Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre XII
L’embarras me prend au moment de terminer mon récit. Il y a des trous dans ma mémoire et les choses qui me restent à dire, je ne suis pas sûr de ne les avoir pas rêvées. Je les imagine rétrospectivement comme à travers les multiples gazes de l’ivresse.
Le Directeur de l’Asile vient de me faire sa visite quotidienne. C’est un grand sec à barbiche grise. Je le vois tous les matins, accompagné d’un athlétique infirmier qui porte les clefs et qui ne me quitte pas des yeux, tout prêt à réprimer les réactions imprévisibles d’un fou. Le Directeur accomplit un devoir machinal : je ne l’intéresse plus, je suis classé. En me demandant comment j’ai passé la nuit, il pense à autre chose. Et je lui réponds sur le même ton. Alors il s’en va, satisfait.
Je n’éprouve plus le besoin de m’expliquer, de me confesser à lui. Son siège est fait ; j’ai dit, à lui et à d’autres, tant de paroles hors de sens commun — ou qui ont été prises pour telles — qu’il n’y a nul profil à les répéter. Ce cahier où je me suis épanché et que je termine, ne sera pas lu. Je n’inspire plus aucune curiosité. Je suis un fou, je divague, c’est une affaire entendue.
Cela est bien ainsi. Ce jour va ressembler à tous les jours qui l’ont précédé ici, à tous ceux qui le suivront jusqu’à ma mort. Mon destin est accepté. Des repas à des heures réglées, une promenade en un jardin muré comme un cloître, parmi d’autres êtres silencieux ou bruyants qui poursuivent chacun son rêve individuel… Je me repose.
D’ailleurs, la vie serait pour moi partout aussi monotone. Des gouttes d’eau toutes semblables, tombant l’une après l’une dans la clepsydre. Le monde est devenu trop petit et le temps trop lent depuis que je vois les hommes à l’échelle normale.
En réfléchissant bien, je crois que j’ai dû, en effet, passer à travers la folie si c’est être fou que se mouvoir dans un songe. Entre l’état de veille et celui de sommeil, il y a une foule d’états semi-conscients qui se superposent, et une logique pour chacun d’eux. C’est comme un escalier qui va du lumineux à l’obscur et dont il se peut qu’on monte et qu’on descende les degrés longtemps, jouant la chance d’atteindre le haut qui serait la pleine lucidité ou le bas qui serait la pleine inconscience. J’ai mené cette existence intermédiaire et oscillante depuis le moment où je fus, dans la Pinède, frappé au front d’une pierre, jusqu’au jour où je me suis retrouvé entre les murs de l’asile. Et il m’arrive encore parfois de douter que je sois tout à fait réveillé.
Peu à peu, ma méditation a pu rassembler des souvenirs dont les uns ont ravivé leurs nuances et dont les autres restent vagues. Ainsi, en lessivant un vieux mur d’église, y trouve-t on, sous le crépi, des figures peintes qui reprennent tout leur éclat, tandis que, sur de larges espaces, il ne subsiste plus que des dessins confus, des placards de couleur dont la signification est à jamais perdue.
Ce n’est même pas sans un grand effort que je me suis rappelé la dernière visite que je fis avec Dofre dans la Pinède et notre cheminement à travers une foule d’abord étonnée et soumise, puis graduellement rétive, menaçante, enfin ivre de fureur et déicide. Tout cela était aboli. Un heurt sur le crâne produit cette amnésie rétrograde. Les images insensiblement se sont reformées depuis, en ma cervelle confuse.
Mais surtout, il y a, à partir de ce choc, un intervalle de mort dans mon existence. J’ai été aussi sourd, aussi aveugle, aussi insensible qu’un mort. Un temps incomptable a passé sur mon âme anesthésiée. Et puis une vie timide recommença à couler en moi comme un fluide. La première sensation et la plus tenace fut celle d’un poids écrasant ma tête douloureuse ; et aussi un bruit dans mes oreilles tel que le dialogue du vent et des flots un jour de tempête. Petit à petit, ce bruit se fit saccadé, rythmique avec un dessin musical à sa surface. Et c’était sans fin et monotone : et je rêvais, dans un paysage agité par le vent, d’une procession, d’un cortège, de menus régiments défilant avec des voix chantantes.
