Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre III

L’Association médicale (p. 280-286).
CHAPITRE iii
Où est continuée l’histoire des Petits Hommes.

Le Dr Dofre fit une pause. J’arpentais avec exaltation l’étroit espace aux bords frangés d’ombres. Jamais je n’avais ressenti une telle ivresse d’esprit.

— Je veux les voir ! m’écriai-je.

— Patience, répondit le Docteur. Il faut avant tout que vous soyez mis au courant de leur histoire.

— Le récit n’en est-il pas fini ?

— Il est à peine commencé. Vous avez vu de petites bêtes industrieuses s’éveillant à l’intelligence, au sentiment humain. Il vous reste à voir des êtres sociaux, pourvoyant aux besoins d’une communauté nombreuse, luttant entre eux pour la richesse et le pouvoir.

— Sont-ils si nombreux ?

M. Dofre eut un sourire.

— Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler ce qu’est une progression arithmétique. Les écoliers eux mêmes connaissent la légende de l’inventeur des échecs qui demanda, d’un air modeste, pour récompense, autant de grains de blé que l’on peut en compter en plaçant un seul grain sur la première case de l’échiquier et en doublant à chaque case. L’échiquier n’a que soixante-quaire cases ; et pourtant ceux qui firent le comple s’aperçurent que tout le froment de la terre y passerait et bien plus encore…

« Si la mort ne faisait pas dans la Pinède de nécessaires trouées, combien peu de temps ne faudrait-il pas aux Petits Hommes pour inonder le monde de leurs hordes grouillantes et dévastatrices ! Comptez… Je vous ai dit qu’en un an, le premier couple avait produit huit enfants.

« Sa fécondité ne se démentit point dans les années suivantes. Et les enfants eux-mêmes au bout de deux ans, commencèrent à procréer avant que leurs parents eussent cessé de le faire. Il est vrai que pour ces petits corps, la vieillesse arrive au bout d’une douzaine d’années. Mais même en tenant comple de cet épuisement, calculez le rendement, en cinquante ans, d’un capital rapportant huit pour deux, ou 400 pour 100 et placé à intérêts composés ! C’est fou, et ce serait effroyable, si ces insectes humains qui se multiplient comme des mouches ne mouraient aussi comme des mouches. Malgré tout, leur flot bat les murailles de l’enclos, pourtant si vaste, qui menacent de céder à la poussée, et ils font de la chaux pour leurs maisons avec les ossements de leurs ancêtres.

— Leurs ancêtres ?…

— Oui. Ce mot vous étonne ? Vous en savez pourtant assez sur ce petit monde cinquantenaire, sur ces gens qui engendrent à trois ans et qui sont vieux à douze, pour comprendre qu’il s’est dèjà succédé bon nombre de générations. Le flambeau passe vite d’une main dans l’autre. Le progrès social va tout aussi vite et l’on verra bientôt les habitants de la Pinède rattrapper l’avance qu’ont sur eux les civilisations qui couvrent la terre.

— Incroyable.

— Pas si incroyable. Les deux lustres dévolus aux Petits Hommes pour faire figure dans le monde sont justement les périodes d’activité physique et intellectuelle, les seules qui comptent, celles où l’on invente, où l’on pense, où l’on agit. Ils ne connaissent guère l’enfance ni la caducité, ces deux stades d’individualisme inutile. Avec ces vies privilégiées on enjambe les siècles. Et ils n’ont pas à redouter ces invasions et ces guerres qui noient les sociétés sous des flots de barbarie et obligent à reconstruire l’édifice sur des ruines.

— N’ont-ils pas de discordes civiles ?

— Je vous demande pardon. Un peuple qui vit est un peuple qui se querelle. Mais la guerre civile, si désolante à un examen superficiel, est la seule guerre qui comporte des bénéfices. Elle est un facteur de progrès. C’est elle qui trempe et fait grandir l’âme des nations et l’achemine vers une plus grande conscience et une plus grande justice. Les révolutions, a-t-on dit, sont le labourage de Dieu.

