Les Pierres du chemin


(signé J. V.)
Le Figaro du 7 juillet 1906
(Supplément littéraire)
.

Les Pierres du Chemin

Séparateur


Ce sont d’assez vulgaires cailloux, ternes et de forme indécise. Ils n’ont aucune beauté propre et ne sauraient servir qu’à faire des ricochets sur l’eau. Ramassés par le flâneur dans la poussière de midi ou dans le soir tombant, leur seul mérite consiste à fixer — pas pour longtemps la mémoire d’une minute gaie, d’une sensation funèbre et douce. Le jour achevé, on les tire de sa poche, on les regarde, puis on les jette… Ils ne méritent pas mieux, ces cailloux !…

Au cimetière, le dimanche matin.

Il arrive que la vie bavarde déloge la Grande Silencieuse de son domaine. Par exemple, au Jour des morts — cette kermesse mélancolique — les avenues s’encombrent d’un pieux tumulte. Contents et fiers de se sentir aptes au culte du souvenir, les visiteurs échangent des regards de bienveillance curieuse avec leurs confrères en sentiments durables. On s’intéresse aux couronnes et aux chrysanthèmes du voisin, on les évalue. La visite faite, on s’en retourne, parlant plus haut. Dans la semaine, le calme est encore brisé par les bandes de Cooks qui piétinent devant les tombes illustres. Mais, le dimanche matin, le cimetière se tait dans une merveilleuse paix.

Les passants sont rares ; ils ont l’allure familière de gens que l’habitude conduit. Ils ne sont plus en deuil, cependant ils persistent à commencer là leur jour de liberté. C’est comme s’ils venaient chercher leurs morts aimés pour les emmener à la campagne…

Le fracas de la ville s’est écarté. Chaque son se détache du silence comme une broderie qui brille : un cri d’oiseau, un arrosoir heurtant la pierre, un pas discret qui s’éloigne, une couronne fanée qui s’abat sourdement sur un tas de débris. Et le vent tiède court dans les feuilles, ploie une fleur, emporte un peu de parfum. Quelle douceur, quel apaisement ! L’immense nombre des morts rend au cœur la sérénité qu’avait troublée le petit nombre des vivants.

Soudain l’aspect du cimetière change : une automobile est entrée. Elle file, énorme, d’un rouge féroce, crachant sa grasse fumée sale sur les bouquets frais. Et c’est une chose étrange, laide, injurieuse, que cette voiture avec son odeur d’usine, ses vernis insolents, cette voiture brutale qui se hâte dans le domaine de l’immobilité.

Elle s’arrête. Une dame en deuil tout neuf descend ; le chauffeur la suit, portant une gerbe de roses rares. L’automobile reste seule au bord du trottoir, haletante, frissonnante, car son moteur continue de tourner. Ratata brrr ! Ratata brrr ! On n’entend plus que ce dur bruit incessant. Il se dilate, s’étale, occupe l’espace, amoindrit et défigure tout. Les petites chapelles semblent plus petites et si pauvres, les vieilles dalles sont plus vieilles et désespérées. Bruyante, vulgaire, pressée de repartir on ne sait où, on ne sait pourquoi — ah ! si pareille à la vie ! — l’automobile grogne, crache, luit, et l’âme de mémoire et de silence qui erre parmi les tombes s’écarte, offensée.

Vraiment, il vaut mieux caler son moteur, dans les cimetières.

Voulez-vous, gens curieux, avoir une idée nette, précise, absolue du luxe ? Allez — si vous pouvez — visiter l’hôtel que la princesse de P… a fait construire près du Bois.

On vous montrera une éblouissante frise peinte par Tiepolo. Mais n’imaginez pas que ce soit là le luxe : non ! Vous admirerez d’anciennes boiseries françaises, belles à faire pleurer de tendresse : ce n’est pas cela encore ! On vous permettra de regarder des tableaux exquis : ce n’est toujours pas cela ! Enfin, on vous mettra dans un ascenseur qui vous déposera au sous-sol, et, cette fois, vous y serez ! Voilà le luxe !

