Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 253-260).


CHAPITRE XXXVII

Kenneth explore la caverne


La nuit suivante se montra sombre et favorable au dessein de Kenneth, qui, ayant résolu d’agir avec prudence, s’abstint de revenir sur le sujet qui l’intéressait à un si haut point. Il attendit l’heure et commença l’exécution de son plan avec toute la patience et l’indifférence apparente dont il était capable. Why-an-ak-west fut logée sous un abri de branchages que lui éleva Hammet. Le reste de la troupe se coucha en plein air. Dès que le sommeil sembla s’être emparé de ses compagnons, Kenneth se leva et partit. Il était muni de ses armes : sa carabine, ses pistolets, son couteau de chasse. Arrivé à un bouquet de pins, il coupa plusieurs rameaux les tailla en forme de torche et les passa sous sa ceinture.

Les ténèbres étaient si épaisses qu’il avait beaucoup de peine à trouver sa route. Il hésitait à chaque pas et s’arrêtait pour s’assurer qu’on ne le suivait point. Tout à coup, quelque chose de froid lui loucha la main. Iverson tressaillit, craignant que ce fût le contact d’un serpent ; mais, se penchant, il aperçut les grands yeux de Calamité.

— Impossible de tromper ta vigilance, murmura Kenneth ; il faut pourtant que je te renvoie.

Les yeux du chien rayonnèrent, en le regardant fermement à travers la profondeur de la nuit.

— Il n’y a qu’un Calamité et qu’un Nick Whiffles au monde, dit le jeune homme. Je ne sais vraiment ce que le chien ferait sans le maître et le maître sans le chien. Mais je n’ai pas besoin de toi. Va-t’en ! va-t’en !

Calamité eût-il été sourd-né qu’il n’eût pas témoigné plus d’inattention à cet ordre.

— Veux-tu bien t’en aller ! continua Kenneth avec plus de dureté qu’il n’aurait voulu en montrer à un être qu’il considérait comme un bienfaiteur et un ami.

Le chien ne bougea pas davantage et ses yeux restèrent aussi immobiles qu’auparavant. Il semblait dire : « Mon parti est pris ; il est inutile de parler. »

Kenneth le comprit bien. « Autant vaudrait m’adresser à l’un de ces cailloux, » murmura-t-il avec dépit. Mais, un moment après, il eut un sentiment de remords en se rappelant la sagacité extraordinaire de l’animal, sa fidélité incomparable, son courage à toute épreuve, et, enfin, qu’il lui avait sauvé deux fois la vie.

— Puisque tu veux venir avec moi, dit-il d’un ton radouci, je n’ai, après tout, aucun droit de me plaindre. Allons, viens, tu partageras mes dangers.

Calamité ne le suivit pas ; mais s’élançant en avant, il ouvrit la marche, et rendit ainsi comparativement facile une excursion qui, sans lui, aurait coûté beaucoup de peine et d’efforts à Kenneth. Aidé par ce guide habile, il arriva bientôt au lieu de sa destination. La nuit était toujours aussi impénétrable. Le lac s’étendait noir et silencieux le long de la rive rocheuse à l’orifice de la caverne. Le cœur de Kenneth battit violemment en en approchant. Il se souvenait avec émotion de sa première visite à ce souterrain. C’était un terrible épisode de sa vie. S’arrêtant au pied de la falaise qui dressait sa crête sourcilleuse comme une redoutable forteresse élevée par la main de la nature, le jeune homme se rappela, une à une, ses sensations en essayant de l’escalader, et ne put s’empêcher de frémir en songeant aux dangers qu’il avait courus.

Mais chassant bien vite ces impressions intempestives, pour ne plus penser qu’à Sylveen Vander, il pénétra sous ce qu’on pouvait appeler le portique de la caverne.