Je ne pouvais soulever mes paupières lourdes. Mon corps ne m’obéissait point ; mes membres étaient de pierre. Incapable de mouvement, je me recueillis. Les éléments dont les pensées sont faites s’agrégeaient comme les pièces d’un puzzle. Je ressaisissais péniblement ma personnalité. En quel lieu était-je donc ? Des mots, Dofre, Capdefou, les Petits Hommes offraient leurs sonorités, vides qui se remplirent goutte à goutte d’un sens oublié, créant une impression floue de tragédie. Ainsi un homme ivre, lorsque les fumées du vin se dissipent, répêche-t-il ses souvenirs avec l’inquiétude d’avoir commis ou d’avoir vu s’accomplir, durant qu’il n’était pas maître de lui, quelque chose d’énorme, d’irréparable.
Et à mesure que je sortais de ma torpeur, ma machine à penser s’attachait à l’analyse de cette sphère sonore dont j’étais entouré : c’était le piétinement d’une multitude, un lacis de paroles indistinctes, la riche musique d’un orchestre innombrable qui tantôt grondait et tantôt murmurait. Et cela dura des heures peut-être, une éternité scandée par le flux et le reflux de mon sang. Je sentais confusément que j’étais menacé d’un immense malheur. Et tout à coup une voix si proche que je la crus à l’intérieur de ma tête cria : L’agonie d’un dieu… Les dieux meurent comme les hommes… Nous avons vécu un grand mensonge.
Le reste se perdit dans une formidable huée qui se prolongea, courut vers des lointains comme si le vent l’emportait et revint gonflée de nouvelles forces avec un mot nouveau, hurlé, comme craché, répété mille fois : Le Mur ! Le Mur !
Ainsi arrive-t-il parfois que la fin d’un cauchemar est signalée par un mot d’épouvante crié si fort qu’il vous réveille et que sa résonnance persiste dans la conque de l’oreille plusieurs minutes après qu’on a repris ses sens. J’étais soudain lucide, ou du moins je croyais l’être ; lucide avec un crâne douloureux et tout le corps paralysé. J’essayai vainement de me mouvoir, d’ouvrir les yeux. Lentement les bruits décrurent et s’évanouirent. Et je n’entendis plus que le gémissement d’un vent fou d’équinoxe qui tourbillonnait sur la grande Pinède.
Le Mur ! Le Mur !… L’effrayant monosyllabe avait ouvert brusquement comme une clef mon intelligence emprisonnée. Je comprenais, je voyais les choses par le dedans. J’étais raisonnant à la fois et plein de fièvre. La folie, est-ce cela ?
La vision de Dofre tombant le visage en sang, me revint alors. Les dieux meurent… N’étais-je pas mort moi-même, puisque je n’étais qu’une pensée affolée sur un corps immobile ? La mort, on ne sait pas ce que c’est, et peut-être ont-ils raison, ceux qui disent que les morts voient, sans yeux, le sillage de leurs actes, ombres impuissantes flottant à l’entour des tombes. J’étais mort, puisque je ne pouvais me débattre ni crier, puisque j’habitais l’énorme solitude où l’on n’agit plus, où l’on ne communique plus avec personne de vivant. Et je devais me plier à la dure loi d’assister, inerte, à l’horreur que Dofre avait prévue. La Pinède, libérée du mensonge divin, fermentait. Les Petits Hommes regardaient sans peur le Mur ridicule. Demain, peut-être tout de suite, ce fléau sur la vieille humanité : une vermine sans foi ni loi, barbare et cuirassée de ruses et dont le génie gagnait chaque jour des années, roulant sur la lande, se grossissant à chaque pas d’une myriade d’enfants à qui il ne fallait que quelques mois pour devenir des hommes… L’extension du milieu nutritif et des moyens d’existence décuplant bientôt puis centuplant cette prolifération déjà gigantesque… Le monde, le pauvre monde, qui ne contient pas en tout deux milliards d’habitants, serait trop tard averti et rongé de proche en proche par ces bactéries humaines, lèpre ou tuberculose de la