Mais, d’abord, savez-vous bien que le luxe consiste en des choses si rares qu’on ne les a pas vues encore, qu’on n’a guère chance de les revoir de sitôt ; en des choses qu’aucun hasard ou presque ne permet d’acquérir. Le luxe, enfin, commence avec la sensation de l’irréalisable. L’objet que l’on peut comparer avec un autre déjà vu n’est pas un objet de vrai luxe. Les empereurs romains se rendaient compte de cela : d’où la maison dorée de Néron et quelques autres tentatives d’art décoratif qui ont fait passer pour fous des gens de la plus stricte raison. Et cela parce que personne n’a le sens du luxe.

Mais vous continuez d’ignorer ce qui tant vous émerveillera dans les sous-sols de l’hôtel de P… Voici : c’est de l’eau !

L’eau, la plus difficile, la plus impraticable des élégances ! L’eau ! Songez-y bien, malheureux qui logez une étroite baignoire dans un recoin sombre de vos beaux appartements. Et vous, parias, qui, avec de si vastes salons, vous contentez d’une salle de bains pour la famille entière. Dénués de tout, abandonnés du ciel, qui faites vos précaires ablutions parmi des odeurs de gaz… De l’eau, pauvres Parisiens, pensez à ce que c’est ! Pensez-y !

Et quelle eau ! Elle court, bouge, se renouvelle, vit dans une immense piscine d’émail vert. C’est un lac où l’on peut plonger, nager. Un lac qui, en quelques minutes, devient brûlant, et froid en quelques minutes, suivant le caprice de la baigneuse. Une telle chose répond-elle à la définition du luxe ? Est-ce bien là ce qu’on n’avait pas vu encore, ce qu’on ne reverra pas : l’impossible réalisé ?

Il y a encore un détail charmant dans les installations hydrothérapiques de l’hôtel de P…, c’est ceci : dans le cabinet de toilette de la princesse, parmi les robinets pour l’eau chaude et la froide, il y en a un pour l’eau de pluie : l’eau pure des nuages, douce aux peaux délicates. Cela ne fait-il pas songer à cette dogaresse grecque qui faisait recueillir la rosée sur les toits du palais ducal, ne voulant pas se laver d’une autre eau. À vrai dire, après qu’elle a charmé, cette gentille anecdote inquiète un peu. Car enfin, il n’y a pas tant de rosée que ça, à Venise… Qui sait si elle était bien lavée, la dogaresse grecque ?

Dans un restaurant, au Bois. Une demoiselle ostentatoire commande son dîner, et aussi celui du monsieur humble et soumis qui aura l’honneur de payer l’addition. Elle est fort élégante, la demoiselle, chargée de bijouterie. Des cheveux pris à d’autres têtes, et telle est leur somptueuse abondance que, en versât-elle le prix entre les mains de M. Poincaré, certes, il pourrait sur l’heure boucler le budget. La demoiselle ordonne les plats d’un ton sans réplique, et l’air de sa figure est profondément sagace. Elle s’y entend ! Depuis la soupe aux choux de sa maman concierge, son impérieuse bouche a connu bien des bisques. Le maître d’hôtel, courbé par la vénération, écoute sa parole, approuve, note. La demoiselle pleine de diamants et de cheveux, c’est la belle image de la grande vie en 1906. Il sait cela, le maître d’hôtel ! La commande achevée voici que la demoiselle ajoute de cette voix sèche, énergique qui convient au trait final « Et pour moi, comme d’habitude, un litre de lait ! » Elle boit du lait la demoiselle ! Oui, vraiment et, dans cette salle de restaurant, il y en a deux autres de moindre envergure qui, elles aussi, boivent du lait… Où sont les neiges d’antan ! Qu’est devenue l’époque joyeuse où c’était un devoir pour ces courageuses personnes d’être chaque soir un peu grises, gaies à toutes les heures et bien portantes, quoi qu’il arrivât. Où s’en vont les énergies françaises ! Hélas ! tout se perd ! Les demoiselles se soignent, se mettent au lait, et les pochards professionnels commencent à prendre le caractère auguste de ces grands types qui, survivant à leur temps, s’obstinent héroïquement à en maintenir la tradition moribonde. Le sport et les médecins bouleversent les coutumes nationales.

Tout cela n’est pas gai !

Un dîner d’adultères officiels.

