Les Pionniers/Chapitre 17

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 169-179).


CHAPITRE XVII.


Je devine, par tout ce bizarre appareil, que les bourgeois célèbrent aujourd’hui leurs jeux.
Sir Walter Scott. La Dame du Lac.



Le divertissement de tirer sur un dindon le jour de Noël est du petit nombre de ceux que les planteurs ne négligent jamais d’adopter dans un nouvel établissement. Il est conforme aux habitudes de gens qui, après avoir employé la cognée pour se procurer de quoi se loger et se chauffer, prennent le fusil pour chercher de quoi se nourrir et se vêtir.

L’heure ordinaire de cet amusement avait été un peu avancée en cette occasion, afin qu’il pût se terminer avant celle où M. Grant devait se rendre dans la salle qui servait d’église, ce qui n’offrait pas un moindre appât à la curiosité.

Le propriétaire des dindons était un nègre libre, qui en avait apporté plusieurs de grosseur et de qualité différentes. On avait déjà commencé à tirer sur quelques-uns de ces oiseaux, au grand bénéfice de l’Africain ; mais les meilleurs tireurs s’étaient réservés pour le plus beau, et l’heure commençant à avancer, on faisait alors les préparatifs nécessaires pour l’exposer à leurs coups.

On l’attacha avec une corde d’étoupes au bas de la souche d’un gros pin qu’on avait équarrie par devant avec la hache, pour offrir aux yeux une espèce de but qui indiquât du moins le talent de chacun de ceux qui tireraient. La distance entre cette souche et l’endroit où devait se placer le tireur était de cent yards[1] bien mesurés, car un pied de plus ou de moins aurait été regardé comme une invasion sur les droits de l’une des parties. Le nègre fixait le prix à payer pour chaque coup à tirer, et les conditions à remplir pour gagner l’oiseau. Mais les principes de stricte justice régnant dans le pays faisaient qu’une fois qu’il les avait établies il ne pouvait plus s’en écarter, et il était obligé d’admettre tous les candidats qui se présentaient.

Le rassemblement se composait de vingt à trente jeunes gens, et de tous les enfants du village. Ceux-ci, couverts de vêtements grossiers, mais bien chauds, étaient rangés en cercle autour des tireurs, les mains dans leur gilet ou dans leurs poches, écoutant avec attention les histoires de leurs prouesses passées, et brûlant de voir arriver l’instant où ils pourraient se distinguer de même à leur tour.

Le principal orateur de la troupe était ce Billy Kirby, dont Natty Bumppo avait parlé quelques instants auparavant. C’était un jeune homme de grande taille, bûcheron de profession, et dont la physionomie annonçait le caractère. Il était bruyant, volontaire, pétillant ; mais son front découvert, la bonne humeur qui brillait dans ses yeux, et son air de franchise, contrastaient avec son ton brusque et avantageux. Quand il avait quelque argent, il passait son temps dans les tavernes, et il préférait souvent rester dans l’oisiveté, plutôt que de diminuer un centime sur le montant des gages qu’il demandait. Mais, quand il avait une fois conclu son marché, il prenait sa hache et son fusil, et se mettait à l’ouvrage avec le courage et la vigueur d’un Hercule. Son premier soin était de reconnaître la portion de bois qu’il avait à abattre, en donnant çà et là un coup de hache pour rafraîchir les entailles de l’écorce des arbres qui formaient la limite. Ensuite, s’avançant d’un air décidé au centre de l’enceinte désignée, il ôtait ses vêtements superflus, et mesurait d’un regard significatif un ou deux des arbres les plus proches qui semblaient s’élancer jusqu’aux nuages. Choisissant le plus beau pour première épreuve de son bras, il allait à lui en sifflant avec une insouciance affectée, faisait tourner sa hache dans sa main avec un mouvement analogue à celui d’un maître d’escrime qui fait le salut, frappait un léger coup sur l’écorce, et mesurait sa distance. Une pause d’un moment était la dernière minute de grâce pour la forêt séculaire : aux coups terribles et répétés dont ce moment était le prélude, succédait le bruit de l’arbre, lorsque ses ligaments tranchés par le fer le laissaient fléchir, déchirer dans sa chute les arbres voisins, et tomber enfin sur la terre avec un fracas qui équivalait presque à celui d’un tremblement de terre. À compter de ce moment, les coups de la hache ne cessaient plus : la chute continuelle des arbres ressemblait au bruit d’une canonnade, et le jour descendait dans les profondeurs des bois avec la soudaineté qui l’accompagne dans une matinée d’hiver.

