Les Pionniers/Chapitre 28

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 271-283).


CHAPITRE XXVIII.


Ne me demandez pas ce que la jeune fille éprouve ; abandonnée, seule, dans cette heure de terreur ! Peut-être sa raison fléchit ou chancelle ; peut-être un courage au-dessus de celui de son sexe lui donne la force de résister au désespoir.
Scott.



Pendant que Natty et ses compagnons chassaient le daim sur le lac, miss Temple et sa compagne continuaient leur promenade dans le bois, et lorsque le moment d’embarras occasionné par le départ d’Edwards se fut dissipé, elles commencèrent un entretien aussi enjoué qu’innocent. Le sentier qu’elles suivaient les conduisit à une courte distance de la hutte de Bas-de-Cuir, et elles arrivèrent sur une hauteur d’où elles pouvaient l’apercevoir à vol d’oiseau.

Une retenue peut-être naturelle, mais qui devait agir sur elles vivement, avait fait que, dans leurs entretiens les plus confidentiels, jamais aucune d’elles n’avait fait à l’autre la moindre observation sur la situation équivoque dans laquelle on avait trouvé le jeune homme qui depuis quelques mois était si intimement lié avec elles. Si M. Temple avait jugé à propos de demander des renseignements, il avait cru aussi devoir garder pour lui seul ceux qu’il pouvait avoir obtenus. Au surplus, on voyait si souvent alors dans ce pays un jeune homme bien élevé commencer à faire son chemin dans le monde à travers les obstacles que lui opposait la pauvreté, que cette circonstance n’avait rien qui pût exciter la curiosité. Des manières annonçant l’usage du monde auraient produit un effet différent ; mais la conduite froide réservée, quelquefois même brusque d’Edwards dans le commencement de son séjour chez Marmaduke, ne permettait guère qu’on le soupçonnât d’avoir beaucoup vécu dans la société ; et quand, avec le temps, on remarqua en lui plus de liant et de poli, on put croire qu’il en était redevable à la famille qu’il fréquentait alors. Mais il est des objets sur lesquels l’attention des femmes se fixe avec plus de succès que celle des hommes, et dans mille petits égards qu’Edwards avait pour elle en toute occasion, Élisabeth avait reconnu qu’il ne manquait ni de politesse ni de savoir-vivre, et que, lorsqu’il se rendait coupable de quelque trait de brusquerie, c’était parce qu’il était dominé par un sentiment secret qu’elle attribuait à des passions fougueuses dont elle ignorait la cause.

— Je ne sais ce que je ne donnerais pas, Louise, dit-elle à sa compagne en lui montrant du doigt l’humble demeure de l’habitant des bois, pour que ces murailles de troncs d arbres pussent me dire tout ce qu’elles ont vu et entendu.

— Je suis sûre, ma chère Élisabeth, qu’elles ne vous diraient rien qui pût être au désavantage de M. Edwards.

— Cela est possible, mais elles me diraient peut-être qui il est.

— Nous le savons déjà à peu près. J’ai entendu votre cousin l’expliquer d’une manière suffisante.

— Le chef du pouvoir exécutif ! s’écria miss Temple en souriant. Oh ! sans doute, il n’existe rien qu’il ne puisse expliquer. Il aura quelque jour le talent de découvrir la pierre philosophale. Et que lui avez-vous donc entendu dire ?

— Des choses qui m’ont paru assez raisonnables pour mériter qu’on y ajoute foi. Il disait que Natty Bumppo avait passé presque toute sa vie dans les forêts ; que c’était ainsi qu’il avait fait la connaissance du vieux John, qui était autrefois un chef delaware.

— En vérité ! mon cher cousin vous a appris là des choses tout à fait nouvelles. Et que dit-il ensuite ?

— Il rend compte de leur intimité, en disant que Bas-de-Cuir selon quelques-uns, avait sauvé la vie de John dans une bataille.

— Rien n’est plus vraisemblable ; mais, au nom du ciel, qu’est-ce que tout cela a de commun avec ce dont nous parlions ?

