Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 237-243).


CHAPITRE XXXV

Une réunion d’amis


Tandis que se passaient les scènes décrites dans notre dernier chapitre, un jeune homme s’approchait à cheval de cette partie du pays. Sa bête était fourbue des suites d’une course prolongée et elle avançait d’un pas lent, traînard. Cependant le cavalier ne paraissait pas faire beaucoup attention à cette circonstance. Son maintien annonçait une méditation profonde. Il était apparemment dans une de ces dispositions d’esprit qui nous rendent presque indifférents aux objets extérieurs. Son équipement et ses armes indiquaient un aventurier du Nord-ouest. Sa carabine était passée en bandoulière sur ses épaules, ses bras étaient croisés sur sa poitrine, et les rênes flottaient négligemment sur le cou de sa monture.

Le soleil commençait à empourprer l’orient.

— Que me fait le lever ou le coucher du soleil ! murmura notre homme. Il est étrange que la femme exerce une telle influence sur nos sentiments et nos actions. Depuis ma rencontre avec cette jeune fille, je suis changé à ne plus me reconnaître moi-même. Elle se mêle à toutes mes émotions, se glisse dans toutes mes pensées. Belle comme un ange, modeste, et vertueuse autant que modeste, elle m’a plongé dans une servitude d’où il m’est impossible de m’échapper. Cette incertitude à l’égard de son sort devient, chaque jour, de plus en plus insupportable. Est-elle égarée ou a-t-elle péri dans ces sauvages régions ? Serait-elle tombée dans les pièges de Mark Morrow ? Cette idée m’accable. Mieux vaudrait pour elle la captivité chez les Indiens qu’une pareille destinée.

Le cheval de Kenneth s’arrêta tout à fait, en regardant avec envie le gazon à ses pieds. Le pauvre animal avait un air de fatigue et de découragement parfaitement en rapport avec la physionomie de son maître. Le globe cramoisi du soleil répandait assez de lueurs pour permettre de distinguer une étendue de pays considérable. Sortant de son apathie, Iverson porta ses yeux à droite et à gauche avec plus d’intérêt qu’il n’en avait témoigné jusque-là.

— Oui, j’ai raison, dit-il à haute voix. Voici des accidents de terrain que je me rappelle bien. Le lac doit être là-bas, et ce rocher escarpé doit renfermer la caverne. Ma vie a été trop exposée en ces lieux pour que je les aie déjà oubliés. Quelle nuit que celle que j’y ai passée ! Ah ! jamais elle ne sortira de ma mémoire. C’est sur la plate-forme de cette même falaise que j’ai fait connaissance avec Abram Hammet, personnage singulier, étrangement énigmatique ! Nick était avec moi. Pauvre Nick ! Jamais cœur plus brave et plus bienveillant n’a battu sous une peau plus rugueuse ; non…

À ce moment, le cheval de Kenneth, qui s’était remis en marche, à un avertissement machinal de son maître, s’arrêta de nouveau, recula, en se cabrant, ronflant, et tremblant de tous ses membres.

En vain, Kenneth essaya de le pousser en avant. L’animal épouvanté, ne voulut obéir ni au mors, ni à la voix. À la fin, Iverson mit pied à terre, saisit le cheval par la bride, mais réussit à peine à lui faire faire quelques pas. Frappé de cet entêtement, il chercha à en découvrir la cause et l’attribua à la présence probable de quelque bête fauve.

Par précaution, il attacha son cheval à un arbre, et, apprêtant sa carabine, à tout hasard, il rôda aux environs. Un cri d’horreur et de surprise lui échappa bientôt. Kenneth venait de se heurter contre un cadavre, dont la tête partagée verticalement en deux, comme par un rasoir, portait la terrible signature du tueur inconnu. Tressaillant, le jeune homme s’éloigna au plus vite et ne tarda pas à se trouver sur la place où, peu d’instants auparavant, la jeune Indienne avait failli être brûlée. Les fagots se consumaient lentement devant l’arbre, auquel pendaient les bouts de liens qui avaient retenu la captive. Ces objets silencieux étaient des signes dont Kenneth comprenaient bien le sens. Il se retourna pour embrasser le reste du tableau et aperçut deux Indiens couchés à terre dans une position qui indiquait qu’ils étaient morts ou mortellement blessés. Armant ses pistolets, il se baissa, écarta du pied les buissons, et aussitôt recula, en s’écriant avec une surprise mêlée d’effroi.