Pendant des jours, des semaines, des mois, Billy Kirby redoublait d’ardeur, et les effets de son travail semblaient magnifiques, jusqu’à ce que sa tâche étant finie, sa voix de stentor, qui appelait les bœufs, aides patients de leurs maîtres, retentît dans les montagnes comme un tocsin. Cette voix avait été entendue jusque dans la vallée Templeton, répétée par les échos des rochers qui dominaient le lac. Les piles de bois, ou, pour nous servir de l’expression locale, les loggings, étaient terminées avec une promptitude digne de cette force étonnante : le bûcheron ramassait tous ses outils, éclairait les troncs amoncelés, et, à la lueur de cette illumination, s’éloignait de la forêt terrassée comme le vainqueur d’une ville qui, couronné par le succès, a mis la torche de la destruction sur les murs de sa conquête.

Après cela, Billy Kirby vivait dans les tavernes, allait d’une course à un combat de coqs, et en était le héros comme dans la présente occasion. Il passait aussi pour un des meilleurs tireurs du canton, et, malgré l’expérience de Natty, la jeunesse de Billy Kirby, la fermeté de ses nerfs, et son coup d’œil sûr, le faisaient généralement regarder comme devant être placé à cet égard au niveau de Bas-de-Cuir. Il en était résulté une sorte de rivalité entre lui et le vieux chasseur ; mais elle s’était bornée jusque alors à des fanfaronnades réciproques, ou à des comparaisons de leurs exploits mutuels, et c’était la première fois qu’ils allaient se trouver en concurrence directe.

Avant l’arrivée de Natty et de ses compagnons, Billy Kirby et le nègre avaient déjà débattu assez vivement le prix et les conditions dont il fallait convenir d’abord, et tout venait d’être définitivement réglé à l’instant où ils parurent. Le prix de chaque coup de fusil avait été fixé à un shilling[2], ce qui était le taux le plus élevé qu’on demandait jamais. Le dindon était déjà attaché au bas de la souche de pin, protégé par un boulevard de neige, de sorte qu’on ne voyait que sa tête rouge et son long cou noir. S’il recevait une balle dans quelque autre partie du corps, il devait continuer à appartenir à son maître, mais il devenait la propriété de celui qui le toucherait au cou ou à la tête, ne fît-il que lui arracher quelques plumes.

Ces conditions avaient été proclamées à haute voix par le nègre, qui se retira ensuite à une distance respectueuse de l’oiseau ; la présence inattendue d’Élisabeth, qui s’avançait, fit succéder un moment de silence aux cris joyeux qu’on entendait un instant auparavant. Mais quand on la vit s’arrêter en souriant, et se disposer à jouer le rôle de spectatrice, la gaieté reprit bientôt son empire, quoique tempérée par le respect.

— Rangez-vous, enfants ! s’écria Billy Kirby, qui s’était déjà placé à l’endroit d’où l’on devait tirer ; rangez-vous, vous dis-je ! Je vais tirer, je vous avertis. Et vous, Brom, vous pouvez faire vos adieux à votre dindon.

— Un instant ! s’écria le jeune chasseur, j’en veux aussi courir la chance. Tenez, Brom, voici mon shilling ; je désire tirer un coup.

— Vous pouvez le désirer, dit le bûcheron ; mais si je fais sauter une seule plume de l’oiseau, sur quoi avez-vous dessein de tirer ? Il y a donc bien de l’argent dans votre poche de peau de daim, que vous achetiez d’avance une chance que vous n’aurez peut-être jamais ?

— Que vous importe ce que j’ai d’argent dans ma poche ? répondit-il avec un air de fierté. Prenez ce shilling, Brom, je veux être sûr de tirer le second.

— N’ayez pas la tête si chaude, dit Kirby en arrangeant tranquillement sa pierre à fusil. On dit que vous avez un trou à l’épaule, de sorte que je crois que Brom pourrait vous laisser tirer à demi-prix. Je vous réponds d’ailleurs qu’il n’est pas facile de toucher la tête ou le cou de cet oiseau à une si grande distance, et vous le reconnaîtrez si je vous en laisse la chance, ce que je ne crois pas, à vous dire la vérité.

— Ne faites pas le fanfaron, Billy Kirby, dit Natty en appuyant la crosse de son fusil sur la neige ; vous ne tirerez qu’une fois sur l’oiseau, car si le jeune homme manque son coup, et ce ne serait pas un miracle qu’il le manquât, ayant le bras raide par suite de sa blessure à l’épaule, je tire après lui. Il est possible que je n’aie plus la main aussi sûre qu’autrefois ; mais une centaine d’yards ne sont rien pour un long fusil.