Son premier acte fut de s’assurer qu’il n’y avait là ni canot, ni embarcation d’aucune sorte. Cette certitude le combla de joie, car elle prouvait, jusqu’à un certain point, que les ennemis ne devaient pas être en grand nombre dans la crypte. Kenneth s’avança ensuite vers le couloir qui conduisait aux salles intérieures. Un moment, l’irrésolu flotta dans son esprit, mais n’entendant aucun bourdonnement de voix, ne remarquant aucun signe de vie, il poussa en avant, toujours suivi de Calamité qui semblait comprendre qu’il lui importait de ne pas faire le moindre bruit possible. Inutile de dire qu’Iverson s’arrêta, plus d’une fois, en prêtant l’oreille. Mais le silence était complet. Le bruit de ses pas seul en pouvait troubler la solennité. À mesure qu’il approchait de la salle où il avait passé une si affreuse nuit, Kenneth se sentait remué tour à tour par la crainte et l’espérance. Sa poitrine se soulevait par bonds rapides et irréguliers. Cependant, il allait toujours, tantôt vite, tantôt lentement, suivant le genre des émotions auxquelles il était en proie. À la fin, il lui sembla qu’il avait fait la plus grande partie du chemin et qu’il devait être près de la salle, c’est-à-dire qu’il touchait au point le plus périlleux de son entreprise. À ce moment, Calamité recula comme pris d’effroi ; appelé par Kenneth, il ne revint qu’avec une répugnance marquée. Se couchant sur le sol et collant son oreille contre la roche, l’aventurier écouta. Rien. Il rampa, écouta encore ; et, toujours rien. Ce silence était surprenant. La caverne était-elle vide, maintenant ? Mark Morrow et ses complices l’avaient-ils abandonnée ? Avaient-ils encore entraîné Sylveen à leur suite ? Cette idée, ce soupçon fit bouillir le sang du jeune homme. N’y tenant plus, il tira son briquet de sa poche, le battit fiévreusement et alluma une des branches de sapin qu’il avait apportées pour s’en faire, au besoin, des torches. Une flamme brillante jeta bientôt ses reflets sur les murs chargés de blanches concrétions. D’un coup d’œil, Kenneth embrassa tous les coins du lieu où il se trouvait. Ce lieu ! il était désert. Nul signe de la présence d’un être humain ne s’y laissait voir. N’apercevant plus le chien à son côté, Iverson se tourna pour le chercher. Mais, à cet instant, un sifflement bas, significatif, vint le frapper et le faire tressaillir par sa soudaineté. Kenneth tira un pistolet et l’arma, déterminé à affronter tout ennemi qui s’offrirait à lui ! On peut imaginer son étonnement, à la vue de Nick Whiffles qui débouchait du couloir, en compagnie de Calamité.

— Trappes et trappeurs ! s’écria Nick, les oiseaux sont dénichés, Voilà qui fait la queue au diable, oui bien, je le jure, votre servi

— Ainsi, vous m’avez espionné, dit Kenneth d’un ton grognon, quoique, de vrai, il fût peu fâché de cette nouvelle preuve de l’amitié du trappeur.

— C’est le chien qui vous a espionné, répondit tranquillement Nick. Largebord et moi nous sommes venus pour notre compte.

— Hammet aussi ? interrogea Kenneth.

— Il arrive par derrière. Mais où sont les vils reptiles ? J’avais compté avoir une difficulté avec une douzaine d’entre eux, un peu plus, un peu moins, n’importe !

En prononçant ces mots Nick avait réellement l’air désappointé.

— Je ne comprends pas du tout, murmura Iverson.

— En vérité, les Gentils se sont enfuis de la caverne d’Adullam ! dit Abram, dont la haute silhouette se profila sous la voûte.

— Ils sont partis, c’est sûr, et c’est là ce qui me choque, reprit Nick.

— En vérité, ils nous ont échappé ! poursuivit le quaker d’un ton qui contrastait étrangement avec ses manières ordinairement si placides.

— Après tout, ce n’est pas tout à fait malheureux, dit Whiffles ; car il faut considérer qu’ils étaient au moins vingt-cinq, et que nous ne sommes que trois, y compris un homme de paix.

— Marchons ! s’écria Kenneth, Peut-être les trouverons-nous.

— Donnez-moi la torche, dit le trappeur ; j’ai déjà exploré la tanière et je connais la piste mieux que vous.

Kenneth lui passa le flambeau et il les conduisit directement à la cuisine. Ils y trouvèrent Hagar, assise à terre. Un vase d’étain et une cruche étaient à son côté. Elle sommeillait dans l’oubli des joies et des chagrins passés.

— Voici la fille des ténèbres, exclama Hammet ; tâchons de lui arracher quelques renseignements.

Nick approcha la torche si près d’Hagar qu’il roussit sa chevelure. En même temps il poussa rudement la négresse avec le pied.

— Qui ça ? qui ça ? balbutia-t-elle, en se frottant les yeux.

— Allons, ne faisons pas de gestes ! répondit le trappeur, en la secouant ! Rappelle tes esprits à l’instant et dis-nous où sont le capitaine et ses gens.

