux pour le docteur Todd qu’il eût des principes aussi libéraux ; car ce fut à eux et à ses pratiques journalières qu’il dut toutes ses connaissances, et qu’il se rendit peu à peu en état de remplir les devoirs d’une profession qu’il avait embrassée sans beaucoup la connaître. Dès qu’il fut de retour chez lui, il s’occupa à examiner le spécifique de Mohican ; mais le procédé auquel il le soumit n’avait rien de commun avec les règles ordinaires de la chimie ; car, au lieu de séparer les parties qui le constituaient, il travailla à les réunir, afin de pouvoir reconnaître les arbres et les plantes dont il était tiré, et il parvint à y réussir.

Environ dix ans après l’événement que nous venons de rapporter, Elnathan fut appelé pour donner des soins à un officier qui avait été blessé dans une affaire d’honneur. Il employa le remède du vieil Indien, dont il avait reconnu l’efficacité ; et le succès qu’il obtint augmenta tellement sa réputation, que quelques années plus tard, lorsque la guerre se déclara de nouveau entre les États-Unis et l’Angleterre, il obtint le grade de chirurgien major d’une brigade de milice.

Lorsque John eut fini d’appliquer son écorce, il laissa à Richard le soin de la coudre de manière à l’assujettir, car le maniement de l’aiguille était un art que les naturels du pays n’entendaient guère ; et ce ne fut pas un faible triomphe pour Richard que d’avoir à mettre la dernière main à cette besogne importante.

— Donnez-moi des ciseaux, s’écria-t-il après avoir cousu le bandage aussi solidement que s’il eût dû rester en place un mois et plus ; donnez-moi des ciseaux, voici un fil qu’il faut couper ; car, s’il venait à passer sous le bandage, il pourrait envenimer la blessure. John, je vous prie de remarquer que j’ai recouvert le tout d’une couche de charpie entre deux linges ; non que je doute de la vertu de votre remède ; mais cette précaution sera utile contre l’air froid, et s’il y a de la bonne charpie au monde c’est celle-là, car je l’ai faite moi-même, et je dois m’y entendre, puisque mon grand-père était docteur, et que mon père avait un talent d’instinct pour la médecine.

— Voici des ciseaux, monsieur Jones, dit Remarquable en s’avançant vers lui et en lui en offrant une énorme paire qu’elle venait de détacher de dessous son jupon ; en vérité, voilà qui est cousu à ravir ! Une femme n’aurait pu mieux faire.

— Une femme n’aurait pu mieux faire ! répéta Richard avec indignation, et qu’est-ce qu’une femme entend à pareille besogne ? Vous en êtes bien la preuve : qui a jamais vu employer de pareils ciseaux pour panser une blessure ? Docteur, vous en avez sans doute une bonne paire dans votre trousse, prêtez-la-moi. Bien. Maintenant, jeune homme, vous pouvez être tranquille, et vous n’êtes pas malheureux. La balle a été extraite avec dextérité quoiqu’il me convienne peu d’en parler, puisque j’y ai mis la main, et votre blessure a été admirablement bien pansée. Oui, oui, tout ira bien, quoique l’effort que vous avez fait pour faire reculer mes chevaux puisse avoir une tendance à faire enflammer la blessure. Vous avez été un peu pressé, et je présume que vous n’êtes pas habitué aux chevaux ; mais je vous pardonne l’accident en faveur de l’intention ; car je suis persuadé que vous en aviez une fort bonne.

— Maintenant, Messieurs, dit le jeune étranger en remettant ses habits, je n’abuserai pas plus longtemps de votre temps et de votre patience. Il ne reste qu’une chose à régler, juge Temple, ce sont nos droits respectifs sur le daim.

— Il est à vous, répondit Marmaduke, je renonce à toutes mes prétentions, et nous avons un autre compte à régler ensemble ; mais vous reviendrez nous voir demain matin, et nous nous en occuperons alors. Élisabeth, dit-il à sa fille, qui était revenue dans le salon dès qu’elle avait appris que le pansement était terminé, faites servir quelques rafraîchissements à ce jeune homme, avant que nous ne nous rendions à l’église, et qu’Aggy prépare un sleigh pour le conduire où il le désirera.