— Quoi ! vieux Bas-de-Cuir, vous voilà ici ! s’écria son antagoniste ; à la bonne heure ! nous verrons qui réussira. Mais je passe avant vous, mon vieux camarade, et il y a tout à croire que ce sera moi qui mangerai votre dîner.

En parlant ainsi, il levait son fusil pour ajuster l’oiseau, tandis que le nègre criait de toutes ses forces :

— Vous trop avancé, Billy Kirby ! vous devoir reculer d’un pas, faire franc jeu au pauvre nègre. Allons donc, dindon ! allons donc, imbécile ! toi remuer la tête ; toi pas voir que lui tirer sur toi ?

Ces cris avaient pour but principal de distraire l’attention du tireur ; mais ils ne servirent à rien en cette circonstance. Rien ne pouvait émouvoir le robuste et dur bûcheron. Son coup partit, et fut suivi d’un moment de silence causé par l’attente générale ; on vit l’oiseau remuer la tête à l’instant de l’explosion ; mais on reconnut sur-le-champ qu’il n’était pas blessé.

— Toi être un bon oiseau ! s’écria le nègre en se roulant de joie sur la neige, et en embrassant son dindon. Toi avoir bien suivi les avis de ton maître. Encore un shilling, Billy, et toi tirer une seconde fois.

— Non pas, non pas, s’il vous plaît, dit le jeune homme ; je vous ai payé d’avance, et c’est à moi à tirer. Dérangez-vous, et que je voie si je serai plus heureux.

— C’est de l’argent jeté dans l’eau ! lui dit Natty ; la tête et le cou d’un dindon ne sont pas faciles à toucher à cent yards de distance, quand on a une blessure à l’épaule. Vous feriez mieux de me laisser tirer, et si je gagne l’oiseau, j’ai dans l’idée que nous pourrons nous en arranger aisément avec miss Temple.

— Je veux tirer moi-même, dit Edwards ; retirez-vous, que je prenne place !

Ou était fort occupé à discuter sur le coup que venait de tirer Billy Kirby, dont l’amour-propre se consolait à peine par la déclaration unanime que si l’oiseau n’eût pas remué la tête, il eût été infailliblement tué. Ou fit peu d’attention au jeune chasseur qui se disposait à tirer, et, après avoir bien ajusté, il allait toucher le chien de son fusil, quand Natty l’arrêta.

— Votre main tremble, lui dit-il, et c’est l’effet de votre blessure. Je vois que vous ne tirerez pas aujourd’hui aussi bien que de coutume. Si vous voulez tirer, tirez vite, dès que vous aurez ajusté, afin que le coup parte avant que le tremblement de votre main puisse le déranger.

— Franc jeu ! s écria encore Brom ; franc jeu au pauvre nègre ! Quel droit avoir Natty Bumppo de conseiller les tireurs ! Chacun devoir tirer à sa volonté. Franc jeu ! franc jeu !

Edwards tira, mais l’oiseau ne changea pas de position, et il fut reconnu que la balle n’avait pas même touché la souche à laquelle il était attaché.

Élisabeth le vit changer de visage, et elle ne put s’empêcher d’être surprise qu’un jeune homme qui paraissait si supérieur à ses compagnons se montrât si sensible à la perte d’une bagatelle. Mais son champion se préparait à entrer en lice.

La gaieté de Brom, qui avait doublé quand il avait vu un second aventurier échouer dans son entreprise, s’évanouit tout à coup, lorsqu’il vit Natty s’avancer pour tirer à son tour. Quoiqu’il fût assis sur la neige, la sueur lui coula du front ; sa peau se parsema de larges taches brunes qui souillaient le lustre naturel de son teint d’ébène ; ses grosses lèvres se comprimèrent autour d’un double rang de dents d’ivoire qui semblaient des perles enchâssées dans du jais ; ses larges narines se dilatèrent encore davantage, et ses mains, oubliant l’horreur naturelle qu’elles avaient du froid, serraient la neige qui était autour de lui. Il n’avait même plus la force de crier : Franc jeu au pauvre nègre !

Pendant que le noir propriétaire du dindon donnait ces signes de crainte, celui qui la faisait naître examinait d’un air calme, mais avec grand soin, toutes les parties de son fusil, avec autant de sang-froid que s’il n’avait pas eu un seul spectateur.