— Le tueur mystérieux !

Des ronflements se firent entendre derrière lui, Kenneth aussitôt se remit sur ses gardes, fit une dizaine de pas sur la pointe des pieds et se trouva près de plusieurs sauvages ensevelis dans un profond sommeil.

L’air était saturé d’une pénétrante odeur d’alcool.

— Ivres comme des brutes ! murmura Iverson.

Il revint à son cheval, le monta et partit aussi rapidement que possible. Une révolution s’était opérée en lui. Sa torpeur avait disparu. Une question tenait en éveil ses facultés. Quel était cet assassin, dont la main puissante tombait comme une vengeance sur la race indienne et imprimait sur chacune de ses victimes un sceau unique, épouvantable ? Des soupçons s’installèrent dans l’esprit du jeune Kentuckien. Mais ces soupçons n’étaient eux-mêmes qu’une ombre de plus dans les ténèbres épaissies autour du point d’interrogation dressé à la fin de sa demande :

— Quel est donc ce tueur mystérieux ?

Pendant que les conjectures se pressaient dans le cerveau de Kenneth, son cheval avait, sans qu’il s’en aperçût, moulé une petite colline, et s’approchait d’un groupe de quatre personnes assises sur la roche.

La voix familière d’un chien rappela Iverson au monde extérieur. Cette voix, toute rude qu’elle fût, résonna à ses oreilles comme une suave musique. Levant les yeux, il vit Calamité, qui le regardait venir en agitant la queue et faisant mille démonstrations de joie. Si Kenneth eût obéi à sa première impulsion, il aurait de suite sauté à bas de cheval et couru embrasser le cou velu du chien. Mais se souvenant de l’effet que les témoignages d’amitié produisaient sur le caractère de Calamité, il renonça sagement au plaisir de lui donner cette marque de tendresse.

— Ohé ! cria-t-on, c’est Kenneth Iverson, oui bien, je le jure, votre serviteur !

Je vous laisse à penser si le jeune aventurier se sentit pris d’aise en reconnaissant le ton et la locution habituelle du bon Nick Whiffles.

— En vérité ! je crois que tu as raison, dit le quaker avec plus de chaleur qu’il n’avait coutume d’en montrer.

— Est-ce vous, Nick ? demanda Iverson.

— Oui, bien, c’est moi, quoique j’aie joué au tison arraché du bûcher sous forme d’un Indien converti, ce qui n’a pas prodigieusement perfectionné mes charmes. Mais c’est bien moi. Si vous ne voulez pas me croire, je vous raconterai une histoire de mon grand-père, quand il voyageait dans l’Afrique centrale…

— Je vous crois, oh ! je vous crois ! s’écria Kenneth en riant. Ah ! voici notre ami, Abram Hammet. Sa rencontre est pour moi un plaisir aussi grand qu’inattendu.

— En vérité, il a semblé convenable au dispensateur de toutes choses que nous nous rencontrassions encore, ce dont je me réjouis vivement, répliqua le quaker ; oui, en vérité ! Depuis notre séparation, ami Kenneth, plusieurs de nos semblables ont été appelés à rendre compte de leurs actions. O-h, a-h !

— O-h, a-h ! répéta Nick, du plus bas registre de sa voix, et avec une irrésistible gaieté.

Goliath Stout, que la perte de sa marchandise avait rendu misanthrope, tortilla ironiquement son nez et articula aussi « O-h, a-h ! » avec un accent yankee qui n’était pas sans mérite d’imitation.

Kenneth se retourna pour rire, mais le quaker conserva sa gravité.

— Tu vois, jeune homme, dit-il, que je suis tombé au milieu de persifleurs, de gens qui se moquent des doctrines édifiantes que je professe et que je cherche humblement à pratiquer dans ma vie et ma conversation.