terre, mais lèpre consciente, tuberculose savante, inventant à toute heure des moyens d’attaque nouveaux dont on mettrait des années à trouver la parade. Horde puérile, au début, ces Petits Hommes avec des armes dérisoires. Mais au premier village conquis, au premier contact victorieux avec la grande humanité mal défendue, ils rejoindraient déjà son savoir et apprendraient d’un coup tout ce qu’elle a laborieusement appris ; à la seconde étape, ils auraient de l’avance sur elle… Ils passeraient sur l’étendue comme un grand désastre, couvrant un canton, puis un département, puis une province, puis une contrée toute entière, nivelant les villes, effaçant le Passé, le beau, l’étrange, le douloureux Passé que nous avons fait autant de nos erreurs que de nos vérités et qui donne à l’humanité son relief émouvant, au cœur son inimitable patine, à l’esprit son bouquet composite. La victoire du Nibelung… Les Nains tuent les Dieux… Les saintes superstitions meurent… L’univers n’a plus de légende. À l’homme séculairement élaboré, vénérable, dont l’âme est comme stratifiée, se substitue brusquement un autre homme qui a brûlé les étapes, un homme pour ainsi dire extemporané, élémentaire et brutalement positif, dont l’acide jeunesse a des décisions électriques, d’offensantes certitudes ; un impitoyable enfant au front têtu et sans mélancolie, sans cette mélancolie qui nous divinise !
Ne pouvoir empêcher cela ! Ne pouvoir écraser à temps cette engeance, la livrer à la dent des lions, l’accabler sous la colère des éléments ! N’avoir pas à soi l’orage, le volcan, la mer ! Et j’avais eu pitié de ceux qui nous tuaient ! J’avais dressé contre le vouloir souverain de Dofre ma pauvre petite morale mesquine, mon ridicule respect de la vie, ma sensiblerie… Dofre, ce sanguinaire, avait raison. Massacré, il me léguait son âme claire et dure. Oui, le péché de détruire est le seul remède du péché de créer.
Trop tard… Les Petits Hommes allaient franchir le Mur… Et j’étais mort, avec la fureur impuissante des morts.
Étais-je mort ?
Dormais-je ? Passais-je d’un songe dans un autre songe plus lucide ?
Une sorte de bandeau tomba de mes yeux. J’ouvris enfin mes paupières et je regardai. J’étais seul dans le bruit de la tempête équinoxiale. Toute la Pinède autour de moi vibrait comme une harpe. Il faisait nuit ; une longue chandelle de résine lançait des pétards lumineux, éclairant faiblement l’intérieur de ce que je pris d’abord pour mon tombeau : un cube de charpente et de maçonnerie ou j’aurais pu me tenir debout si j’avais eu l’usage de mes membres…
À un examen plus approfondi, j’eus la surprise de reconnaître le temple de l’Île Sacrée. Ainsi j’avais été conduit là, durant mon inconscience, porté par des bras multitudineux, ou hissé par l’effort des machines. On avait délogé l’image colossale de Celui-à-la-Barbe-Blanche pour me coucher à sa place. Le sanctuaire du vieux dieu était devenu la prison du nouveau, et son lit d’agonie. Ces piétinements, ces voix ?… Tout le jour, le peuple avait défilé près du géant insensible et déchu. Maintenant la nuit tombée, les Petits Hommes dormaient dans toute la Pinède, abîmés dans ce lourd et torpide sommeil qui était la rançon de leur suractivité diurne et les couchait à terre, comme des morts.
Impossible de lever, de tourner la tête, d’inspecter mon corps engourdi. Mais progressivement je perçus, plus proche que la rage du vent, un nouvel élément sonore, minuscule, semblable à un grignotement de souris. En même temps, un imperceptible fourmillement taquina longtemps mon pied droit comme lorsque le sang se reprend à couler dans une partie du corps qui subissait une constriction. Et mes orteils, libérés, s’animèrent, tandis que mon pied gauche fourmillait à son tour.