— Avant la dernière guerre, dit Natty tout en s’occupant ainsi, j’étais dans les établissements hollandais sur le Scoharie, un jour qu’on tirait ainsi pour un prix. Je me mêlai de le disputer, et je gagnai une corne à poudre, trois lingots de plomb, et une livre de la meilleure poudre qui ait jamais pris feu sous un bassinet. Aussi comme mes Hollandais ouvrirent de grands yeux ! Comme ils jurèrent en allemand ! L’un d’eux jura qu’il aurait ma vie avant que je quittasse les lacs ; mais s’il avait seulement appuyé son fusil contre son épaule avec de mauvaises intentions, Dieu l’en aurait puni, et si Dieu ne l’avait pas puni, je connais quelqu’un qui ne l’aurait pas manqué.

Natty, trouvant son arme en bon état, rejeta alors sa jambe droite en arrière, allongea le bras gauche sous le canon de son fusil, et le dirigea vers l’oiseau. Tous les yeux prirent aussitôt la même direction, toutes les oreilles attendaient le bruit de l’explosion, mais on n’entendit que le bruit que fit la pierre en frappant contre la platine du bassinet, et le coup ne partit point.

— Franc jeu ! franc jeu au pauvre nègre ! s’écria Brom en sautant de joie, et en allant se placer devant son dindon. Natty Bumppo avoir manqué son coup !

— Natty Bumppo ne manquera pas le nègre, si tu ne te retires, répliqua le vieux chasseur avec indignation. Y a-t-il du bon sens à dire que j’ai manqué mon coup, quand le coup n’a point parti ? Retire-toi, te dis-je, et que j’apprenne à Billy Kirby comment on gagne un dindon le jour de Noël.

— Franc jeu ! répéta le nègre ; vous pas tirer sans payer. Massa Jones en juger, la jeune dame en juger, tout le monde en juger.

— C’est l’usage du pays, Bas-de-Cuir, dit le bûcheron. Amorce brûlée vaut coup tiré. Si vous voulez tirer encore une fois, il faut payer un autre shilling. En attendant, je vais faire une seconde épreuve. Tenez, Brom, voilà mon argent.

— Quand cela serait vrai, répliqua Natty, l’amorce n’a pas brûlé, puisqu’elle n’a pas pris feu. Mais je dois connaître les usages du pays mieux que vous, puisque vous n’y êtes arrivé qu’avec les colons, et que j’y demeurais plus de trente ans auparavant ; je soutiens que j’ai le droit de tirer.

— Massa Jones en juger ! s’écria le nègre ; massa Jones en juger ! lui savoir tout.

Cet appel aux connaissances de Richard était trop flatteur pour qu’il ne s’y rendît pas. Il s’avança avec une dignité ministérielle, et imposa silence à toutes les parties par un geste de la main.

— Il paraît, dit-il, qu’il s’élève un doute sur la question de savoir si Natty Bumppo, dans l’état où sont les choses, a le droit de tirer sur le dindon de Brom Freeborn, sans lui payer un second shilling. C’est à moi qu’il appartient de le résoudre ; puisqu’en ma qualité de shérif du comté, je dois veiller au maintien de la tranquillité publique, et que je ne dois pas laisser à des hommes ayant en main des armes meurtrières, le soin de se rendre juges de leurs contestations. Il paraît qu’il n’existait de convention ni écrite ni verbale entre les parties sur le point contesté ; nous ne pouvons donc raisonner que par analogie, c’est-à-dire par comparaison d’une chose avec une autre. Or, dans ce pays, quand il s’agit d’un duel, celui dont le coup ne part pas n’a pas le droit d’en tirer un second sur son adversaire. Le même principe doit donc nous guider ici ; car il serait ridicule de prétendre qu’un homme pourrait rester toute la journée à tirer sur un dindon, parce qu’à chaque coup l’amorce ne prendrait pas. Je prononce donc que Natty Bumppo n’a le droit de tirer un second coup qu’en payant un second shilling.

Cette décision partait d’un tribunal trop respectable pour qu’on pût en interjeter appel. Les spectateurs, qui avaient commencé à prendre parti pour et contre, s’y soumirent sans murmurer. Natty fut le seul qui osa témoigner du mécontentement.

— Je voudrais bien savoir ce qu’en pense miss Temple, dit-il ; j’ai acheté le droit d’envoyer une balle de plomb à cet oiseau, et non pas celui de faire sonner un maudit caillou sur une plaque d’acier. Si elle dit que j’ai perdu, à la bonne heure.