La maîtresse du logis, universellement admirée pour le tact charmant qu’elle a mis à conduire vingt ans durant une liaison illustre à travers tous les écueils ; trois autres femmes, ses contemporaines, chacune suitée de son ami ; les maris, quelques personnages de haute marque et des comparses.

Soirée exquise. L’atmosphère est caressante à force de cordialité. On se sent l’esprit à l’aise dans l’harmonie et la logique.

Remarquez qu’il ne s’agit pas de ces passions immorales, ardentes, cachées, où des gens sans conduite s’abandonnent, indifférents aux catastrophes. Ces adultères-ci furent toujours rationnels, bien conçus, bien menés. Avec les années, ils ont acquis un droit à cette allure pompeuse qu’on leur voit. La morgue leur est permise, et ils en ont.

Les amants, arrivés, importants, plient sous l’amas des dignités. Jadis ils venaient dans le salon de leurs amies, se faire les relations propres à velouter pour eux le chemin des ambitions. Maintenant, ils « amènent du monde », et du plus brillant.

Les femmes ont une dignité quasi royale. Elles savent leur mérite. Car enfin, quelle différence entre leurs vies régulières et belles, et ces pauvres existences tiraillées, sans poésie, des ménages où l’on se tolère aigrement, où chacun en veut à l’autre de la fidélité qu’il lui garde !

Et les maris ! Comme ils étaient sympathiques, pleins de goût, satisfaits avec décence, bien à leur place, les agréables maris de ce dîner d’adultères ! Gais avec mesure, légitimement fiers du noble choix de leurs femmes, mais discrètement fins dans leurs manifestations ; sensibles à l’importance sociale que leur conférait la combinaison, la mine largement épanouie ou secrètement contentante, suivant leurs tempéraments : c’étaient ces maris, l’image même des réussites totales.

On riait avec grâce, on plaisantait avec retenue. Il y avait entre ces trios rapprochés par une similitude de situation des allusions à demi mot d’une ravissante subtilité. Et c’était un délicat plaisir que d’entendre ces amants anciens s’appeler « Monsieur » et « Madame », avec un ton de raillerie nuancée qui avertissait si bien de l’état des choses.

Rien de tout cela n’existerait si ces dames mûres et superbes avaient aux jours de la jeunesse planté là leurs maris pour suivre l’amant parmi des aventures de mauvais goût. Quelles conséquences lamentables une si folle conduite n’aurait-elle pas eues ! La femme déclassée, le mari ridiculisé, l’amant encombré, gêné dans sa carrière… Mais elles avaient le cœur trop bien fait, les superbes dames ; elles ont préféré organiser l’admirable union de trois vies solidaires, où le dévouement de chacun fût acquis aux deux autres, soit qu’il s’agît de veiller une maladie, ou d’obtenir une décoration, ou d’accroître des capitaux.

L’adultère bien construit, achevé, donnant ses magnifiques résultats, c’est la dernière forteresse du mariage que, par ailleurs, tout menace.

Comme on sentait cela avec force, avec émotion, avec confiance, pendant que le dîner déroulait ses plaisantes recherches !

Une seule entre les quatre dames était morose et nerveuse. Son ami, visiblement soucieux, ne s’abandonnait pas, lui non plus, à la joie générale. Pauvre dame, un grand malheur l’a frappée : son mari — un homme parfait — est mort l’an dernier. Depuis ce fatal incident dont elle ne peut se consoler, l’harmonieux bonheur dont elle jouissait si dignement se défait. On craint une rupture.

Après le dîner, on en causait dans les coins. Et la maîtresse du logis, tandis qu’elle versait du kummel à son mari dont son amant allumait le cigare, leur dit là-dessus le fond de son inquiétude :

— Si ces gens-là n’étaient pas retenus par le souvenir du pauvre mort, ils seraient déjà séparés, fit-elle.

Puis, avant de retourner à ses invités elle ajouta, avec un gentil geste de menace à l’adresse de son heureux mari :

— Tu sais que je ne te permets qu’un cigare ! Sois sage. Pense à ta gastralgie !…

Flirt. Il s’installe de façon à ne laisser aucune place ou d’autres puissent s’asseoir auprès d’Elle. Nul n’y songe d’ailleurs ! On se détourne respectueusement des proies qu’il marque pour son usage. N’est-il pas le séducteur professionnel, l’irrésistible ?