Peu à peu, lentement, par les extrémités inférieures, je récupérais mes mouvements. Je pus même plier les genoux, mais alors l’effort que je fis me causa un millier de tiraillements et de piqûres et le sens de ce que j’avais pris pour de la paralysie m’apparut : ainsi que Gulliver se réveillant à Lilliput, j’étais lié au sol par un réseau de fils minces et solides comme des cordes à violon. Et quelqu’un d’invisible était occupé à couper les fils.
J’observai de retenir mon souffle pour ne pas gêner ce travail interminable et clandestin. D’ailleurs j’étais ému jusqu’à m’évanouir. On me descellait avec un zèle minutieux ; chaque seconde apportait une infime libération, une détente brusque sur un coin de ma chair. Ma respiration s’amplifia, mon sang en révolte brûlait comme une lave. Une de mes mains fut décollée, un bras se mut à l’aise, que je portai aussitôt sur la souffrance de mon front, sur la crépitation de l’énorme bosse sanguine que le caillou y avait faite. Et je me tordis en une convulsion si violente que les fils qui m’attachaient encore éclatèrent tout d’une fois.
Un cri d’oiseau… Une forme s’enfuyait, cherchait l’ombre. Ma main s’abattit sur elle.
Un tout petit corps féminin, frémissant et glacé. Ma proie s’épuisait dans des efforts de fuite. Elle avait ramené sur son visage ses cheveux et ses mains. Je la saisis par les poignets et l’élevai malgré elle dans la lumière de l’oribus. Un sanglot m’étrangla.
— Vana !… C’est toi, chère petite fille perdue et retrouvée… Ce ne pouvait être que toi… Tu es celle qui m’aime !
Mais elle, m’échappant, se laissa glisser à terre et fixait sur moi un regard de bête prise.
— Non, non, souffla-t-elle. Ne me touche pas ! Ne me fais pas peur !
— Et comment te ferais-je peur ? Je suis le Blessé ; celui que le peuple lapide. Un enfant me tuerait avec sa fronde. N’as-tu pas entendu dénoncer le mensonge des dieux ? Tout à l’heure, j’était lié, sans défense, et c’est toi, petite chose, qui me délivres. Comment aurais-tu peur de moi ?
Vana baissa la tête.
— Oui, dit-elle. Ils sont fous. Ils se sont endormis en croyant que tu es faible et que tu vas mourir. Ils ont dit : « Demain, le Mur sera franchi ». On ne franchira pas le Mur… Je sais, moi !
— Tu sais ?… Que sais-tu ?
— Je sais que l’Ancien des Jours a dit : Des pins jaillira la Flamme ! et je crois ce que nos pères ont cru.
Vana tomba sur les genoux. Comme elle était blanche !
— Et je sais, continua-t-elle, que tu es mon seigneur, Celui-qui-lance-la Flamme.
Elle était devant moi, ma petite amie de la fontaine, transparente, quasi immatérielle. Et je ne suis plus bien sûr maintenant de n’avoir pas rêvé cela, car ce qu’elle disait avait l’invraisemblance du rêve. Pourrait-on raisonnablement, à l’état de veille, imaginer une si grande foi qu’elle s’opposât à l’évidence ? Et telle était pourtant celle de Vana qui, voyant les preuves de ma vulnérabilité sur mon front meurtri, les preuves de ma faiblesse dans les liens qu’elle avait coupés, affirmait néanmoins : « Celui-ci est mon seigneur et mon Dieu qui accomplira les prophéties ». M’eût-elle trouvé mort, elle eût crié : « Ce n’est pas vrai. Il ressuscitera ». Est-ce que c’est croyable ?
Songe ou réalité, je la contemplais avec étonnement.
— Vana, lui dis-je, si je dois être le fléau de ta race, pourquoi m’as-tu délié ?
— Ce qui a été dit doit courir. On est poussé par des forces secrètes vers des gestes plus grands que soi. Le Feu est immortel par lui-même, mais pour qu’il vive, il faut pourtant que la brindille se sacrifie. Je suis la brindille. Je suis venue au sacrifice. Je ne sais pas pourquoi.