— Eh bien ! Je dis que vous avez perdu, Natty, dit Élisabeth ; mais je paie un shilling à Brom pour vous donner une seconde chance, à moins qu’il ne veuille me vendre son dindon pour un dollar, pour mettre fin à ce divertissement inhumain.

Cette proposition ne plut à aucun de ceux qui l’entendirent, et le nègre lui-même ne fut pas tenté de l’accepter, attendu qu’il se flattait que son dindon lui rapporterait davantage, et finirait peut-être même par lui rester.

Cependant Billy Kirby chargeait son fusil tandis que Natty ôtait la pierre du sien pour en mettre une autre, tout en murmurant :

— On ne peut plus acheter une bonne pierre à fusil dans les environs du lac, dit-il, depuis que ce sont les blancs qui en font le commerce. Et si l’on en cherche au pied des montagnes où l’on en trouvait autrefois à chaque pas, il y a vingt à parier contre un que la charrue les a couvertes de terre. Il semble que plus le gibier devient rare, plus les moyens de s’en procurer diminuent. Et tout cela vient pourtant de ces maudits défrichements. Voici cependant une pierre qui a l’air d’être bonne. Je tirerai mon second coup, car Billy Kirby n’est pas en état de toucher un pareil but à une telle distance.

Le bûcheron, de son côté, semblait sentir que sa réputation dépendait en grande partie du coup qu’il allait tirer. Il leva son fusil, ajusta longtemps, ne tira que lorsqu’il se crut sûr du succès, et n’en obtint pas davantage que la première fois. Piqué de ce désappointement et des cris de joie du nègre qui retentissaient dans le taillis, comme s’ils eussent été poussés par une tribu d’Indiens, il courut à l’oiseau, et en examina le cou et la tête avec attention ; mais voyant que pas une plume n’y manquait, il se tourna vers le nègre, et lui dit avec humeur :

— Ferme ton four, vilain corbeau. Où est l’homme qui toucherait la tête d’un dindon à cent yards de distance ? J’ai été fou de l’essayer. Il ne faut pas pour cela faire un bruit comme celui d’un pin qui tombe sous la cognée. Montrez-moi celui qui peut faire mieux.

— Regardez par ici, Billy Kirby, dit Bumppo, et vous verrez un homme qui a fait mieux, non pas en tirant sur des dindons, mais quand il était serré de près par des sauvages ou des bêtes farouches. Éloignez-vous du but, c’est à moi de tirer.

— Un instant, Bas-de-Cuir, dit Élisabeth ; il y a quelqu’un qui a droit de tirer un second coup avant vous, si bon lui semble.

— Si c’est de moi que vous voulez parler, miss Temple, dit Edwards, je renonce à entrer de nouveau en concurrence. Je sens que mon épaule ne me le permet pas.

Il prononça ces mots avec un air contraint qui n’échappa point à Élisabeth. Elle crut même remarquer sur ses joues une légère rougeur qui annonçait le sentiment pénible que lui faisait éprouver sa pauvreté. Elle ne lui répondit rien, et laissa son champion se disposer à donner une preuve de son savoir-faire.

Il était bien vrai que Natty Bumppo, comme il venait de le dire, avait tiré plus de cent fois avec succès dans des occasions bien plus importantes, mais jamais il n’avait eu plus d’envie de réussir, afin de bien établir, par ce coup décisif, sa supériorité sur Billy-Kirby. Trois fois il leva son fusil et coucha l’oiseau en joue, sans tirer ; la première pour calculer la distance, la seconde pour bien ajuster, la troisième parce que le dindon remua la tête ; à la quatrième il fit feu. La fumée empêcha une partie des spectateurs de connaître sur-le-champ le résultat du coup ; mais en voyant Bumppo appuyer sur la neige la crosse de son fusil, et ouvrir la bouche en riant sans bruit, suivant sa coutume, Élisabeth en conclut qu’il avait réussi.

Elle ne se trompait pas ; car un instant après, les enfants qui avaient couru au dindon, l’ayant trouvé mort, le prirent par les pattes, et, le levant en l’air, firent voir que la balle lui avait emporté presque toute la tête.

— Apportez-le, enfants, s’écria Bas-de-Cuir, apportez-le, et mettez-le aux pieds de cette jeune dame. C’est pour elle que j’ai tiré, et l’oiseau lui appartient.

