Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 53-58).


CHAPITRE VIII

En marche


La brigade de trappeurs, sous les ordres de Saül Vander s’avançait, à travers la contrée, vers le but de son expédition. Le troisième jour de marche tirait à sa fin. Un éclaireur, dépêché en avant de la colonne, revint annoncer qu’une grosse troupe d’Indiens surveillait les mouvements de la brigade, du haut d’une colline, à un demi-mille de distance. Les trappeurs se mirent à délibérer ; mais, tandis qu’ils discutaient, trois cavaliers, courant à grande vitesse, se montrèrent à l’horizon.

— Si je ne me trompe, dit Saül Vander, le premier de ces hommes est Nick Whiffles, monté sur son merveilleux petit cheval, Firebug.

Ces paroles s’adressaient à une charmante jeune personne placée à côté de lui et dans laquelle le lecteur n’aurait pas eu de peine à reconnaître Sylveen Vander.

— Qui donc vient à côté de Nick ? demanda-t-elle, en rougissant légèrement.

— Petite, tes jeux sont plus perçants que les miens. Tu as sans doute reconnu Kenneth Iverson, le jeune homme qui a fait plus d’une visite à notre tente.

— Un cœur de roc, diablement brave ! murmura Le Loup.

— Mais le troisième ? poursuivit Sylveen. Mes yeux fussent-ils aussi pénétrants que vous le croyez, que je ne pourrais dire qui il est. Il est gros comme un buffle et chevauche avec une majesté toute particulière.

— Continue ton service de garde du corps, Le Loup, dit Vander. Je vais aller à la rencontre de ces gens-là, pour savoir qui ils sont et ce qu’ils veulent.

Quelques minutes après, le guide les abordait.

— Je suis heureux de la rencontre, leur cria-t-il, et quel que soit le motif qui vous amène, vous êtes les bienvenus.

— Merci, répliqua Kenneth, et permettez-moi de vous présenter une nouvelle connaissance, Abram Hammet, dont la société vous sera agréable, j’en suis sûr. Ami Abram, Saül Vander, le partisan, bourgeois ou capitaine de cette brigade.

— Ami Saül, tu as un saint nom, suivant les Écritures, et j’espère que tu n’es pas de ceux qui se réjouissent dans les abominations de cette terre de Bélial.

— Je ne suis pas meilleur que je ne devrais être, vous comprenez ? répondit sèchement Saül.

— Quant à cela, je n’ai jamais connu un des membres de la race déchue d’Adam qui dépassât d’un iota son devoir. Le plus parfait de nous commet ses écarts, ses fautes, et il nous faut lutter dur contre les tentations de la chair elles appétits de l’homme extérieur.

Le quaker, suivant sa coutume, quand il avait émis quelque pensée d’une importance inaccoutumée, croisa ses mains sur sa région gastrique, et soupira :

— O-h, a-h !

— O-h, a-h ! répéta Nick.

Le guide se mordit les lèvres pour réprimer un éclat de rire ; et, se tournant aussi vite que possible vers Whiffles, il lui dit :

— Je ne vous attendais pas, vous comprenez ?

— Oui, je comprends cela, dit Nick.

— Nous avons eu une alarme des Indiens.

— J’espère que nous ne tomberons pas entre les mains des Indiens, dit vivement Abram.

— Bénie soit votre simplicité ! Nous aurons chaque jour des prises de corps avec eux, s’écria Whiffles.

— Ceux qui ont le courage de se battre peuvent le faire, mais mon caractère et mon être spirituel se soulèvent contre l’effusion du sang, répliqua Hammet avec onction.

— Dans ce cas, riposta Nick, il serait mieux pour vous de tourner bride du côté du temple quaker le plus proche, lequel doit être à une bonne distance, j’imagine.

Et s’adressant à Vander :

— Qu’y a-t-il à propos des Peaux-rouges ?

— J’avais envoyé un éclaireur, vous comprenez ?

— Non, je ne comprends pas ! interrompit Nick.

— J’avais envoyé un éclaireur pour voir si le pays était libre, et il est revenu nous apprendre qu’il y avait des Peaux-rouges sur la colline, là-bas et dans le bois voisin. Il les a parfaitement distingués et ne sait au juste à quelle tribu ils appartiennent, vous comprenez ?

— Oui, je comprends.