— Un peu de patience, Élisabeth, et je vous dirai tout ce que j’ai entendu ; car c’était à mon père que M. Jones racontait ces détails la dernière fois qu’il est venu chez nous… ; il ajouta que les rois d’Angleterre avaient coutume d’avoir des agents auprès des diverses tribus d’Indiens, et que ces agents passaient quelquefois la moitié de leur vie dans les endroits les plus fréquentés par ces sauvages.

— Il vous a dit la une vérité historique dont personne ne saurait douter. Est-ce tout ?

— Oh ! non vraiment. Il a encore dit que ces agents se mariaient rarement, mais que cependant… il fallait que ces gens-là n’eussent guère la crainte de Dieu devant les yeux, Élisabeth ; car il disait qu’ils… qu’ils…

— N’importe, n’importe, Louise, dit Élisabeth en rougissant un peu ; sautez par-dessus cela, et arrivez à M. Edwards.

— Mais pour cela, il faut que je vous dise que ces agents se faisaient souvent un point d’honneur de faire donner une bonne éducation à leurs enfants, à ce que disait M. Jones ; les uns les envoyaient en Angleterre, les autres les mettaient au collège dans les colonies ; et c’est ainsi qu’il explique la manière libérale dont M. Edwards a été élevé ; car il convient qu’il est presque aussi instruit que lui-même, que votre père, et même que le mien.

— Un vrai prodige de science ! Et c’est ainsi qu’il fait de Mohican le grand-oncle ou le grand-père d’olivier Edwards. Mais Richard, ma chère amie, à une théorie pour tout expliquer. Je voudrais pourtant bien qu’il m’expliquât pourquoi cette chaumière est la seule habitation à cinquante milles à la ronde dont la porte ne s’ouvre pas à quiconque veut se donner la peine d’en soulever le loquet.

— M. Jones n’a rien dit à ce sujet ; mais je suppose que, comme ils sont pauvres, ils désirent tout naturellement conserver ce qui leur appartient par droit légitime. Il est quelquefois dangereux d’être riche, miss Temple, mais vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir combien il est dur d’être pauvre.

— Et j’espère bien que vous ne le savez pas plus que moi, ma chère Louise. Je me flatte du moins que, sur cette terre d’abondance, il est impossible qu’un ministre de l’Église se trouve dans un état de détresse.

— Il n’y a jamais de détresse absolue, dit Louise d’un ton humble et mélancolique, pour celui qui met sa confiance dans son Créateur ; mais il peut être exposé à des souffrances qui lui brisent le cœur.

— Mais ce n’est pas vous, ma chère amie, s’écria Élisabeth avec impétuosité, ce n’est pas vous qui avez souffert les maux de la pauvreté ?

— Ah ! miss Temple, répondit Louise avec douceur, je crois que vous connaissez bien peu les embarras de cette vie ! Mon père a passé bien des années, comme missionnaire, dans les nouveaux établissements de ce pays ; ses ouailles étaient pauvres ; plus d’une fois nous avons manqué de pain ; nous n’avions pas le moyen d’en acheter, et nous n’osions en demander, de peur de déshonorer ses saintes fonctions. Combien de fois l’ai-je vu s’éloigner de sa famille souffrante, en proie à la faim et à la maladie, et qui perdait son unique consolation en le voyant partir ; et où allait-il… ? remplir des devoirs que ses malheurs domestiques ne pouvaient le déterminer à négliger. Oh ! combien il doit être difficile de chercher à consoler les autres quand on a le cœur abreuvé de l’amertume de tous les chagrins !

— Mais à présent, Louise, s’écria Élisabeth, ils sont passés ; ils ne reviendront plus. Les émoluments de votre père doivent être proportionnés aux besoins de sa famille. Il faut qu’ils le soient, ils le seront.

— Ils le sont, répondit Louise en baissant la tête sur son sein pour cacher ses larmes, car je suis tout ce qui lui reste d’une nombreuse famille, je suis le seul être aux besoins duquel il ait à pourvoir.

La tournure que la conversation avait prise avait banni de l’imagination des deux jeunes amies toute autre idée que celles qu’inspirent l’amitié, la bienveillance et la gratitude. Élisabeth serra tendrement contre son cœur sa compagne, qui ne pouvait retenir ses larmes, et ce ne fut qu’en pleurant avec elle qu’elle chercha à la consoler.