Apercevant Nick, la négresse poussa un cri perçant. Mais la vue des deux personnes à la mine civilisée, qui l’accompagnaient, la rassura un peu.

— Oh ! moi, si troublée ; moi pas savoir ce que vous dire, fit-elle.

— On te le fera savoir, répliqua Nick d’un air menaçant. Il faut répondre à ce qu’on va te demander, sans quoi je ne réponds pas de ta peau.

Le trappeur tira son couteau de chasse et commença à l’effiler contre une pierre.

— Seigneur massa ! moi dire tout ce que moi savoir, s’écria Hagar épouvantée. Demandez à moi et moi répondre tout de suite, tout de suite.

— Je ne veux que la vérité, dit Nick, et si tu dis autre chose, ça ne vaudra pas mieux que si tu ne disais rien, oui bien, je le jure, votre serviteur ! Où est le capitaine ?

— Parti lui, parti ! Avoir laissé moi pour garder maison à lui.

— Et tu la gardes joliment bien, par Dieu ! couchée comme une laie en gésine, et grise, je suis sûr ! Oui, nous savons qu’il est parti ; nous voulons savoir où ?

— Oui ! Lui jamais dire à Hagar où lui aller. Moi pas savoir plus là-dessus que votre chien. Ça vrai, bien vrai.

La négresse se remettait vite, et à mesure que ses craintes disparaissaient son rire chronique revenait.

— Quand est-il parti ? continua Nick.

— Parti hier, armes et bagages. Dit à moi d’attendre ici et tenir cet établissement en bon ordre. Pas vouloir rester toute seule ; mais avoir été forcée. Ô Seigneur, massa, oui. Hi ! hi ! hi !

— Où est Bouton-de-Rose ? demanda Nick.

— Pas pouvoir dire ça ; pas savoir de quoi vous parlez, répliqua Hagar, branlant sa tête laineuse comme une personne qui ne comprend pas.

— Tu parles d’une manière ambiguë, dit Hammet avec un léger tiraillement des muscles de la bouche.

Nick lança un regard dédaigneux à Abram et continua son interrogatoire, dont le jeune Kentuckien attendait le résultat avec une impatience qu’il avait peine à déguiser.

— Je veux savoir ce que Mark Morrow a fait de la jeune fille, s’écria Nick. Dis-le-moi sur le champ, ou je te coupe la langue.

— Pourquoi vous pas dire d’abord que vous parliez de la fille ? Eux emmener elle. Oui ; pas supposer eux l’avoir laissée. Massa Mark bien aimer elle, bien !

— Pouvez-vous me dire où il l’a emmenée ? demanda Kenneth, incapable de garder plus longtemps le silence. Je vous récompenserai libéralement pour tous les renseignements que vous me donnerez sur Mark et ses projets. Parlez franchement et n’ayez pas peur.

— Moi savoir que moi avoir été laissée ici, et être ça tout. Lui emmener elle. Vous pas pouvoir jamais la trouver. Eux loin, maintenant, bien loin.

— Nous perdons, dit Kenneth, un temps précieux à questionner cette idiote, car elle ne peut nous donner plus d’informations. Mettons-nous plutôt à la poursuite du misérable ravisseur.

— Un moment, intervint Abram. Mon avis est qu’il faut, d’abord, explorer cette caverne de voleurs.

— Oui, dit Nick, opinant de la tête.

La proposition fut aussitôt mise à exécution. Après avoir parcouru la plupart des galeries souterraines, suivis par Hagar, ils arrivèrent dans un couloir obstrué en partie par la chute d’énormes fragments de roche.

— Qu’est-ce que ça signifie ? s’écria Iverson. On a, et depuis peu, pratiqué un trou à travers cet amas de pierres.

— Seigneur massa, je sais ce que c’est, dit la négresse. Jeune femme avoir essayé de s’échapper avec jeune fille indienne, et elles pouvoir pas. Elles se jeter dans ce coin, et roches tomber droit devant. Indienne avoir tiré un coup de pistolet qui tua presque massa Chris, et bruit avoir fait écrouler roches. Elles là prises comme castors dans une trappe. Massa Morrow venir ensuite, creuser le trou, les prendre et les emmener.

— Le Loup n’est pas si bête, après tout, dit Nick. Il a fait de son mieux pour elle. C’est sûr ; et personne ne peut faire mieux que de son mieux, qu’il soit blanc ou rouge. Il y a du caractère de la vermine en lui, mais c’est sans doute un défaut de naissance.