— Vous voyez ce bouquet d’arbres là-bas. Eh bien, nous camperons là. Je désire camper dans un lieu abrité, vous comprenez ?

— Non, je ne comprends pas. Eh ! ne dites pas comprenez-vous quand je ne comprends pas, repartit Nick d’un ton impatient.

— Avançons, monsieur Iverson, fit Vander, car j’aperçois un de mes hommes qui se dirige vers nous. Sans doute il apporte des nouvelles.

Kenneth le suivit en espérant qu’il surviendrait quelque incident pour détourner ses pensées de Sylveen, car ce sujet lui était devenu trop pénible. Bientôt il aperçut Le Loup marchant à côté d’une femme qu’il supposa être une squaw[1] faisant partie de la troupe. Curieux de l’examiner de près, il hâta le pas de sa monture. Eu arrivant à sa hauteur, le jeune homme fut en proie à un étonnement plus facile à imaginer qu’à peindre. Il resta muet, les yeux niaisement rivés sur elle. Évidemment Sylveen Vander était la dernière personne qu’il se fût attendu à rencontrer en ces lieux. Elle l’accueillit avec un visage moins dédaigneux et moins hautain que la dernière fois qu’il l’avait vue, mais son expression n’avait rien d’encourageant. Kenneth se sentit rougir et incapable d’articuler une parole.

Sylveen ne s’empressa point de le tirer de cet embarras. Elle en jouit, pendant quelques instants, avec toute la satisfaction d’une femme enchantée d’exercer son empire. Mais comme le silence, en se prolongeant, menaçait de la placer elle-même dans une fausse position, elle le rompit.

— Vous paraissez étonné de me voir, monsieur Iverson ? dit-elle en s’inclinant légèrement.

— En disant émerveillé, vous n’auriez pas employé un mot trop fort, mademoiselle, balbutia Kenneth ; je suis étonné au plus haut degré.

— Vous en avez le droit, repartit-elle en souriant ; et quand vous en aurez usé à votre aise, je vous serai obligée d’appuyer un peu à gauche, car votre cheval se frotte contre ma robe d’une façon…

— Ah ! mille pardons, mademoiselle, je n’avais pas remarqué la gaucherie de mon cheval. Mon Dieu, je vous pensais encore à Selkirk, repartit le jeune homme.

— Je le crois ; vos manières attestent votre sincérité, dit froidement Sylveen.

— Ne serait-il pas indiscret de vous demander jusqu’à quel point vous vous proposez de suivre la brigade ? hasarda timidement Kenneth.

— Je ne puis vous répondre positivement, monsieur Iverson.

— Sans doute vous avez l’intention de retourner demain a Selkirk. Se peut-il que vous vous soyez aventurée ainsi ? Je suis surpris que votre père, connaissant comme il les connaît les périls que présente le pays, ait consenti à ce que vous l’accompagniez si loin. À tout instant le trappeur est exposé à des surprises, embuscades, attaques et à des luttes sanglantes avec les sauvages. Et ce ne sont pas les seuls ennemis qu’aient à redouter les détachements de la Compagnie de la baie d’Hudson ; des haines terribles existent entre eux et des gens de la Compagnie du Nord-ouest. En une nuit une bande des trappeurs rivaux peut tailler en pièces et massacrer une troupe comme celle-ci. Croyez-moi, mademoiselle Vander, ajouta-t-il avec chaleur, le chagrin de vous voir entourée de dangers détruit presque pour moi le plaisir de cette rencontre.

— Ah ! dit-elle, si vous vous imaginez que je m’abandonne aux terreurs dont vous parlez, vous vous méprenez grandement sur mon caractère. Dans mes veines coule le sang impétueux des voyageurs du Nord. Dès ma plus tendre enfance, j’ai été familiarisée avec les récits d’aventures, de vicissitudes, de stratégie et d’épisodes émouvants. On s’habitue au danger, en en entendant souvent parler. Mon père n’est pas novice en cette matière, et je me confie aveuglément à lui. Tant qu’il sera bien, moi aussi je serai bien ; quand il ne le sera plus, je ne désirerai pas l’être, et je veux partager ses dangers.

Sylveen s’arrêta, et Kenneth sentit croître son admiration pour elle. Il allait lui témoigner le regret d’avoir encouru son déplaisir, lorsqu’il remarqua un va-et-vient extraordinaire à la tête de la brigade.