La maîtresse de la maison attire savamment son monde autour de la table à thé. Chacun comprend de quoi il s’agit. On les laisse seuls.

Il a l’âge des profondes expériences, un physique perfectionné par une culture entendue. Il sait qu’il est beau, et semble l’oublier. Elle, très jeune, très neuve, fine et frêle, garde encore une grâce enfantine. Il n’aura qu’à parler… Il parle ! Appuyant sur elle l’insistance passionnée de son regard, il dit des folies pour la faire rire. — Le rire éparpille les résistances. Et puis c’est si émouvant, le contraste des propos gais avec un pesant regard chaud, un regard qui raconte de bien autres histoires… — Il est très fort, l’irrésistible !

Elle s’amuse, elle rit. Et son gentil rire rafraîchit, comme ce vent saturé d’une odeur de feuilles et qui entre en bouffées par la fenêtre ouverte.

Des gens sont partis, d’autres arrivent, le bol de Bishof est presque vide, le café fond. Dans le coin, plus sombre, car le jour baisse, le flirt continue.

Il a quitté le ton plaisant. Accoudé sur la table où elle pose sa main, il se rapproche, il parle plus bas, plus vite. Il est dans le tuf du sujet.

De loin, les visiteurs s’intéressent. On n’a encore rien dit d’elle. On n’a pas eu le temps, c’est son début. Une bienveillante curiosité va vers l’angle obscurci du salon. Vraiment, elle ne pouvait mieux tomber à un homme si fascinant ! Et assez discret, en somme. Elle a de la chance, cette petite !…

Les buveurs de porto ne peuvent apercevoir que le dos de l’irrésistible. Mais qu’il est éloquent ! Large, musclé, vigoureux et svelte, ce dos exprime la tension intérieure, la volonté concentrée. Rien n’est si résolu, si attentif, si véhément que ce dos.

La jeune femme écoute silencieusement les paroles qui se succèdent. Elle joue avec une boîte d’émail et baisse la tête — sans doute pour cacher l’émotion inconnue qui la bouleverse. Le charme opère, la voilà prise.

Il se tait ; tout ce qu’il fallait dire est dit. Il attend. Et son dos révèle aux mangeurs de galettes une sincère anxiété. Serait-il pincé, l’irrésistible ! Tant mieux, sa victoire en sera plus savoureuse ; car il vaincra, il le sait bien !

Elle relève enfin sa douce figure ; sa bouche est strictement close, mais dans ses yeux d’enfant une merveilleuse moquerie roule, pétille, éclate. Il pose une question. Elle ne répond pas. Elle le regarde…

Dans l’église de San Niccolo, à Trévise, il y a un drôle de petit ange sculpté. Ses yeux sont pleins de rires silencieux. De quoi se moque-t-il ? Ah ! nous ne le saurons jamais ! Il est discret, l’angelot. Il faut bien qu’il le soit, car un ruban épanoui en rosette attache et clôt ses lèvres. Exquise fantaisie que cette fanfreluche posant le mystère sur la railleuse figure. Et comme ça l’amuse de ne pouvoir dire de quoi il rit, ce diable de petit ange !…

En ce moment, la jeune femme mince, frêle, éclatante, ressemble singulièrement à l’ange de Trévise. Elle s’est levée ; l’irrésistible reste assis un moment, — et son dos est fou de perplexité. Elle l’examine de haut en bas, comme si cet éternel vainqueur offrait soudain un spectacle merveilleusement bouffon. Elle le quitte, et la gaieté n’est pas éteinte dans ses vives prunelles lorsqu’elle rejoint les amateurs de babas.

— Je voudrais des cerises, dit-elle d’une voix candide.

L’irrésistible l’a suivie. Tellement songeur, qu’il oublie de soutenir ses modelés. Tout à coup, il paraît moins jeune. Ces plis au coin de sa tempe, serait-ce la patte d’oie ?… Ma foi, oui !

Il paraît que certains ont vu un roi noir, des danseuses vieil or et d’autres très blanches, à cette fête cambodgienne. Tant mieux pour eux ! — si c’est vrai — mais il n’y avait pas que cela à voir.