— Vous me voyez disposé à croire que ces Nains sont déjà nos égaux à de nombreux points de vue, qu’ils disputent aussi subtilement que nos philosophes et que leur esthétique vaut la nôtre. Ce sont, en effet, des choses qui doivent peu à la longueur du temps et que nous n’avons pas fait progresser depuis l’Égypte et la Grèce. Mais je ne puis supposer qu’ils nous suivent d’aussi près et gagnent autant de terrain dans le domaine des conquêtes scientifiques. Je serais fort humilié que cette peuplade eût, comme en se jouant, découvert la vapeur et l’imprimerie, l’aérostation et le télégraphe, qui nous ont coûté tant de siècles et méditations.

— Je ne vous contredirai pas. Nous assistons ici au développement d’un monde en raccourci qui ne retrace notre évolution que dans ses grandes lignes ; le détail diffère. La plupart des inventions dont notre humanité se félicite n’auraient pas même valeur au regard de ces petits personnages vivant dans un espace restreint, qui n’ont pas tous nos besoins, de même qu’ils n’ont pas toutes nos ressources. C’est le besoin qui fait l’inventeur et, ici, le besoin a souvent manqué ou fut différemment exprimé. La curiosité scientifique ne fait pas défaut à mes sujets et leurs mathématiques, pour partir d’autres principes que ceux d’Euclide, n’ont rien à envier aux nôtres en profondeur et en exactitude. Ce sont des chimistes très avisés, plus avisés que nous, puisqu’ils prétendent décomposer l’atome et transmuer les métaux. La plupart des principes de la physique leur sont familiers. Mais, et c’est en cela qu’ils diffèrent de nous, ils n’en ont pas toujours tiré les mêmes applications. S’ils font usage du microscope, de la pompe, du soufflet et d’autres objets que nous connaissons, ils ignorent la plupart de nos instruments usuels et en possèdent plusieurs que nous ignorons. C’est ainsi que, par un dispositif que je n’ai pas encore compris, ils ont le pouvoir d’utiliser l’énergie magnétique et que leur médecine paraît réussir avec des moyens d’une étonnante simplicité. En général, ils n’ont pas notre goût pour la machinerie. Peut-être sont-ils gênés par la pénurie des matières premières et particulièrement des métaux qu’ils ne peuvent extraire qu’en faibles quantités de ce terrain, sauf toutefois l’aluminium qui a pris pour eux l’importance du fer et qu’ils séparent facilement de ses composés. En résumé, ils sont à la fois en deçà et au-delà de nous et, dans leurs mains, l’outil le plus barbare voisine avec quelques instruments si délicats que notre race ne les a pas encore construits.

— Vous semblez les avoir observés de très près ; Comment avez-vous pu le faire sans entrer dans leur vie et en gêner l’expansion ?

— À la vérité, du haut de ce phare, je ne suis que les mouvements de leurs masses, qui sont d’ailleurs du plus puissant intérêt, comme les mouvements d’un groupe d’infusoires dans une goutte d’eau, d’une république d’abeilles autour d’une ruche. Mais aussi, j’apparais volontiers au milieu d’eux, je me promène dans la forêt, je plonge mon regard dans les demeures. Les Petits Hommes qui me vénèrent comme un Dieu me rendent grâce de cette sollicitude silencieuse et peu gênante. Puis il m’arrive de convoquer les Vieillards à des assemblées où je les interroge habilement en ayant l’air de les conseiller. Enfin, pour me tenir au courant des événements de la Pinède, j’ai encore et surtout ceci.

Et le Docteur, fouillant sa poche, en fit sortir une sorte de papier roulé, semblable à une très grosse cigarette et tout couvert de caractères. Je le saisis et me penchai pour que la lune y dardât un rayon.

— Mais… c’est un livre, m’écriai-je.

— Tout justement. Les Petits Hommes écrivent des livres et ces annales de leur science et de leur pensée me les dévoilent tout entiers.

— Dans quelle langue est-ce écrit ?

— Dans la langue même que nous parlons et que je leur ai apprise au début. Elle a bien subi quelques déformations, mais pas essentielles. Quant, à l’écriture, ils l’ont inventée en adoptant une orthographe phonétique. Je la lis couramment. Justement, ce rouleau est uu cours d’histoire et pourrait vous intéresser à ce titre, bien qu’il contienne une foule d’erreurs et de jugements partiaux, ainsi, du reste, que tous les cours d’histoire. Vous aurez une idée plus exacte des événements si vous me permettez de vous les résumer moi-même.

— Je vous en prie.