Quand ce moment d’émotion fut passé, elles continuèrent leur promenade en silence. Elles arrivèrent bientôt sur le plateau de la montagne ; elles s’étaient échauffées en la gravissant, et comme le soleil en montant sur l’horizon augmentait la chaleur du jour, elles quittèrent le chemin qu’elles avaient suivi, pour s’enfoncer plus avant dans la forêt, où des arbres majestueux formaient un dôme impénétrable aux rayons du soleil.

Les beautés de la nature sauvage formaient alors le sujet de leur entretien, quand tout à coup Élisabeth s’arrêta, et s’écria en tressaillant : — Écoutez ! n’entendez-vous pas les cris d’un enfant ? Y a-t-il quelques défrichements dans les environs ? serait-ce un enfant du village qui se serait égaré ?

— Cela arrive assez souvent, dit Louise : écoutons.

Le même cri se répéta, et, pour cette fois, les deux amies l’entendirent.

— Marchons vers le côté d’où partent ces cris, dit Élisabeth ; si c’est un enfant égaré nous aurons le plaisir de le reconduire à ses parents.

Elle prit son amie par le bras, et, marchant à grands pas, elles s’enfonçaient encore plus avant dans la forêt, quand Louise se retournant arrêta Élisabeth, et lui montrant Brave, qui les avait constamment suivies : — Regardez le chien, lui dit-elle d’un air effrayé.

Brave, dans sa jeunesse, avait été un excellent chien de chasse ; mais l’âge et l’habitude d’une vie tranquille avaient considérablement amorti son feu. Il avait suivi sa maîtresse pas à pas, et chaque fois qu’elle s’arrêtait il se couchait à ses pieds, comme s’il eût trouvé la promenade un peu longue. En ce moment cependant il avait les yeux ardents et le poil hérissé ; sa tête tournée vers la droite ne changeait pas de position ; il montrait les dents en grondant ; enfin il donnait des symptômes de crainte ou de colère qui auraient alarmé Élisabeth si elle ne l’avait pas si bien connu.

— Brave ! dit-elle, tout beau, Brave ! Qu’as-tu donc, mon vieil ami ?

À la voix de sa jeune maîtresse, Brave fit quelques pas en avant pour se placer devant elle ; il gronda plus fort qu’auparavant, et continua d’avoir les yeux fixés du même côté.

— Qu’a-t-il donc ? dit Élisabeth. Il faut qu’il aperçoive quelque animal, mais je n’en vois aucun.

Louise ne lui répondant pas, miss Temple tourna la tête vers elle, la vit pâle comme la mort, et levant un doigt en l’air avec une sorte de mouvement convulsif. Son œil vif suivit la directions que lui indiquait son amie tremblante, et elle aperçut sur un bouleau, à quelque distance, une panthère, dont les yeux menaçants semblaient fixés sur elle.

— Fuyons ! s’écria-t-elle en saisissant le bras, de Louise ; mais au même instant Louise, cédant à la terreur, tomba sans mouvement.

Rien n’aurait pu déterminer Élisabeth à abandonner sa compagne dans un pareil danger. Elle se jeta à genoux à ses côtés, chercha à lui rendre la respiration plus facile, en déchirant, par une sorte d’instinct, la portion des vêtements qui pouvaient la gêner, et en même temps, animant le chien, leur seule sauvegarde, en lui faisant entendre les accents d’une voix qui commençait à trembler.

— Courage, Brave ! s’écria-t-elle. Courage, mon bon Brave ! défends ta maîtresse !

La panthère était une femelle, elle avait avec elle un petit, parvenu environ au quart de sa croissance, qui l’avait suivie sur les premières branches du même arbre, et qu’Élisabeth n’avait pas encore aperçu. Il se fit voir en ce moment en descendant de l’arbre, et en s’avançant vers le chien avec des mouvements qui tenaient de la férocité de sa mère et de la gaieté d’un jeune chat. Tantôt il s’arrêtait au pied d’un arbre, se dressait sur ses pattes de derrière, et en arrachait l’écorce avec celles de devant ; tantôt se battant les flancs de sa queue, et grattant la terre, il imitait les hurlements maternels.