Aucune pantomime exotique n’égale en intérêt le rush sur les chaises, par exemple. Quel beau spectacle !

Elles sont là dans l’herbe, attendant la musique de la garde républicaine, à qui on les destine. Mais les belles dames et les messieurs moins beaux les aperçoivent. C’est une course générale, une frénésie ! Chacun veut sa chaise. On les empoigne, on se les arrache avec des yeux féroces : « Prends-en toujours deux ! » disent des femmes à leurs heureux époux. — Car c’est l’instinct de la femme de prendre le plus possible de toutes les choses et de les faire porter par l’homme. — De quelle utilité sont les pauvres chaises à ces gens surexcités ? De nulle utilité ! Mais on ne doit pas les prendre ; alors ils les prennent avec délices, avec colère…

Les deux individus absurdes, qui, dans le Paradis terrestre, ont si irrémédiablement gâté nos affaires, étaient déjà Français.

Dix mètres plus loin, lassés de leurs conquêtes, les pilleurs de chaises les jettent à terre. Cela rend la promenade infiniment pittoresque. On bute dans ces insupportables chaises, on s’y prend les pieds, elles accrochent les jupes, et, d’une façon confuse ou nette, tout le monde sent bien que c’est la faute du gouvernement.

« Mesdames, messieurs, voulez-vous faire un peu de place et circuler gentiment ? »

L’officier de paix, essoufflé, ruisselant, débordé, essaye ainsi d’entrer en arrangement avec la foule. Et ce « gentiment » est bien français encore. Il console de la puérile et sotte rage de ces énergumènes, si fâchés parce que, cédant aux obsessions de chacun d’eux, le ministre a envoyé plus d’invitations qu’il n’y a de places dans le théâtre.

Circuler gentiment ? On s’y décide après tout, n’ayant à faire que cela ou une émeute. Et on marche par le jardin délicieux, dont les arbres remuent des fleurs de feu. C’est sans doute le meilleur de la fête, ces allées soudaines creusées dans l’ombre, cette herbe odorante et qui ploie sous les semelles, ces zones de recueillement dans le bruit…

« Le voulez-vous ? Il est à vendre ; il ferait bien dans une collection !… »

C’est un petit soldat qui interpelle un passant et lui montre un immense papillon brun et noir, et tissé dirait-on de fils d’or. Il est épinglé à l’écorce d’un arbre, le beau papillon ; il agonise avec des frissons doux.

Le petit soldat ajoute « Ce que j’ai eu de mal à le prendre »

Le papillon aussi a « eu du mal » ; une de ses longues ailes est déchiquetée si cruellement !…

La garde républicaine joue un pot pourri dans lequel l’Invocation du feu se rencontre avec Sylvia ; des rires lointains s’effacent ; le chasseur de Paillard réclame à son de trompe le chauffeur Clément du boulevard Malesherbes ; là-bas, les danseuses jaunes enchaînent la délicate monotonie de leurs gestes ; la nuit soupire, et cette tendre haleine caresse le corps velouté, le corps douloureux du grand papillon qui agonise.

Deux tendances d’égale force : faire ce que tout le monde fait, et : faire ce que tout le monde ne peut pas faire.

L’individu civilisé est un heureux mélange de mouton et de snob.

Plaisir de snob, la promenade du lundi au Louvre. Le musée fermé au public, pas de copistes, peu de gardiens ; on marche devant soi dans la solitude. Tout de suite on se sent spécialement apte à comprendre les chefs-d’œuvre. On les regarde avec fatuité.

Heureux chefs-d’œuvre qu’admirent les délicats du lundi !

Dans la salle du Sacre. Les images de cette époque pleine de cliquetis et de fanfares font autour d’elles un étrange silence. La poussière qui flotte n’est pas celle d’hier. Elle est entrée un jour où, dans le Carrousel, Napoléon passait la revue de ses troupes éperdues de tendresse : elle demeure. Rien ne chassera de là cette poussière, soulevée par les semelles de la Grande Armée, par l’énorme acclamation qui s’est tue.