— Voici, dit-il, que vont, j’en ai peur, commencer les difficultés dont je vous entretenais. Regardez là-bas ; ça a l’air d’une escarmouche.

— Environnée de tant de braves, je ne pourrais éprouver d’inquiétude, répondit-elle d’un ton un peu sarcastique.

À ce moment, un petit jet de fumée partit d’un fourré peu éloigné ; une détonation suivit presque aussitôt, et un trappeur, lâchant les rênes, tomba la tête contre le sol. Son cheval épouvanté descendit du haut en bas de la colline en traînant le malheureux, dont le pied était resté engagé dans l’étrier. Kenneth sauta à terre, arrêta le cheval emporté, et déposa le blessé sur un lambeau de gazon.

— C’est fini ! murmura la victime. Je suis touché en pleine poitrine. Ce vilain coup m’envoie dresser des trappes et chasser dans l’autre monde. Je m’y attendais du reste, c’est ainsi que doit s’en aller un franc trappeur.

Kenneth déboulonna le capot du pauvre diable. Il disait vrai. Sa blessure était mortelle. La balle avait traversé les poumons, et ses vêtements étaient souillés de sang coagulé.

— Ne vous inquiétez pas tant de moi, mademoiselle, dit-il en voyant Sylveen qui se penchait avec sollicitude sur lui. C’est ce qui doit nous arriver à tous quelque jour, un peu plus tôt on un peu plus tard. Béni soit votre cœur ! mais c’est peu de chose, quand un oiseau de mon espèce descend la garde. Dites « adieu » pour moi à tous les camarades et enterrez-moi dans un endroit où il y aura un ruisseau d’eau courante, du gazon vert, et, — il articula ces mots avec difficulté, — un peu de bois feuillu pour m’abriter.

Levant les yeux au ciel, le moribond sourit et ajouta : — Nous autres trappeurs, nous aimons le ruisseau, le bois, la prairie, vous savez. Au revoir ! nous nous reverrons, camarades… sur la grande prairie de l’autre vie… le… le grand Nord-ouest de l’éternité !

Ce furent les derniers sons échappés de sa bouche. Avec eux il rendit l’âme.

La voix de Saül Vander se fit entendre :

— En avant, mes braves ! Jules Legris a pris une autre route maintenant ; nous le retrouverons, quelqu’un de ces jours, bien campé sous une bonne tente, fumant la pipe du bonheur, et ayant abondance de balles et de poudre sèche. Le Loup, prends soin de mon agneau.

Puis il s’élança à la tête de la troupe, où une vive fusillade était déjà engagée.

Quoique avide de prendre part au combat, Kenneth demeurait auprès de Sylveen. Le bras grêle de Le Loup lui semblait insuffisant à la protéger. En jetant les yeux sur ce garçon, il remarqua qu’il la contemplait avec une vivacité de regards singulière. Kenneth ne lui avait jamais accordé une attention spéciale, mais à ce moment, il fut frappé de la beauté sauvage qui régnait sur les traits du jeune Indien. Son visage enfantin avait quelque chose de fier et de méprisant. Le bruit du combat paraissait l’animer étrangement. Certaines cordes sensibles vibraient avec force dans sa poitrine, car ses lèvres frissonnaient, ses prunelles étincelaient, et l’excitation soulevait son sein. Après l’avoir étudié quelques secondes, Kenneth lui dit, en adoptant le langage figuré dont se servent ordinairement les Indiens :

— Rejeton du loup, tiens-toi près de ta jeune maîtresse, et ne la conduis pas trop près du front de la colonne. Que les yeux veillent bien et que nul ennemi n’approche de l’arrière-garde.

Le Loup enleva le fusil qu’il portait en bandoulière et l’apprêta, sans mot dire.

Il est fidèle comme un chien, dit Sylveen à voix basse en se penchant vers Kenneth, mais il est d’une humeur maussade. Voyez, il vous regarde déjà de travers, car il n’aime pas à être commandé.

Kenneth s’inclina avec grâce, et piquant des deux, vola au premier rang de la troupe. Des coups de feu retentissaient çà et là, et les cris des trappeurs répondaient aux hurlements sauvages d’un ennemi invisible.



  1. Nom donné dans le Nord-ouest aux femmes indiennes.