Pendant ce temps, Brave restait ferme, sans changer de position, à trois pas en avant de sa maîtresse, son corps appuyé en arrière sur ses hanches, et suivant des yeux tous les mouvements de la mère et de son petit. À chaque bond que faisait le dernier, il approchait davantage, et tout à coup il tomba, peut-être sans en avoir le dessein, presque sur Brave, qui, sautant sur lui au même instant, lui brisa l’épine du dos d’un coup de mâchoire, et le lança avec force en l’air, d’où il retomba sans vie sur la terre.

Élisabeth s’applaudissait du triomphe que Brave venait d’obtenir, quand elle vit la panthère sauter à bas de l’arbre, en trois bonds, dont chacun la portait à une vingtaine de pieds, s’élancer sur le chien ; ce fut alors que commença une lutte vraiment terrible, accompagnée de rugissements et de hurlements épouvantables. Miss Temple était toujours à genoux, penchée sur le corps insensible de Louise, les yeux fixés sur les deux animaux avec un intérêt d’autant plus puissant qu’elle ne pouvait oublier que sa vie semblait en dépendre. La panthère faisait des bonds si fréquents et si rapides qu’elle semblait presque toujours en l’air. Le chien, animé par le combat, cherchait toujours à faire face à son ennemi, mais il ne pouvait empêcher la panthère de lui retomber quelquefois sur les épaules, ce qui était le but constant des efforts de celle-ci. Alors quoiqu’il fût déchiré par ses griffes, et que son sang coulât déjà de plusieurs blessures, il la secouait comme une plume, et se levant sur ses pattes de derrière, la gueule ouverte et les yeux étincelants, il revenait à la charge avec plus d’ardeur que jamais. Mais, à l’exception du courage, Brave n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été quelques années auparavant. Chaque fois qu’il attaquait la panthère en face, l’animal, aussi agile que féroce, lui échappait par un bond qui le mettait hors de sa portée, et bientôt lui retombant sur le dos, il lui faisait de nouvelles blessures. Une lutte plus terrible que les précédentes eut enfin lieu ; les deux ennemis combattaient corps à corps ; les dents du chien enfoncées dans les flancs de la panthère, ne permettaient plus à celle-ci de lui échapper par de nouveaux bonds, mais tout à coup, épuisé par la perte de son sang qui lui coulait de toutes les parties du corps, il desserra les dents, tomba sur le dos, et une courte convulsion annonça la mort du fidèle Brave.

On dit que l’image du Créateur a quelque chose qui impose aux êtres d’un ordre inférieur qui sont aussi l’ouvrage de ses mains, et ce fut sans doute par un miracle de ce genre que fut suspendu un moment le coup dont était menacée Élisabeth, privée de son unique défenseur. Les yeux du monstre et ceux de la jeune fille agenouillée se rencontrèrent un instant, mais l’animal furieux s’arrêta pour assouvir sa rage sur l’ennemi qu’il venait de vaincre. Il courut ensuite près de son petit, l’examina, retourna son corps comme pour s’assurer s’il n’existait plus, et cette vue redoublant sa fureur, il se battit les flancs avec sa queue, et fit retentir la forêt de nouveaux rugissements.

Miss Temple restait immobile. Il lui eût été impossible de faire un mouvement ; elle avait les mains jointes, dans l’attitude de la prière, mais ses yeux étaient toujours fixés sur son redoutable ennemi. Ses lèvres tremblaient d’horreur, ses joues étaient pâles comme du marbre, et elle n’attendait plus qu’une mort cruelle et inévitable, quand elle entendit derrière elle du bruit dans les broussailles, et en même temps la voix d’un homme frappa son oreille.

— Baissez-vous ! baissez-vous ! Votre chapeau me cache la tête de l’animal.

Ce fut plutôt par suite d’un instinct naturel que pour obéir à cet avis que la fille du juge baissa la tête sur sa poitrine, et au même instant le bruit d’un coup de fusil et le sifflement d’une balle se firent entendre à ses oreilles. Elle leva les yeux sur la panthère, et vit l’animal furieux se rouler sur la terre en bondissant encore, en se mordant la chair à l’endroit où la balle l’avait percé, et en poussant des cris de rage.