Kenneth frissonnait en examinant l’étroit passage où Sylveen et Le Loup avaient été ensevelis.

— Comme elle l’a échappé ! s’écria-t-il.

— Il ne me semble pas qu’elle l’ait échappé ! riposta Nick. Oui, si elle avait échappé à ce scélérat, elle l’aurait échappé, mais elle ne lui a pas échappé ; aussi vous ne devriez pas dire qu’elle l’a échappé quand elle ne l’a pas échappé. C’est clair ça. Il l’a avec lui et la gardera. Suivant moi, il eût cent mille fois mieux valu pour elle que la voûte de cet abominable souterrain s’effondrât sur elle.

— C’est vrai ! c’est vrai ! dit Kenneth d’un ton navrant de désespoir.

Il entra dans le passage pour s’asseoir sur la place où s’était assise Sylveen et s’écria :

— Mon Dieu ! quelles terribles émotions elle a dû éprouver, enfermée ici, au sein des ténèbres ! que n’a-t-elle pas souffert !

— Je me figure bien quel air elle avait, dit Nick. Ah ! je la vois, pâle, défaite, effrayée ! Mais, continua-t-il, en adoucissant le timbre de sa voix, c’est après tout une fille courageuse que Bouton-de-rose, et je suis bien convaincu que, le premier moment passé, elle ne s’est pas laissée aller à pleurnicher et se lamenter. Elle est brave et ferme, quoique bonne et modeste. C’est moi qui vous le dis.

— Bien, bien, fit Abram. Tu achèveras un autre jour, ami trappeur. Maintenant, à la besogne.

— Vous n’avez pas tort, Largebord. Le fait est qu’il est inutile de moisir ici. Quittons ce maudit lieu aussi vile que possible. L’air n’y est pas bon ; je ne le respire pas avec facilité. Il y a dedans quelque chose qui ne s’accorde pas avec mon tempérament.

Kenneth demeurait le visage plongé dans ses mains.

— Ne vous laissez pas abattre, jeune homme, lui dit Nick. Jamais personne n’a amélioré ses affaires en se laissant abattre. Au lieu de gémir sur cette maudite petite difficulté, levez-vous et venez lui faire tête.

— Vous oubliez, répliqua Iverson d’une voix remplie d’amertume, que nous ne savons où trouver…

— Ils sont dans le monde ! interrompit Nick d’un ton de confiance superbe.

— On ne peut le contredire, fit Hammet souriant.

— Eh bien ! s’ils sont dans le monde, nous pouvons les trouver, continua le trappeur, car nous pouvons inspecter tout le monde. Mais s’ils sont hors du monde, c’est une autre chose. On n’a pas l’habitude de chasser les gens qui sont hors du monde. Pourtant, je me rappelle qu’une fois, mon grand père, le célèbre voyageur, étant dans l’Afrique centrale…

— Le monde est grand, dit fort à propos le quaker.

— Grand ? répéta dédaigneusement Nick. Ça m’est bien égal qu’il soit grand ou non. Je trouverai cette vermine de Mark, quand je devrais faire trois ou quatre fois le tour du monde, avec Firebug ; oui bien, je le jure, votre serviteur !

— Merci, dit Kenneth se levant et lui serrant la main. Vous me donnez un exemple que j’imiterai. Fi du désespoir et de la faiblesse ! Oui, Nick, nous fouillerons le monde, s’il le faut, pour trouver et punir ce coquin.

— Qu’allons-nous faire de cette fille de la nuit ? demanda Abram.

— Vous en ferez ce que vous voudrez, lui répondit Nick ; mais, pour ma part, je ne veux rien faire d’un pareil tableau.

— Les lois de l’humanité nous ordonnent de ne pas la laisser périr dans cet antre de bêtes féroces, reprit Hammet.

— Emmenez-la si ça vous plaît, quoiqu’elle rie trop pour être divertissante. Il y a cependant un moyen d’en disposer : nous la donnerons à Goliath Stout qui la reconduira aux États-Unis et la vendra.

— Moi pas vouloir être vendue, pas vouloir ! objecta Hagar alarmée. Moi bien ici ; massa Mark revenir, et moi devoir tenir établissement à lui en ordre.

Comprenant qu’il ne serait pas facile de changer la détermination de la négresse, ils l’abandonnèrent dans sa sombre solitude et revinrent à l’endroit où ils avaient laissé Goliath Stout et la fille du Nuage à la robe bleue.