— Mais, Monsieur, je ne puis partir sans emporter au moins une partie du daim ; Je vous ai déjà dit que j’avais besoin de venaison.

— Qu’à cela ne tienne, dit Richard, le juge vous paiera votre daim, et cependant vous en emporterez de quoi vous régaler, vous et vos amis. Nous n’en garderons que le train de derrière. Vous pouvez vous regarder comme ayant joué de bonheur aujourd’hui. Vous avez reçu un coup de feu, et vous n’êtes ni tué ni estropié. Votre blessure a été pansée ici, au milieu des bois, aussi bien qu’elle l’eût été à l’hôpital de Philadelphie, pour ne pas dire mieux. Vous avez vendu votre daim un bon prix, et l’on vous en laisse la plus grande partie et la peau tout entière. Entendez-vous, Remarquable, vous aurez soin qu’on lui donne la peau. Si vous voulez me la vendre, je vous en donnerai un demi-dollar, car il m’en faut une pour couvrir une selle que je fais pour ma cousine Élisabeth.

— Je vous remercie de votre libéralité, Monsieur, et je rends grâce au ciel de m’avoir épargné un plus grand malheur. Mais la partie du daim que vous vous réservez est précisément celle qu’il me faut.

— Qu’il vous faut ! dit Richard ; ce mot est plus difficile à digérer que ne le serait le bois du daim.

— Oui, qu’il me faut, répéta le jeune homme en levant la tête d’un air de fierté, comme pour voir qui oserait lui disputer ce qu’il exigeait ; mais, rencontrant en ce moment les yeux d’Élisabeth, qui le regardait avec surprise, il ajouta d’un ton plus doux : — Si un chasseur a droit au gibier qu’il a tué, et si la loi le protège dans la jouissance de ses droits.

— Et la loi vous protégera, dit Marmaduke avec un air d’étonnement et de mortification. Benjamin, faites placer dans le sleigh le daim tout entier. Mais il faut que je vous revoie demain pour vous indemniser de l’accident dont j’ai été la cause involontaire. Comment vous nommez-vous !

— Je me nomme Edwards, Monsieur, Olivier Edwards. Il n’est pas difficile de me voir, car je demeure près d’ici, et je ne crains pas de me montrer, n’ayant jamais blessé personne.

— C’est nous qui vous avons blessé, Monsieur, dit Élisabeth, et si vous refusez d’accepter des preuves de nos regrets, vous ferez beaucoup de chagrin à mon père ; il sera charmé de vous revoir demain matin.

Les joues du jeune chasseur se couvrirent de la plus vive rougeur, tandis que l’aimable fille du juge lui parlait ainsi, et il fixait sur elle des yeux pleins de feu et d’admiration ; mais il les baissa modestement en lui répondant :

— Je reviendrai donc demain matin pour voir le juge Temple, et j’accepte l’offre qu’il me fait d’un sleigh, pour lui prouver que je n’ai pas de rancune.

— De rancune ! s’écria le juge, vous ne devez pas en avoir, puisque c’est bien involontairement que je vous ai blessé.

— Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, dit M. Grant : ce sont les propres termes de la prière que fit notre divin Maître lui-même, et elle doit servir de règle à ses humbles créatures.

Olivier Edwards resta un moment dans une sorte de stupéfaction ; après quoi, jetant à la hâte sur tous ceux qui se trouvaient dans le salon un regard presque égaré, il sortit de l’appartement d’un air sombre et mécontent, qui ne permettait guère qu’on cherchât à le retenir.

— Il est étonnant qu’un si jeune homme nourrisse un ressentiment si profond, dit Marmaduke quand il fut parti ; mais il souffre de sa blessure ; le sentiment de l’injure qu’il a reçue est encore tout récent ; j’espère que demain matin nous le trouverons plus calme et plus traitable.

— Vous êtes le maître, cousin ’Duke, s’écria Richard ; mais à votre place, je n’aurais pas abandonné si facilement à cet entêté la possession du daim tout entier. Ces montagnes, ces vallons, ces bois, ne vous appartiennent-ils pas ? Quel droit ce jeune drôle et Bas-de-Cuir ont-ils d’y chasser ? Passe pour Mohican, il peut en avoir quelque droit, étant un naturel du pays. Si j’étais à votre place, j’afficherais dès demain des placards pour défendre à qui que ce soit de chasser sur mes terres et dans mes bois. Si vous le voulez, je vais en rédiger un auquel on fera attention. Je ne vous demande qu’une heure.