— Vous savez déjà, par ce que je vous ai dit, que les premières semences de vie sociale ont été répandues par les Vieillards. À l’origine, le Père était le chef incontesté de la famille. Outre que c’était son droit naturel, le fait d’avoir directement reçu mes enseignements, de m’avoir plus intimement connu, de tenir de son antériorité une plus longue expérience, suffisait à lui assurer l’autorité. Mais ses fils qu’il avait initiés aux traditions, fondaient incessamment de nouvelles familles et les gouvernaient de la même façon, en monarques absolus. Les groupements de formation plus récente échappaient ainsi peu à peu à la suprématie des Anciens, s’érigeaient en tribus indépendantes, sans unité directrice. Il y eut des luttes pour la terre, pour l’aliment, pour l’amour, des querelles sanglantes entre les tribus ; et grâce à ces querelles, des individus prirent conscience de leur force physique. L’autorité de l’âge en fut partout ébranlée : on ne suivait plus le Père, représentant de la Divinité, mais les champions qui s’étaient fait craindre. L’anarchie la plus complète régna bientôt et désorganisa les familles.

« C’est à ce moment que l’incendie vint apporter aux Petits Hommes une révélation nouvelle de cette puissance divine dont ils avaient oublié ou méconnu l’importance. Les partisans de l’obéissance aux Vieillards en furent multipliés et ceux-ci surent profiter de l’occasion pour se réunir et formuler des Lois que je leur avais inspirées. Désormais, ils gouvernèrent en mon nom, et nonobstant de fréquentes révoltes, les multitudes soumises. Dans tout le pays il n’y eut qu’une même foi, une même loi.

« Les Vieillards, pour ne pas laisser s’affaiblir leur autorité, s’organisèrent un mode de recrutement par choix et initiation. Ils fondèrent des collèges où l’on formait des hommes de gouvernement, des savants et des artistes qui s’obligeaient à une stricte discipline. Si bien que tout pouvoir passa aux fraternités régulières, aux groupements de ces individus dont l’âge cessa d’avoir une importance quelconque. Et la dénomination de Vieillards, détournée de son sens, ne s’appliqua plus aux Anciens, mais à cette caste traditionnaliste d’hommes pieux qui gardaient pour eux tous les monopoles et se donnaient, avec mon consentement tacite, pour mes représentants.

« Cette théocratie forte et consciente gouverna un temps sans compétitions et son règne fut fécond en institutions heureuses. Mais l’exercice du pouvoir absolu finit par la corrompre et son traditionnalisme, qui faisait obstacle aux nécessaires mutations de la vie sociale, fut aussi l’une des causes de sa décadence.

« L’ancien goût pour la force physique, l’admiration populaire pour le Muscle héroïque n’avaient pas décru. Le nombre augmentait insensiblement des hommes qui, tenus à l’écart des travaux intellectuels par la caste des Vieillards qui en avait le monopole, dépensaient leur activité en des exercices d’adresse et risquaient ardemment leur vie dans les aventures. Le prestige du danger couru les désignait à la sympathie des masses.

« On désertait les lieux de prière pour les voir lutter entre eux, remonter en nageant le courant rapide de la rivière, escalader la cîme des arbres. Ils étaient orgueilleux et farouches, querelleurs et avides de sang. Ils accueillaient l’occasion d’un homicide comme une joie ; tuer un adversaire en luttant contre lui leur paraissait particulièrement glorieux. Mais ils s’attaquaient plus ordinairement aux animaux de ia forêt, ce qui leur avait fait donner le nom de Chasseurs.

« La Pinède est un excellent territoire de chasse. Les oiseaux de proie et de rivage, les passereaux comestibles y abondent. La broussaille foisonne de lapins ; les lièvres gîtent dans les clairières, et l’enceinte est si vaste que quelques familles de chevreuils et de sangliers qui y vivaient séculairement avant la construction du mur ne se sont pas aperçues de leur emprisonnement et se sont perpétuées jusqu’à ce jour.