— Je vais te le dire, Vana. Tu m’aimes. `
Je l’avais saisie par son vêtement. Elle recula, effrayée.
— Non, non. Ne dis pas cela. Ne me touche pas. Je suis souillée.
— Souillée, petite chose ? Je ne comprends pas. Pourquoi es-tu si pâle ?
— C’est que je meurs. Tu ne veux pas comprendre ? Il y avait un veilleur à la porte… L’homme des alarmes de nuit… Comment serais-je venue jusqu’à toi ?… Il ne fallait pas qu’il crie… Alors j’ai mis ma bouche sur sa bouche…
Elle se voila de ses cheveux et commença de haleter comme quelqu’un qui étouffe. Elle était une fragilité, une porcelaine fêlée d’où fuyait la vie.
— Ne pense plus à cela, mon amour. Mon baiser efface l’humiliant baiser.
— … Et je l’ai tué ! Son sang est sur mes mains !
— Béni, l’héroïque péché grâce à quoi je suis libre. Je t’emporterai et tu oublieras. Fuyons, petite sainte !
— Non ! c’est fini… J’ai connu par toi des choses immenses qui font éclater le cœur…
Maintenant elle fermait les yeux et s’abandonna dans mes bras comme une poupée. Sa gorge oppressée rendait un roucoulement de colombe. Si petite, elle était ma seule palpitation d’amour, l’unique vision de printemps que j’emporterais dans la mélancolie de ma vie, la jolie nymphe qui s’était baignée au soleil et qui avait semé des pétales dans l’eau. Elle mourait pour moi de la profanation d’une virginité dédiée. Une mort légère, une mort d’oiseau. Ah ! que mon cœur me faisait mal !
Je ne pensais plus au danger embusqué dans la nuit. Je n’entendais plus le vent tourbillonner. Je ne voyais plus la chandelle de résine aux trois quarts consumée et sur quoi se fermeraient tout à l’heure des paupières de ténèbres. Je ne savais plus qu’il fallait fuir. Je pleurais doucement en berçant mon enfant qui râlait et qui semblait heureuse, pacifiée d’être à moi quand même, plus complètement à moi que les amoureuses ne sont à leurs amants, puisqu’elle me sauvait en s’étant perdue.
Le bruit de sa gorge se tut bientôt et mes lèvres burent un petit souffle sur sa bouche puérile. Ainsi mourut Vana, l’élue de l’impossible amour qui portait à son doigt mon anneau.
— Ah ! murmurai-je en déposant à terre le corps précieux et léger, tu vas avoir un bûcher triomphal, toi qui aimas un dieu !
Dans mon âme, une colère ivre se mêlait au deuil. Vivante, Vana avait été pour moi le visage suppliant de la Pinède. Morte, elle accusait ceux qu’elle avait protégés et les abandonnait aux impulsions de ma terreur. Le sacrifice de la brindille, comme elle l’avait dit, réveillait le Feu.
Désormais, seul veilleur au seuil du monde, j’appelais la Flamme, j’avais l’obsession de la Flamme. Les Petits Hommes ne passeraient pas le Mur interdit ; leur marée ne déferlerait pas sur la terre. La menace de l’Ancien des Jours s’accomplirait.
Le Mur était haut et leur sommeil lourd. Le monstre aux millions de têtes rêvait d’escalade. Il n’aurait pas le temps de construire des échelles. La Flamme court plus vite… Elle devance l’aube… Elle décrit autour de la Pinède les anneaux d’un rouge serpent… Et je suis Celui-qui-lance-la-Flamme !
Souffle, tempête ! fouaille le galop du Feu sur la sécheresse de la terre ! Entre les roides murailles, qu’il consume toute âme vivante !
Je vis, au dehors, l’opacité de la nuit sans étoile. Les grands vents qui tourbillonnent ajoutent par leur musique à l’enchantement des sommeils tapis. Ah ! qu’ils dormaient bien, ces gnomes, confiants dans mon agonie, dans mes liens, dans la vigilance du guetteur ! La tempête emplissait leurs oreilles comme la mer emplit les coquilles sourdes.