— Richard, dit le major Hartmann en secouant les cendres de sa pipe dans la cheminée, moi afoir vécu soixante-quinze ans avec les Mohawks et dans les bois, et mieux valoir traiter avec le diable qu’avec des chasseurs. Un fusil être plus grand maître que la loi.

— Marmaduke n’est-il pas juge ! s’écria Richard. Et à quoi bon être juge et avoir des juges, s’il n’y a pas de lois ? Au diable soit le drôle ! J’ai grande envie de lui faire moi-même un procès pour s’être mêlé de mes chevaux et avoir fait verser mon sleigh. Croyez-vous que je craigne son fusil ? je sais me servir du mien. Combien de fois ai-je percé un dollar d’une balle à cent pas de distance ?

— Tu as manqué plus de dollars que tu n’en as attrapé, Dick, s’écria le Juge, qui commençait à reprendre son enjouement. Mais je vois sur le visage de Remarquable que le souper est servi. Monsieur Le Quoi, ma fille a une main à votre service. Voulez-vous nous montrer le chemin, mon enfant ?

— Ma chère demoiselle, dit le Français en lui présentant la main avec politesse, je suis trop heureux en ce moment. C’est une consolation pour un banni que d’obtenir un sourire de la beauté.

Toute la compagnie entra dans une salle à manger qui communiquait au salon, à l’exception de M. Grant, qui resta un moment avec le vieil Indien, et de Benjamin, qui attendait que tout le monde fût sorti pour fermer les portes.

— John, dit le ministre, c’est demain la fête de la Nativité de notre bienheureux Rédempteur. L’église appelle ses enfants à des prières et à des actions de grâces. Puisque vous vous êtes converti à la croix, j’espère que je vous verrai prosterné devant l’autel, et que vous y viendrez avec un cœur contrit et humilié.

— John y viendra, répondit le vieux chef.

— Fort bien, reprit M. Grant en lui appuyant la main sur l’épaule ; mais il ne suffit pas de vous y trouver de corps, il faut y être en esprit et en vérité. Le Rédempteur est mort pour tous les hommes, pour l’Indien comme pour le blanc, et il n’y a pas de distinction de couleur dans le ciel. Il est bon d’assister aux prières et aux cérémonies de l’Église ; mais le plus important, c’est d’y apporter un cœur bien disposé, plein de dévotion et d’humilité.

L’Indien fit un pas en arrière, et se redressant autant qu’il le put, il étendit et leva son bras droit ; puis, dirigeant son doigt de manière à montrer le ciel, et frappant de la main gauche sur son sein, il dit :

— L’œil du Grand-Esprit voit du haut des nuages. — Le sein de Mohican lui est ouvert.

— Fort bien, John, dit le ministre. J’espère que vous trouverez du plaisir et de la consolation à accomplir vos devoirs. Le Grand-Esprit n’oublie aucun de ses enfants. L’homme qui vit dans les bois est l’objet de son affection aussi bien que celui qui habite un palais. Je vous souhaite le bonsoir, John, et que Dieu vous accorde sa bénédiction !

Mohican le salua par une inclination de tête, et ils se séparèrent, l’un pour regagner sa hutte, l’autre pour aller se mettre à table avec ses amis.

— Le ministre a raison, dit Benjamin en ouvrant la porte au vieux chef ; si l’on faisait attention dans le ciel à la couleur de la peau, on pourrait y rayer du rôle de l’équipage un bon chrétien comme moi, dont le cuir se serait un peu tanné en croisant sous des latitudes brûlantes. Et cependant ce chien de vent nord-ouest suffirait pour blanchir la peau d’un nègre. Ainsi donc, relevez votre couverture, mon brave homme, et serrez bien les voiles autour du mât, ou gare la froidure pour votre peau rouge !



  1. Voyez les premières notes du Dernier des Mohicans.
  2. Voyez le Dernier des Mohicans.
  3. L’auteur fait baragouiner l’anglais à M. Le Quoi, nous ne saurions même imiter cette espèce de patois ridicule en traduisant ce que dit notre compatriote dans sa langue originale.