Quel prodigieux silence règne sur la salle ! Le cœur s’émeut devant ces portraits touchants comme de désolantes confidences. C’est si vite effacé, la gloire et la grâce… Voici la divine Récamier, la semeuse d’amour, qui tourne son visage de petite fille et croise ses pieds nus, roses comme un pétale de pivoine. Et Fournier Sarlovèze, follement chamarré, qui s’élance, tendant ses jambes impatientes et musculeuses, secouant ses cheveux dans le vent. Et M. Sériziat, assis un moment devant un fond de ciel, un ciel où pèse la chaleur orageuse et qui, on ne sait pourquoi, fait songer à des haltes pleines de soif et d’heureuses lassitudes, à des voyages en poste dans cette Italie où Byron, Stendhal, Chateaubriand allaient bientôt chercher de nouveaux songes. Puis c’est Joséphine à la Malmaison. Sur un banc de verdure, pliante et pensive, elle attend le destin. Ses bras nus, blancs, délicats, admirablement oisifs, s’abandonnent dans un rythme lent. En les regardant, on croit entendre la chute espacée de lourdes gouttes d’eau tombant dans le marbre d’un bassin qu’on ne voit pas.

Mais un bruit de pieds pressés, de voix hautes rompt le silence. Un régiment traverse-t-il le Louvre en ce lundi réservé ? Non, c’est une pension de petites filles !

Conduites par deux dames maigres, elles envahissent la salle. Marchant lestement, gauches, anguleuses, les gentilles larves vont. Et les dames maigres craignent de les voir s’attarder devant l’Endymion nu comme un ver et sur qui déferle la lumière de la lune amoureuse. « Allons, mesdemoiselles ! » Ces demoiselles traînent leurs talons, pensent au goûter, se hâtent. Ça leur est égal, tous ces chefs-d’œuvre ! Elles ont chaud, elles veulent bien s’en aller. Où est la porte ? Elles s’arrêtent, pareilles à un paquet de mouches sur une assiette à confitures ; elles se taisent maintenant : elles contemplent.

Le tableau, c’est une jeune martyre, de Paul Delaroche. Elle flotte sur l’eau nocturne, qu’éclaire seulement son auréole.


Au mois de mai, il convient de s’intéresser à la peinture. Que cela vous amuse ou non, on va aux Salons il le faut ! Ce n’est pas seulement là une habitude élégante, c’est une nécessité, un devoir, une question de tenue morale, un rite presque sacré à l’accomplissement duquel ni les maladies ni les désespoirs, ne sauraient soustraire les gens qui se respectent.

Et, d’ailleurs, c’est un noble plaisir qui perfectionne le cœur et l’esprit…

Ces deux Salons ne se ressemblent guère. À la Société nationale, tout le monde sait mettre un vert éloquent à côté d’un rouge assourdi ; la saveur des harmonies feuille morte et brique n’a plus de secrets pour personne ; on rencontre à chaque pas des virtuoses de la nuance défaillante et quant à l’usage qu’on fait de la note jaune chantant parmi les gris discrets, on ne saurait en trop dire. Les peintres de la Société nationale sont des gens de goût. Mais aussi les « Artistes français » sont des penseurs !

La fréquentation des penseurs est hygiénique ; elle réveille et inquiète la conscience, excite la mémoire, dégage les rapports cachés. Ces Artistes français ont lu les poètes, fouillé l’histoire, plongé au profond du cœur humain. Ils se préoccupent de nous instruire, de nous améliorer. Avec eux, nous apprenons à ne pas nous satisfaire d’une touche spirituelle, d’un dessin magnifique, d’un bel accord de couleurs, de tout ce qui enfin constitue le métier du peintre. Ils nous orientent vers la philosophie, nous forcent à réfléchir par l’intensité ou la délicatesse d’intention qu’ils mettent dans les choses les plus simples.