— Je suis d’opinion, dit Goliath Stout, qu’il n’est pas trop besoin de doctrines dans un pays de voleurs comme celui-ci. Ce qu’il faut, c’est des peignes, du savon et de l’eau ; c’est là les doctrines qu’il faut.

— M’est avis aussi que ça ne ferait pas de mal, étranger, repartit Nick, avec son sourire narquois. En touchant à ces branches, vous parlez en homme expert. Voire chevelure n’est ni des plus lisses, ni des plus belles. Elle contient un amas de poussière qui m’explique la sincérité de vos remarques. Pourtant, je ne me serais pas permis cette réflexion sans vos dénigrements du pays, oui bien, je le jure, votre serviteur !

— Laissez chacun se tenir sur son fond ; je me tiendrai sur le mien et vous sur le vôtre ; c’est toute la faveur que je vous demande. Je n’ai pas besoin qu’on me dicte ce que je croirai et ce que je ne croirai pas, ce que je ferai ou ce que je ne ferai pas. Je ne le permets pas même à Perscilla Jane, quoiqu’elle soit de ceux qui cherchent toujours à se mêler de mes affaires. Alors, je la renvoie en lui disant ; « Perscilla Jane, je me tiens ici, et vous vous tenez là, et je vous serai obligé de me laisser tenir où je me tiens, et vous pourrez vous tenir où vous vous tenez, et vous pouvez tenir tous vos droits, et moi je puis tenir les miens. » Le fait est, messieurs, ajouta Goliath, en agitant son long bras droit, qu’il n’est homme, femme ou enfant qui puisse m’empêcher de me tenir sur mon propre fond, indépendant, et me subvenant à moi-même. J’ai perdu une fière quantité de whiskey, et ça me gêne terriblement, mais si je puis une fois revenir à Selkirk, en chair et en os, je serai bientôt à même de me tenir de nouveau sur mon propre fond ; quoiqu’il y ait deux à parier contre un que je ne pourrai plus me procurer un breuvage comme celui que m’ont englouti ces serpents, la nuit dernière. J’en aurais démoli quelques-uns, sans vous qui êtes plein de maximes sur la paix et la violence, quaker.

— Ami Kenneth, dit Abram, cet homme s’appelle Goliath Stout ; et je suis fâché de t’apprendre qu’il fait un bien vil métier. L’impie ! il trafique de liqueurs enivrantes.

— L’ami Abram, dit Nick, a trouvé ce long Goliath dans une maudite difficulté. Lui et cette fille, assez peu vêtue, comme vous voyez, étaient liés à deux arbres, tandis que les Indiens fêtaient avec le whiskey dudit Goliath.

— Comprenez bien le cas, étranger, intervint le débitant. Je m’en vas vous donner ce qu’on appelle une définition des faits. Si vous allez de ce côté, je vous chargerai de mes pouvoirs. À quoi bon la loi, si ce n’est, j’imagine, pour aider les gens, à protéger leurs droits et les tenir sur leur propre fond ? Ma marchandise était saine, du whiskey tout pur, composé de cinquante pour cent d’eau de la rivière Rouge, d’alcool et eau-forte. Je suis d’avis qu’un bon avocat yankee trouverait matière à poursuite dans cette affaire. Peut-être ne savez-vous pas, monsieur, que j’ai moi-même étudié la loi aussitôt après être sorti du collège. Nous ne faisons guère usage de pistolets et poignards dans la Nouvelle-Angleterre, mais nous vous appliquons roide la loi oui est bien plus terrible que ces armes.