Vite ! vite ! Il y a dans le temple un fagot de cierges de résine et l’oribus pétille encore. Il y a les légères voliges du toit qu’on arrache à la main, les escabelles, la porte qu’on descelle. J’ai déposé sur ce bûcher le cher cadavre et la flamme monte avec l’acre fumée. Aux cheveux de Vana qui s’embrasent j’allume un brandon et c’est le feu de cette chevelure qui va manger la forêt.
Hop ! fuyons… le vent tord sur l’Île sacrée l’incendie du temple, les fléchettes du feu pleuvent sur la ville. Il y a comme un éveil de rats surpris qui grillent déjà…
J’ai passé la rivière ; j’avais de l’eau jusqu’aux genoux… J’ai agité ma torche sur la Ville et je cours. On ne me poursuit pas. Est-ce qu’on pense à cela, dans la fumée, dans la nuit rouge ? J’ai derrière moi le tumulte et le rire des flammes, le grand frisson de liberté du Feu ; j’ai devant moi le sommeil des hommes, les halliers, les futaies. Partout où j’ai passé, on s’éveille pour être fou, pour crier et mourir. J’allume les meules au long des fermes minuscules ; j’allume les buissons ; je suspends aux branches des pins des lampions qui crépitent. Des serpents ardents sinuent dans l’herbe sèche des clairières, les arbres sont escaladés jusqu’aux cimes par de rouges follets et se fendent avec des détonations d’artillerie… Je ne sais où je vais… Je vais au hasard, au jugé, laissant un sillage de lumière, de lucioles volantes, d’étendards pourpres. Et la danse du vent sur cette joie énorme !… Hop ! Hop ! crinières de flammes !… Rugissez, grands lions rouges ! Ballez, folles fées !
Des incendies éclatent même où je n’ai pas passé. Le feu vole au loin, à l’est, à l’ouest, au nord, au sud, porté par la folie des chevaux ailés de l’équinoxe. Aveuglé par la fumée, en nage, ivre, je fais d’incroyables circuits pour éviter la morsure de l’élément que je déchaînai… Où sont les Petits Hommes ? Où, ce peuple innombrable ? Je ne vois rien, je ne distingue pas les clameurs humaines dans ce grand bruit d’Apocalypse. La Vie rentre dans le chaos minéral. C’est ici la chimie furieuse des genèses et des fins de monde. Il fait une chaleur de forge satanique, un jour sinistre de Josaphat. Est-ce que je puis voir cela sans mourir ? Franchirai-je vivant ce Phlégéton ?
Mais peut-être que cela aussi c’est un rêve ? Sait-on jamais quand on rêve ou quand on ne rêve pas ? Dans les rêves, on croit ainsi que l’on est poursuivi, que les chemins se hérissent d’obstacles, que la mort se dresse partout, devant, derrière ; qu’on est entré dans une impasse et qu’on crie devant un mur de feu. Et c’est justement quand on crie qu’on va s’éveiller…
Je crie en effet. La flamme se resserre et mord mes vêtements. Et c’est donc que je me réveille, puisque le refuge surgit enfin : le château de Capdefou… la petite porte…
Je heurte : elle résiste. C’est vrai, je l’avais oublié : la cage aux lions, derrière, fait barricade. Suffoquant, il faut longer la muraille, gagner la chapelle, qui, elle, doit être ouverte. Ouf ! sauvé !
Mais cette issue, il ne faut pas que les Petits Hommes la trouvent. Brûler ! brûler tout ! faire une fournaise de ce manoir vide et silencieux comme un lieu hanté !