Au même instant, Bas-de-Cuir s’élança devant elle en criant à haute voix : — Ici, Hector ! ici, vieux fou ! C’est une bête à vie dure, et il ne faut pas s’y fier.

Malgré les mouvements violents de la panthère blessée, qui semblait toujours près de recouvrer ses forces et sa férocité, Natty resta intrépide devant miss Temple, rechargeant son fusil avec autant de promptitude que de sang-froid. S’approchant alors de l’animal furieux, il lui envoya une balle dans la tête, et l’étendit sans vie sur le carreau.

La mort de cet ennemi terrible permit à Élisabeth de respirer plus librement, et il lui sembla qu’elle sortait elle-même du tombeau. Natty, qui connaissait parfaitement tous les environs, alla chercher de l’eau dans son bonnet de peau de daim, et les soins de miss Temple eurent bientôt rendu à sa compagne l’usage de ses sens. Elle exprima ensuite sa reconnaissance à son libérateur avec une chaleur proportionnée au service qu’elle en avait reçue ; mais Bas-de-Cuir l’écouta avec une insouciance qui annonçait qu’il n’attachait pas un grand mérite à ce qu’il venait de faire pour elle.

— À la bonne heure, lui dit-il, à la bonne heure ; nous en parlerons une autre fois ; mais quand vous voudrez encore vous promener dans les bois, vous ferez bien de prendre M. Edwards pour compagnon. Quant à présent, il faut songer à regagner la route ; car vous avez eu assez peur pour désirer de vous retrouver chez votre père.

Il les conduisit jusqu’au chemin qui menait au village, et Louise ayant recouvré assez de forces pour marcher appuyée sur le bras de son amie, il les quitta et rentra dans la forêt pour regagner sa cabane. Il s’arrêta pourtant un moment, les regarda s’éloigner, et ce ne fut que lorsque les arbres les eurent dérobées à ses yeux qu’il se remit en route.

— Je ne m’étonne pas qu’elles aient eu peur, se dit-il à lui-même. La vue d’une panthère ayant son petit mort à côté d’elle ferait peur à des femmes moins jeunes ; C’est un animal qui a la vie dure : la première fois que j’en rencontrerai une, il faut que j’essaie de lui envoyer une balle dans l’œil. J’ai dans l’idée que cela l’expédiera plus vite.

Tout en parlant ainsi il approchait de l’endroit où il avait laissé la panthère, et il avait ses raisons pour s’y rendre, quand tout à coup il entendit du bruit dans les broussailles. Ne sachant si c’était un homme ou quelque animal sauvage, il appuya la crosse de son fusil contre son épaule, en dirigea le canon du côté d’où venait le bruit, et s’écria : — Qui va là ?

— C’est moi, Natty, c’est moi, s’écria Hiram Doolittle en se montrant avec un empressement occasionné par la crainte qu’il avait que le vieux chasseur ne tirât à tout hasard ; quoi ! vous voilà en chasse par un jour aussi chaud ! Prenez-y garde, et n’allez pas contrevenir à la loi.

— La loi, squire ? Voici quarante ans que j’ai donné une poignée de main à la loi en signe d’alliance, reprit Natty. Qu’est-ce qu’un homme qui vit dans les bois a de commun avec la loi ?

— Pas grand-chose, peut-être ; mais vous faites quelquefois un trafic de venaison, et je suppose que vous n’ignorez pas, Bas-de-Cuir, que le congrès a porté une loi qui condamne à une amende de cinq livres sterling, c’est à-dire de douze dollars cinquante centimes de monnaie courante, quiconque tuera un daim entre les mois de janvier et d’août, et le juge a résolu de le faire exécuter rigoureusement.

— À cet égard, je vous crois, monsieur Doolittle ; je crois tout ce que vous voudrez me dire d’un homme qui a mis ce pays sens dessus dessous.

— La loi est positive, vous dis-je ; et il est du devoir du juge de veiller à son exécution. Cinq livres d’amende ! Il me semble que j’ai entendu vos chiens aboyer ce matin ; on aurait dit qu’ils suivaient la piste de quelque pièce de gibier. Prenez garde qu’ils ne vous mettent dans l’embarras.