— La loi ! exclama dédaigneusement Nick. Je suis bien plus familier avec elle qu’avec le vieux Nord-ouest. Mon père et ma mère étaient toujours dans une maudite difficulté avec la loi ; à preuve que mon treizième frère fut le plus grand avocat et le plus damné des orateurs qu’on pût trouver sur toute l’étendue du Mississipi. J’ai connu des milliers de gens dont la pendaison dépendait de ses lèvres. C’était beau de l’entendre parler, oui bien, je le jure ! Il fit un discours de deux jours sans s’arrêter. Quatre juges quittèrent le banc dans ce comté, parce que ses paroles les avaient rendus sourds comme des pioches. Quel homme c’était que mon treizième frère ! Les docteurs disent que ces quatre juges avaient attrapé un épaississement du tympan. On ne peut plus entendre, voyez-vous, quand on a le tympan épaissi ; ô seigneur, non ! Les talents de mon treizième frère furent cause de sa mort, à la fin. Il eut un excès de paroles et ne put plus s’arrêter. Il plaidait alors dans une affaire importante, très-importante. Il s’agissait d’une diffamation. Une femme accusait un homme d’avoir dit que son gamin avait les cheveux roux. Mon treizième frère parla pendant deux jours de suite, pour prouver que le moutard n’avait pas les cheveux roux. Le matin du troisième jour, le juge eut une crampe qui le fit tomber de son banc ; le jury n’aurait pas eu la force de rapporter un verdict, s’il en eût trouvé un. Durant les douze dernières heures, mon treizième frère parla si bas qu’on ne l’entendait plus. Les rapporteurs des journaux ne pouvaient comprendre ce qu’il disait que par le mouvement de ses lèvres. Il acheva son plaidoyer et sa vie comme le soleil se couchait. Ce fut un mélancolique spectacle, oui bien, je le jure, votre serviteur ! et chacun dit alors que s’il n’était pas mort à cette heure, sa carrière aurait été plus longue. Ce fut d’autant plus malheureux pour mon treizième frère, qu’un homme avait retenu ses services dans un autre cas très-remarquable. Il s’agissait d’une fille qui avait cajolé l’homme en lui promettant de l’épouser et qui avait ensuite violé sa promesse.

— Je n’ai jamais ouï parler d’un pareil fait, dit Goliath. On a vu des hommes rompre de semblables promesses, mais des femmes…

— Oh ! c’est très-commun dans mon pays, répliqua imperturbablement Whiffles.

— Mais d’où viens-tu et que t’est-il arrivé ? demanda le quaker, s’adressant à Kenneth.

Le jeune homme raconta brièvement ses aventures depuis leur dernière entrevue.

— Vous avez eu de maudites difficultés, s’écria Nick ; et j’aurais bien voulu être là pour vous aider. Ainsi, vous avez laissé Saül Vander au fort Charlotte pour se rétablir. Ça doit joliment le punir d’être séparé de sa fille, n’est-ce pas ? Je suis sûr qu’en songeant à elle, il aura une telle fièvre que ses blessures ne se cicatriseront pas sur-le-champ. Jour et nuit, son esprit trottera après son Bouton-de-rose, comme il l’appelle. C’est sa vie que cette fille, et je ne le blâme pas, car c’est la plus séduisante créature que le soleil ait jamais regardée. Elle a des manières si agaçantes ! ô seigneur, oui !

Nick ferma les yeux comme pour s’isoler de tout ce qui n’était pas l’image réfléchie de ces manières agaçantes.

Iverson jeta au trappeur un regard chargé de reconnaissance.

— Votre bête est éreintée, dit ce dernier. Je m’en vas la soigner un peu. Pendant ce temps le quaker vous dira quelque chose qui vous intéressera, car ça concerne une personne qui était dans la plus maudite petite difficulté possible. Nous en avons eu des dures, oui bien, je le jure, votre serviteur ! J’ai bien failli y rester. Mais le soleil de Nick Whiffles n’était pas destiné à se cacher sitôt, Je n’en ai pas encore fini avec la carabine et la trappe, et j’espère bien suivre longtemps encore les pistes.

Nick reprit haleine avec la bruyante avidité d’un plongeur qui revient à la surface de l’eau, et ajouta d’un ton calme et rêveur :

— Ô Dieu, oui !

Kenneth, quoique fatigué, le contemplait avec une sorte d’hommage muet. Y avait-il un autre homme de cette trempe, — si original, si bizarre, si égrillard, si bienveillant ?

Le quaker semblait partager le même sentiment. Il se grattait le menton, et examinait Nick avec une expression à la fois grave et curieuse. Le trappeur s’était levé pour panser le cheval du jeune homme, Abram fit à Kenneth le récit de ce qui s’était passé dans la caverne du lac.