Quel raffinement d’esprit, partout ! Voici, dans un paysage d’un vague exquis, une jeune femme fort élégante, vêtue d’une robe moderne, et grecque pourtant ; elle est assise sur un mur, les jambes pendantes, pliée en deux par le poids de sa rêverie. D’abord on se demande qu’a-t-elle ? que fait-elle sur ce mur ? Mais, ayant ouvert le catalogue, on lit : Soir de mai ; portrait de Mlle X…, et tout de suite on est sur le point de comprendre. Et cet autre portrait de femme une charmante personne au vif regard malin, coiffure Directoire, robe blanche discrètement décolletée — robe de petit dîner ; — ainsi vêtue, la dame court dans des feuillages, elle a une palette au pouce gauche, un pinceau dans la main droite, elle fait un geste qui semble dire « C’est comme ça, je n’y peux rien ! » Encore un coup d’œil au catalogue cela s’appelle Une Passionnée d’art… Serions-nous aussi bien renseignés sur le caractère de cette dame si le portraitiste l’avait, sans commentaire, tranquillement posée dans un fauteuil ? Non, certes ! Un portrait encore qui séduit par son ironie subtile. C’est un monsieur assis sur un canapé. Rien n’est plus ordinaire, semble-t-il ? Eh bien, pas du tout ! Cela s’intitule Repos. Or tout bouge et s’agite autour de cet homme ; les sculptures de la boiserie s’élancent, les broderies du coussin frissonnent, les veines de l’acajou le canapé est en acajou palpitent, tout, jusqu’au drap de sa redingote, remue, rien ne veut rester en place, chaque touche exprime l’inquiétude universelle ; mais l’homme se repose, il veut se reposer, et parmi tout ce mouvement une seule chose est inerte son visage, un visage lourd comme la pierre. C’est vraiment le repos, c’est le repos même !… N’exprime pas qui veut d’aussi pénétrantes, antithèses.

La tendance de cette exposition est indiscutablement moralisatrice. Sans doute on y voit un grand nombre de gens qui s’embrassent dans des bateaux, mais le caractère même des paysages où se passent ces tendres scènes garantit leur parfaite chasteté. Quant au nombre presque déconcertant de femmes nues qui se rencontre là, il s’explique, je crois, par un patriotique désir d’illusionner les étrangers sur le climat de la France. Mais que de femmes nues ! Il y en à dans l’eau, sur des coussins, dans l’herbe, au bord des mares, sur des puits, dans le ciel, dans des ateliers, il y en a surtout qui sont accompagnées de très gros chiens… La mode est à la femme nue avec gros chien. Évidemment cela veut dire quelque chose, mais le catalogue ne m’ayant fourni aucune lumière, je ne sais pas encore quoi.

Les tableaux militaires, par contre, sont assez rares. Tous remarquables, tant par leur excellente exécution que par la petite pancarte où se lit un « acquis par l’État » qui fait plaisir aux amateurs d’art. Une baisse aussi sur les « Tentations », en ce qui concerne la quantité naturellement, car, quant à la qualité… — En voici une des plus émouvantes. Le saint n’est pas, comme à l’ordinaire, un vieux monsieur respectable, mais un jeune homme qui, visiblement, jouit d’une santé robuste. Comme il est au désert, il va de soi qu’il ne porte pas le moindre costume s’il n’avait quelques brins de paille dont, du reste, il tire un excellent parti, on pourrait dire qu’il est complètement dévêtu. Ce pauvre saint se tord au milieu de dames indiscrètes et de gentilles petites chèvres blanches. Son émotion est telle que — et cela ajoute beaucoup d’expression à la scène — il s’est déboité l’épaule gauche. Mais il sera vainqueur, en fin de compte, car un ange en fumée lui parle dans les cheveux.

Puis il y a les tableaux historiques. Spirituelles anecdotes comme ce Napoléon organisant la bataille d’Austerlitz. Pour être mieux à son aise, le conquérant a ôté ses gants, puis ses jambes, les a jetés autour de lui, et, debout sur son ventre, — si on osait ainsi parler, — promène son doigt nerveux sur une carte. Ce Napoléon sans jambes, cela signifie, on le comprend aisément, qu’une pareille tête suffit à tout, et c’est délicat cet hommage au génie.