— Oh ! ils ont trop de respect pour la loi, presque autant que leur maître ; mais sur l’amende dont vous parlez, combien en revient-il au dénonciateur ?

— Combien ? répéta Hiram en baissant les yeux sous le regard perçant du vieux chasseur ; mais… la loi en accorde au dénonciateur… la moitié, à ce que je crois… oui, c’est la moitié. Mais vous avez du sang sur votre manche, Natty ; est-ce que vous avez tué du gibier ce matin ?

— Oui, monsieur Hiram, et du fier gibier, je vous en réponds.

— Je n’en doute pas, Natty, je n’en doute pas. On sait que vos chiens sont bien dressés. Ils ne chassent que du gibier de choix.

— Ils chassent tout ce que je leur dis de chasser, monsieur Doolittle. Ils vous chasseront vous-même, si je le leur ordonne. Ici, Hector ! ici ! ici donc, vous dis-je !

— Vos chiens passent pour être les meilleurs du canton, Natty, dit Hiram un peu déconcerté de les voir s’approcher de lui en le flairant, comme s’ils voulaient prendre sa piste. Mais où est le gibier que vous avez tué, Bas-de-Cuir ?

Pendant ce dialogue, ils avaient toujours marché, et ils se trouvaient alors à deux pas du lieu du combat.

— Regardez là, dit Natty en allongeant le bras pour indiquer l’endroit ; voulez-vous emporter cette pièce de gibier pour votre dîner ?

— Comment ! s’écria Hiram, c’est Brave ! c’est le chien de M. Temple ! Vous voulez donc vous faire un ennemi du juge ? Est-il donc possible que vous ayez tué ce pauvre animal ?

— Regardez-y, monsieur Doolittle, examinez-le bien, et voyez s’il a été tué d’un coup de fusil, ou à coups de couteau.

— Comme il a tout le corps déchiré ! Non, non, ce n’est ni fusil ni couteau qui l’a tué. Qui donc l’a mis en cet état ?

— Une panthère, monsieur Doolittle. Tenez, regardez derrière vous, vous en verrez deux, la mère et l’enfant.

— Des panthères ! s’écria Hiram en sautant avec une agilité qui aurait fait honneur à un maître à danser, et en tournant tout autour de lui des yeux égarés.

— N’ayez pas peur, monsieur Doolittle, n’ayez pas peur. Le chien a tué le petit ; et, grâce à mon fusil, la gueule de la mère ne peut plus mordre personne. Approchez-en hardiment, ils ne vous feront pas de mal.

— Mais le daim, Natty ! où est le daim que vous avez tué ?

— Moi, j’ai tué un daim ! est-ce que la loi ne le défend pas ? J’espère qu’elle ne défend pas de tuer des panthères ?

— Non sans doute, elle accorde au contraire une prime pour leur tête. Vos chiens chassent donc la panthère ?

— Ils chassent toute sorte de gibier. Ne vous ai-je pas dit qu’ils vous chasseraient vous-même si je le voulais ? Ici donc, Hector ! ici !

— Oui, oui, je m’en souviens. Eh bien ! je dois dire que ce sont des chiens admirables, et je suis dans l’étonnement.

Pendant ce temps, Natty s’était assis à terre, et mettant sur ses genoux la tête de l’ennemi qu’il avait terrassé, il prit son couteau, et se mit à lui enlever la peau de la tête avec une dextérité qui annonçait une main exercée.

— Et de quoi êtes-vous étonné, monsieur Doolittle ? Est-ce que vous n’avez jamais vu scalper une panthère ? Mais, puisque vous êtes magistrat, vous devriez me donner un ordre pour toucher la prime, car je savais fort bien qu’il m’en était dû une.

— La prime ! sans doute, cela est juste. Eh bien ! allons dans votre habitation, et je vous délivrerai un ordre, quand vous aurez prêté le serment prescrit par la loi. Je suppose que vous avez une Bible ! La loi n’exige que les quatre évangélistes et l’oraison dominicale.

— J’ai dans l’idée que je n’ai pas une Bible telle que la loi l’exige.