Est-ce que je rêve, ou si c’est vrai ? Me voici, la torche en main, dans ces grands corridors sonores, arrachant les rideaux, les vieilles tapisseries, entassant les meubles, les livres, les paperasses. Renversons la lampe sur le bureau du vieux Dofre ! Versons le pétrole sur tous ces grimoires ! Anéantissons ! Suis-je donc fou, comme Erostrate ? Il ne restera rien ; ce sera comme si cela n’avait pas été…
Oh ! comme une vie soudaine emplit la maison morne ! Comme le feu pétille et joue dans son obscurité séculaire ! C’est le grand bal des fées qui illumine les fenêtres. Et des voix s’éveillent, des musiques jamais entendues. Capdefou qui va mourir redevient jeune, un instant, comme au temps de Louis XIII. Dans les pièces lointaines qu’on n’habitait plus, on entend craquer les parquets sous la danse des choses. C’est comme une farandole qui passe… Hâtons-nous, avant qu’elle ne monte l’escalier du phare…
Et c’est bien, cette nuit, le sommet d’un phare, au-dessus de la mer. Une mer aux vagues pourpres, à l’écume de diamants et d’escarboucles. La grande Pinède qui brûle a des tourbillons et des remous, des houles profondes et des embruns roux. Elle est admirable et terrifiante. La tempête la secoue et la tord en trombes spiralées qui se vrillent dans le ciel. L’œil humain n’a jamais vu cette splendeur, ce rouge océan qui va toucher l’horizon. Le ciel lui-même teint ses nuées aux couleurs d’un crépuscule impérial. Et elle chante, la Pinède ! Elle est un orchestre géant plein de frissons de cordes et de battements de caisses sourdes, avec des clameurs cuivrées de trombones, de longues plaintes aiguës de fifres, un tumulte de cymbales. On halète en l’attente d’une phrase mélodique brodée sur cette riche trame sonore. Et la voici qui naît et grandit : c’est un lamento déchirant, une longue plainte étrangement modulée. La Pinède chante son chant de Mort.
Ce lugubre thrène monte au long de la muraille, d’une zone qui paraît sombre dans les déchirures de la fumée. Des Petits Hommes, suffoqués et mourants, ont reflué là, tout autour, râlant leur agonie, griffant les pierres de ce nouveau Mur des pleurs contre l’inviolabilité duquel ils s’écrasent et s’entr’égorgent.
C’est atroce… Je ne veux pas voir… Je ne veux pas entendre… Qu’on les tue, pour Dieu, qu’on les tue !
Je descends de la tour, la gorge pleine de cris. Je suis fou ! Une rage d’assassin déguise mon horreur. Il ne meurent pas assez tôt… La fumée ne les étouffera donc pas ? La flamme ne les atteindra donc pas ? Ah ! comme je comprends le meurtrier qui s’acharne, qui hache en petits morceaux sa victime encore palpitante ! On dit que c’est de la cruauté… c’est de la peur, le paroxysme de l’épouvante ! Ces assassinés qui se redressent, qui ne veulent pas mourir, dont les derniers soubresauts accusent et maudissent, qui peut-être trouveront dans leur désespoir la force de survivre, d’échapper !…
Le cheval était au piquet sur la lande, humant l’air avec inquiétude, tirant sa longe. Comment me retrouvai-je sur son dos, agrippé à ses crins, une branche de pin enflammée à la main, avec l’obsession qu’une multitude de spectres allaient se hisser sur la crête du Mur et qu’il fallait, au prix même de la vie, leur barrer le passage.
Et l’aube me surprit encerclant l’enclos incendié d’un galop de cauchemar. La tornade semait la lande de pétales de feu, de branches flambantes. Le cheval affolé, plein de sueur, renâclait, se dérobait, ruait, me secouait, vaincu par la morsure du tison dont je lui grillais les poils. J’aurais dû me tuer mille fois. J’étais en haillons. Je criais rauquement, d’une gorge étranglée : « Brûlez ! brûlez tout !…
On m’a dit que des hommes, des hommes de ma taille, se trouvèrent là pour me maîtriser. Je n’en sais rien. Je ne sais plus rien. Je me souviens seulement que ma tête m’a fait atrocement souffrir. On m’a laissé croire qu’un magistrat interrogea mon délire, instruisit l’affaire. Il a bien fallu que j’eusse perdu la raison pour avoir oublié tout cela. Mais combien de temps ai-je été fou ? Voilà le point délicat. Ceux qui prétendent que je le suis encore sont d’avis que je l’étais depuis longtemps et que mon séjour près du Docteur Dofre — un autre fou sans doute — n’a fait qu’accélérer les progrès d’un trouble mental préexistant.