Il y a encore des tableaux d’histoire tragique, comme l’An mille. Nous sommes avertis que la peste règne et nous le voyons bien sa terreur est partout, dans le porche chancelant de l’église où entre la procession qui va implorer la clémence du ciel ; dans le prodigieux trouble de l’évêque, que l’on voit de dos, et qui, éperdu, sans doute, s’est coiffé d’une mitre du quinzième siècle, tant il est vrai que les grandes calamités égarent les meilleures têtes. Tout est superbement pestiféré dans ce tableau, la couleur, les personnages et l’arrangement. Le vent de folie qui souffle sur cette heure terrible a apporté au premier plan une descente de lit en fourrure jaune et une casserole. C’est superbe et effarant. Pour se remettre d’une scène si poignante, on va vers les représentations de têtes pompeuses, ce Banquet chez Théodora, par exemple, superbe reconstitution du luxe byzantin. Ici l’on s’instruit sur des coutumes ignorées. C’est un plaisir de voir que déjà à cette époque on se servait de couteaux à poisson tout pareils aux nôtres, et que l’on mangeait déjà du raisin belge et de la dundee marmelade. Rien n’est nouveau, ni les vases exquis de Falize, car en voici, ni les flambeaux modern style avec corps de femme fondus en chaperies molles, car en voilà rien, pas même les fleurs dont nous nous croyons les inventeurs, car, au bout de la table, dans un vase de chez Barbedienne, se dresse un gigantesque bouquet de Gloires de Dijon, de Jacqueminot, et de cette dernière venue, la rose « Liberty ». Toutes ces belles choses jettent dans la stupeur un Japonais invité par Théodora il ne peut s’en remettre, et cela se comprend assez.

Il y a bien des tableaux merveilleux à cette exposition la Destruction de Sodome, parmi ceux-là. Une page incomparable ! On y voit des architraves écroulées sur des dames coupables, deux hommes, marron d’épouvante, qui filent au pas de course, emportant comme des paquets chacun un petit camarade fort effrayé, puis un vaste éclair en jaune de Naples, et enfin une pluie horrible de tous les chromes et de tous les cadmiums, mêlés à de redoutables bleus de Prusse c’est le feu du ciel. Magnifique conception !…

Elle est belle aussi, la pensée qui a dicté le Piédestal ! Une pyramide de crânes humains ; tout en haut, un guerrier à cheval, au bord d’un toit ; tout en bas, des veuves qui pleurent, des enfants mal portants qui jouent près d’un ruisseau de laque fine. Jamais on n’a exprimé avec plus de force et d’originalité l’horreur de la guerre…

Réfugions-nous dans la ville des songeries douces Venise, la chère Venise. Elle est ici sous tous ses aspects, brûlante, froide, romantique, contemporaine, au crépuscule, à l’aube, la nuit… Il y a des Venise empâtées, des Venise lisses… Il y a surtout une Venise grande comme nature ! La gondole, l’eau, les pigeons, tout est grand comme nature, et c’est superbe vraiment. Dans la gondole, un monsieur et une dame visiblement américains rêvent de l’air de gens qui ont mal déjeuné. Ils sont en pleine lagune ; les pigeons, dont ce n’est guère l’habitude, les y ont suivis et tourbillonnent autour d’eux. Ces deux Américains, ces pigeons et cette gondole paraissent singuliers. D’abord, on ne s’explique pas très bien d’où vient l’intérêt qu’ils inspirent… Il y a quelque chose ?… Le catalogue… Parbleu, je crois bien qu’il y a quelque chose ! Savez-vous ce qu’ils font, ces Américains indigérés ? Savez-vous où ils vont ? Lisez : Dans le sillage de Musset… Avez-vous compris ? Ah ! ne me dites pas que non !…

On voudrait s’arrêter à chaque pas, car à chaque pas il y a quelque belle pensée à recueillir. On voudrait s’arrêter devant cette marine où flottent des têtes de bestiaux, car c’est les Moutons de Panurge, et devant cette perruque, ce dos, cette main et ces deux couronnes ; de lauriers, car c’est Dante et Virgile regardant passer les adultères et devant ce tigre qui, tout en marchant sur un étang parmi des nénuphars, croque un paon empaillé, et devant cette pauvre femme dont les cinq enfants en haillons contemplent avec désespoir deux petits riches qui donnent insoucieusement du pain aux moineaux, — touchante et curieuse leçon qui nous est offerte là — On voudrait s’arrêter devant toutes les grèves tragiques, tous les cambrioleurs, tous les pirates, tous les poètes, devant chaque nouvelle formule de l’humanité donnée par tant de peintres graves et pénétrés. On ne le peut, le temps presse, et on s’en va plein de songeries… Quel bel art que la peinture !

Jacque Vontade.