— Il n’y a qu’une espèce de Bible, Natty ; la vôtre sera aussi bonne qu’une autre. Partons, partons, je veux recevoir votre serment sur-le-champ.

— Doucement, monsieur Doolittle, doucement, dit le vieux chasseur en se levant, et en tenant en main la preuve de sa victoire ; qu’avez-vous besoin de serment pour une chose dont vous ne pouvez douter ? ne vous ai-je pas conté toute l’histoire, et ne m’avez-vous pas vu scalper la bête ? Le juge Temple pourrait me demander un serment, parce qu’il n’a pas été témoin du fait, mais vous…

— Mais nous n’avons ici ni plume, ni encre, ni papier, Bas-de-Cuir ; il faut donc que nous allions chez vous pour que je puisse écrire l’ordre.

— Est-ce que vous me prenez pour un savant, monsieur Doolittle, pour croire que vous trouverez dans ma hutte du papier, de l’encre et des plumes ? Je croyais qu’un magistrat avait tout cela dans sa poche. Eh bien ! Je porterai cette peau au village, et j’y recevrai l’ordre pour toucher la prime. Au diable soit le bout de courroie qui pend au cou de ces chiens ! Ils finiront par s’étrangler. Auriez-vous un couteau à me prêter, monsieur Doolittle ? Le mien n’est pas assez affilé pour couper de pareil cuir.

Hiram, qui semblait désirer en ce moment d’être en bonne intelligence avec le vieux chasseur, tira de sa poche un grand couteau et le lui remit. Natty coupa les courroies près du cou de ses chiens et lui dit en le lui rendant :

— Il a le fil, et je réponds que ce n’est pas la première fois qu’il a coupé de pareil cuir.

— Prétendez-vous dire que ce soit moi qui ai lâché vos chiens ? s’écria Hiram, mis hors de ses gardes par sa mauvaise conscience.

— Lâché mes chiens ! répéta Natty. Non, c’est moi qui les ai lâchés. Je les lâche toujours avant de quitter ma hutte.

L’étonnement involontaire que montra Hiram en entendant cette déclaration contraire à la vérité, aurait suffi pour dissiper tous les doutes de Natty, s’il en avait eu aucun, et le sang-froid qu’il avait conservé jusque alors fit place à l’indignation.

— Écoutez-moi bien, monsieur Doolittle, dit-il en frappant violemment la terre de la crosse de son fusil ; je ne sais ce qui peut vous tenter dans le wigwam d’un pauvre homme comme moi, mais je vous dis en face que vous n’y mettrez jamais le pied de mon consentement, et que si vous rôdez encore à l’entour, comme vous l’avez fait toute cette matinée, vous n’en serez pas bon marchand.

— Et moi je vous dis, monsieur Bumppo, répondit Hiram, tout en faisant retraite à pas précipités, que je sais que vous vous êtes mis en contravention à la loi ; que je suis magistrat, et que je vous le ferai savoir avant qu’il se passe vingt-quatre heures.

— Voilà pour vous et pour votre loi ! s’écria Natty en faisant claquer ses doigts : retirez-vous, vermine[1] que vous êtes, de peur que le diable ne me tente de vous traiter comme vous le méritez. Mais que je ne vous retrouve plus dans les bois, car je pourrais bien vous prendre pour une panthère.

Hiram ne répliqua rien, de peur de pousser le vieux chasseur à quelque extrémité ; et, dès qu’il eut disparu, Natty se rendit à sa chaumière où régnait un silence semblable à celui du tombeau. Il mit ses chiens à l’attache, et frappa à la porte. Edwards vint la lui ouvrir.

— Tout va-t-il bien ? demanda Natty.

— Tout va bien, répondit Edwards. J’ai reconnu qu’on a essayé d’ouvrir la porte, mais on n’a pu y réussir.

— Je sais qui, dit Natty ; mais qu’il ne se montre plus à portée de mon fusil, car… Le bruit qu’il fit en fermant la porte ne permit pas d’entendre la fin de sa phrase…



  1. Varmint. C’est ainsi qu’on appelle en style de chasse tous les animaux qu’un vrai chasseur dédaigne de tuer avec le fusil, comme la fouine, le putois, etc.