Oui, ce verdict était inévitable. Il faut que le sens commun se protège. Le sens commun se doit d’accueillir la seule hypothèse plausible de deux maniaques dressant un peuple de sapajous, et même de se refuser systématiquement à l’examen d’un ossuaire fantastique où il était impossible que la carbonisation n’eût épargné quelques calcanéums et quelques astragales. Le sens commun est un édifice dans lequel l’esprit se repose ; une science prudente peut bien y introduire constamment un mobilier nouveau, mais non point en compromettre l’équilibre architectural par une fantaisie téméraire. Qu’il ait existé des Homoncules, c’est là une supposition irrecevable, hors du cadre des notions admises et qui remettrait en question trop de choses définitivement jugées. Pour que cela fût réputé digne de foi, il ne faudrait pas moins que le consentement universel, seule preuve — et encore tellement discutable ! — de l’existence d’un Dieu que personne n’a jamais vu. Ainsi s’ensuit-il que moi, qui ai vécu près de ces Petits Hommes et qui ai conjuré par leur destruction la menace qu’ils faisaient peser sur le monde, moi qui exerçai sur eux le divin magistère, je suis un témoin récusé irrévocablement et convaincu de folie par ceux-là même qui n’ont jamais douté des affirmations bien autrement stupéfiantes de Moïse ou de Bernadette Soubirous.
Car les hommes sont infiniment moins sensibles à la lumière de la Vérité qu’à la chandelle du sens commun, et pour eux se tromper en commun est encore la sagesse. Un fou est assurément le malade qui déraisonne solitairement et qui voit ce qu’il est absurde de voir ; mais l’homme qui serait seul à raisonner juste dans un monde de déraison, on bâtirait un cabanon tout exprès pour lui. Et celui qui eut le privilège exclusif et redoutable d’explorer un univers ignoré, de voir ce qu’aucun autre n’a pu voir, de raconter avec les mots de tout le monde des choses que lui seul connaît, s’est du même coup exilé de la maison commune et cloîtré dans sa solitude.
Il m’y faut résigner. J’ai reçu un sacrement indélébile. Le Docteur Dofre m’a promu à la majesté mélancolique d’être seul. Il m’a ouvert une fenêtre sur la merveille et, simultanément, il a fermé la porte par quoi je communiquais avec la vie. J’ai intégré en moi un univers qui n’est qu’à moi, qui n’a désormais aucune réalité hors de moi. Le sentiment de ma grandeur foudroyée me fait silencieux en face de la sollicitude méprisante du médecin, des internes, des religieuses, des infirmiers, qui m’apparaissent si infatués et si gravement puérils ! Quelle intimité pourrais-je avoir avec ces pauvres êtres obtus dont l’ignorance autoritaire s’amuse de moi et qui me donnent la comédie de leur tutelle dérisoire ? Le grand et le petit, le haut et le bas sont des notions élémentaires sur lesquelles même nous ne nous accorderions pas. Au regard de ces morts dont je garde l’effrayant et l’immortel souvenir ce sont eux qui sont… les petits hommes. Puis-je être soumis à ceux-ci quand je régnais sur ceux-là ?
J’ai pourtant quelquefois senti le besoin de me confier et j’ai espéré trouver parmi les fous un plus digne confident. Il y a dans la folie quelque chose de grand et de mystérieux : on peut avoir eu le front fêlé par le choc des étoiles. J’ai connu, à l’Asile, un homme grave et doux qui croyait être Dieu le Père. Celui-là m’intéressait ; il était vieux et ressemblait un peu à Dofre ; un Dofre bénin et miséricordieux. Dans le jardin, il se promenait toujours seul et pensif.
Je l’abordai un jour et je me racontai longuement sous les tilleuls. Il me laissa parler et hochait lentement la tête sans rien dire. Je crus qu’il m’avait compris et que nos deux âmes communiaient. Mais, à la fin, il me regarda, avec un peu d’écume au coin des lèvres.
— Lucifer ! murmura-t-il sourdement, noir Séraphin, redescends aux abîmes où je te précipitai !
… Je suis seul, seul, immensément seul…