Les Petits Hommes de la pinède/Épilogue

L’Association médicale (p. 264-268).

ÉPILOGUE

— Eh ! Ceinture… Tu dors ?

— Non. J’écoutais. Sacré père Moranne !

Je fermai le cahier sur la table et me levai, énervé, les jambes impatientes. Cette lecture nocturne avait rempli mon cerveau d’images énormes qui dépassaient le cadre de la chambre mesquine. Le retour à la vie quotidienne me trouvait ahuri, frémissant, hanté de fantômes.

— Et c’est tout ce que tu trouves à dire ? Et un manuscrit de cette sorte a dormi des années dans la poussière ! Mais, il y a là une grandeur, un abîme…

— Ce que tu es romantique, toi !

Autour de la fleur jaune de la lampe, le bleu du jour s’affirmait. À aucun moment le gros interne n’avait interrompu la lecture qu’il ponctuait seulement d’exclamations et de grognements, de froncements de sourcils, de clignements d’yeux. Maintenant il souriait, l’air bonasse,

— Ne nous emballons pas, reprit-il. Je le vois très troublé. Quelque part de cette émotion est imputable à la nuit, au manque de sommeil. Il ne faudrait rien lire qu’avec l’estomac garni et la cervelle placide ; un bon poids de matière est nécessaire à l’équilibre de l’esprit.

— Alors, cette histoire, tu ne la trouves pas extraordinaire ?

— Si c’est une critique littéraire que tu attends de moi, la voici. Nous sommes en présence d’un récit appartenant au genre connu sous l’épithète de merveilleux scientifique. Tout genre a ses règles ou, si l’on veut, ses routines, ses ficelles. De même que la comédie, depuis Plaute et Térence jusques et y compris Beaumarchais, a utilisé sans lasser son public les personnages presque indispensables du tuteur dupé et de l’entremetteur fripon, le merveilleux moderne a introduit dans la littérature un type arlificiel de savant insociable, irritant, surhumain et même inhumain, dont la puissance inventive réalise les plus invraisemblables rêves. On a déjà vu ce guignol partout. C’est te dire que le docteur Dofre ne me cause aucune surprise…

— Ceinture, tu m’agaces !

— Je fais une simple remarque pour localiser ce que je viens d’écouter dans le genre qui lui convient. Je ne reproche pas à un genre ses moyens obligatoires. L’histoire du père Moranne ne ressemble pas plus aux autres histoires où l’indispensable Inventeur tient un rôle, que le Barbier de Séville ne ressemble aux Fourberies de Scapin, à l’Avare ou toute autre pièce où le Tuteur indispensable intervient. Le merveilleux scientifique lui-même n’est qu’un cadre, dans lequel des auteurs différents sertissent des tableaux et des idées différentes en quoi l’on reconnaît l’originalité de chacun et la leçon qu’il propose. Et ce préliminaire n’a d’autre but que de te préparer à m’enlendre formuler mon opinion. Dans le cadre du roman merveilleux, le père Moranne présente un récit qui ne manque ni d’ingéniosité ni de singularité, ni d’émotion, ni de ces idées imprévues qui laissent dans l’esprit du lecteur un sillage…

— Mais, animal, ce n’est pas de littérature qu’il s’agit !

— Bon, alors c’est un diagnostic que tu demandes à l’aliéniste ? Eh ! bien, ma conviction est absolue. Il importe peu que le père Moranne soit mort en état de démence sénile. Son long séjour parmi les fous n’a certainement pas été sans influencer une fragilité mentale dont on trouverait d’ailleurs des vestiges chez beaucoup de grands laborieux qui cultivent leur intelligence avec excès et chez ceux que l’on nomme communément des originaux. Ce qui est certain, c’est qu’il était en pleine lucidité d’esprit quand il a écrit ceci. Ce n’est pas l’œuvre d’un fou. Je suis stupéfié que ces papiers n’aient pas attiré l’attention sur l’intégrité de son intelligence. Il faut absolument qu’on les ait classés sans les lire. Il y a chez nous, vois-tu, une déformation professionnelle qui peut nuire à notre jugement. Moranne a dû entrer à l’Asile sous le coup d’un accident cérébral, d’une excitation passagère ; et le diagnostic fait à l’entrée n’a jamais été réformé, d’autant que ses propos singuliers, ses attitudes, ses réticences, ses longs mutismes eux-mêmes et, je le crois bien, l’acceptation volontaire de son internement lui conservaient l’apparence d’un aliéné.

— À la bonne heure ! Que ne parlais-tu donc de littérature ? Cet homme a dit la vérité, si incroyable, si merveilleuse qu’elle puisse paraître. Il avait toute sa raison et d’ailleurs son accent ne trompe pas. Et puis, l’incendie n’est pas un mythe ! La justice a instruit l’affaire. Les Petits Hommes ont existé. C’est passionnant ! Pourquoi sembles-tu douter ? on a trouvé leurs innombrables petits os…

— Innombrables ? On a sans doute exagéré, dit mollement Ceinture. Quelques squelettes multipliés par l’imagination des paysans. Alors, tu coupes dans le merveilleux, toi ?

— Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio…

Ne répète donc pas de truismes, même shakespeariens. Pour moi, le père Moranne a écrit un roman, voilà tout. C’est un aimable passe-temps pour un pensionnaire d’hospice.

— Et ce pensionnaire, qui n’était pas fou, aurait accepté son internement ?

— Pourquoi pas ? L’hospice est un refuge non dépourvu d’agrément. On y jouit d’une paix royale. Le jardin a de frais ombrages, la bibliothèque est bien garnie et la table est excellente. Je m’en accommode si bien, moi, que j’ai renoncé à passer un doctorat qui m’obligerait à gagner ma vie sur les chemins. Et pour le père Moranne, incendiaire, vraisemblablement assassin du Dr Dofre, c’était un cloître inviolable, respecté des policiers et des juges. Sacré père Moranne !

— Un criminel ? m’écriai-je. C’est là ton opinion ?

— Je n’y tiens pas absolument, mais elle est, après tout, plausible. Un pauvre gibier traqué qui a trouvé un gîte et qui, des années, l’a meublé de ses songes. Car que faire en un gîte ?

— Ceinture, tu me dégoûtes. Respect à la mort, respect au mystère !

— Soit, dit l’interne en bourrant sa pipe. Déjeunons copieusement et n’y pensons plus.

… N’y pensons plus !…

J’y penserai souvent !

Fin