— Et vous avez été un si bon substitut, dit Élisabeth en souriant, que j’engage mon cousin Richard à ne pas vous oublier. Se tournant alors vers Edwards, elle lui dit avec ce charme insinuant qui n’appartient qu’à une femme : — Mon but n’était que de voir une preuve des talents de Natty que j’avais entendu vanter si souvent, et, puisque le voilà atteint, voulez-vous bien, Monsieur, accepter cet oiseau comme un faible dédommagement de la blessure qui vous a empêché de remporter vous-même le prix de l’adresse ?

Il serait impossible de décrire l’expression avec laquelle le jeune chasseur reçut ce présent. Il semblait en même temps transporté de plaisir, et agité par un secret mécontentement ; il paraissait céder à une séduction dont il lui était impossible de se défendre, quoiqu’un sentiment intérieur le portât à y résister. Il salua miss Temple avec respect, releva la victime, et garda le silence.

Élisabeth donna au nègre une pièce d’argent pour l’indemniser de la perte qu’il venait de faire, ce qui dissipa son air sombre et rendit à ses traits l’expression joyeuse qui leur était habituelle. Se tournant alors vers Richard, elle lui demanda s’il voulait retourner à la maison.

— Un instant, cousine Bess, rien qu’un instant, répondit Richard ; il paraît qu’il règne sur les règles de cet amusement une incertitude qu’il convient que je fasse disparaître. Messieurs, si vous voulez nommer un comité pour venir me trouver ce matin, après l’office, je préparerai des règlements. Il se retourna pour voir qui était assez hardi pour frapper familièrement sur l’épaule du grand shérif.

— De joyeuses fêtes de Noël, cousin Dickon, dit le juge Temple qui venait d’arriver sans avoir été aperçu. Il faudra que j’aie l’œil sur ma fille si vous êtes sujet à de pareils accès de galanterie. Mais j’admire le goût que vous avez montré en amenant une dame à un pareil spectacle.

— C’est sa propre perversité qui l’y a conduite, cousin ’Duke, s’écria le nouveau shérif dépité d’avoir été prévenu par M. Temple dans les compliments du jour ; elle n’a pas plus tôt entendu un coup de fusil, qu’elle a couru à travers la neige, comme si elle avait été élevée dans un camp de soldats, et non dans une pension de jeunes filles. Je ne l’avais accompagnée que pour lui faire voir mes améliorations. Je crois, juge, qu’il serait bon de solliciter une loi pour interdire ces amusements dangereux. Je ne sais pas même si l’on ne trouverait pas dans les lois actuelles quelque disposition qui les défende.

— Comme shérif du comté, cousin Dick, dit Marmaduke en souriant, c’est à vous qu’il appartient d’examiner cette question, car je vois que ma fille a exécuté sa commission, et je présume qu’elle n’a pas été mal accueillie.

Richard jeta un coup d’œil sur le paquet qu’il tenait encore à la main, et le mouvement d’humeur qu’avait produit son désappointement s’évanouit sur-le-champ.

— Cousin ’Duke, dit-il au juge, venez un moment de ce côté, mon cher et bon cousin, j’ai deux mots à vous dire à part. Marmaduke le suivit à quelques pas. — D’abord je dois vous remercier d’avoir employé pour mon votre crédit auprès du conseil, car je sais que sans protection le mérite peut à peine percer. Mais nous sommes les enfants de deux sœurs, et vous n’aurez pas à vous repentir de ce que vous avez fait pour moi. Vous pouvez me regarder comme un de vos chevaux, je vous porterai ou vous traînerai, comme bon vous semblera : en un mot, je suis tout à vous. Mais je dois vous dire en passant, ajouta-t-il en montrant du doigt Edwards, que ce jeune compagnon de Bas-de-Cuir a besoin d’être surveillé. Il a un goût prononcé pour les dindons, et Dieu sait où cela pourrait le mener.

— Laissez-moi ce soin, Dick, répondit Marmaduke : c’est un goût qui se passera en le satisfaisant. Mais je voudrais dire un mot à ce jeune homme ; rapprochons-nous des tireurs.



  1. L’yard à trois pieds d’Angleterre, c’est-à-dire environ deux pieds dix pouces de France.
  2. Avant la révolution chaque province avait sa monnaie particulière, quoique aucune n’eût de coin, excepté les pièces de cuivre. Dans l’État de New-York, les dollars espagnols étaient divisés en huit shillings, chacun de la valeur d’une fraction de plus que six pence sterling. Maintenant l’Union a créé un système décimal, et des coins pour le représenter.