« Les Chasseurs se firent des frondes, des arcs, surprirent des oiseaux dans leur vol, les tuèrent et les mangèrent. En vain les Vieillards, ennemis de toute nouveauté, s’élevèrent-ils contre ces attentats ; en vain convainquirent-ils d’impiété ceux qui s’attaquaient aux créatures vivantes et se repaissaient de leur sang. Quiconque a goûté de la chair ne veut pas d’autre nourriture. Une croyance, qui n’est peut-être pas dénuée de fondement, veut que, si l’austérité et la nourriture végétale affinent l’esprit, la viande fasse les hommes nerveux, robustes et sauvages. Les Vieillards, voyant leur sagesse dédaignée pour la force physique et leur souveraineté mise en péril, changèrent sensiblement d’attitude vis-à-vis des Chasseurs. Ils avaient ordonné d’abord ; ils ne se risquèrent bientôt plus qu’à des remontrances et, pour sauver une façade d’autorité, firent semblant de ne pas voir des manquements qu’ils n’auraient pu empêcher. La lutte entre les deux partis, celui de la force et celui de la sagesse se poursuivit, avec des phases diverses. Tantôt, l’autorité traditionnelle reprenait le dessus et infligeait à des Chasseurs turbulents de terribles humiliations ; tantôt la brutalité d’un Chasseur poursuivait les sacrificateurs, nonobstant leur caractère sacré, jusqu’au seuil du sanctuaire.

« Le peuple, entre les deux puissances en lutte, le peuple des humbles et des faibles hésitait ; il ne faisait que naître à l’intelligence et n’était point encore conscient d’être lui-même une force. Il respectait les Vieillards par tradition, mais penchait naturellement du côté des Chasseurs, d’autant plus que tout homme adroit et hardi pouvait devenir lui-même un Chasseur, au moins en ce temps-là. L’opprimé se consolait de sa misère : il dépendait de son courage, de son audace qu’il fut promu au rang des oppresseurs. À ce concours, tous étaient candidats. Que le plus inconnu de tous les hommes fût vainqueur d’une lutte ou perçât de ses traits un lièvre rapide, aussitôt, de par ce haut fait, il devenait un notable avec qui il fallait compter.

Pour le peuple douc, l’orgueil et la brutalité des Chasseurs, qui étaient des héros élus par son admiration, étaient plus supportables que la discipline sévère et régulière imposée par les Vieillards, caste fermée se recrutant d’elle-même et sans l’assentiment populaire. Il allait alternativement grossir la puissance de l’un ou l’autre parti, suivant que l’un ou l’autre avait l’avantage. On se servait de lui ; il s’ignorait.

« Un événement vint bouleverser cet état de choses. Les Chasseurs avaient fondé leur renom sur la capture de proies inoffensives, en somme. Les sangliers — du reste, assez rares — bêtes monstrueuses et cruelles, défiaient impunément le courage des hommes. Paisibles lorsqu’on ne les attaquait point, ils inspiraient une terreur insurmontable depuis qu’ils avaient décousu de téméraires agresseurs. Les faibles armes de trait que les Nains s’étaient faites se brisaient sans effet sur leur cuir épais, et l’animal irrité revenait sur le Chasseur forcé de fuir. D’aucuns avaient perdu la vie dans ces combats inégaux. Il fut admis que les sangliers étaient un fléau du même genre que le froid et l’incendie, un fléau contre lequel l’industrie humaine n’avait pas prise ; et l’on consentit, faute de pouvoir s’en libérer, à la dîme que prélevaient sur les racines et les plantes comestibles des animaux qui savaient si bien se faire respecter.

« Or un Chasseur du nom de Mâlik, dont la bravoure était au-dessus de toutes les terreurs et dont l’adresse était proverbiale, résolut d’accroître sa renommée en combattant les monstres. Il s’embusqua dans un fourré fréquenté par les sangliers et, surprenant au passage le plus gros d’entre eux, un Solitaire dont on parlait aux veillées, il sauta brusquement sur le dos de la bête. Celle-ci, rageuse, chercha d’abord à se débarrasser de son ennemi par des bonds désordonnés, se roula à terre, heurta le cavalier improvisé aux troncs des arbres, le déchira aux épines et fit des têtes-à-queue effroyables, tandis que ses défenses effleuraient les jambes de Mâlik sans parvenir à s’y enfoncer. Lui, cependant, se tenait agrippé des pieds et des mains aux soies rudes, évitait de son mieux les coups et les heurts. Blême, essoufflé, il soutenait son énergie par l’idée que, s’il défaillait, il était mort. De guerre lasse, le sanglier prit sa course à travers bois, portant ce cavalier inhabituel collé à son dos à force de muscles. Ce fut une formidable randonnée. Chemin faisant, secoué par le galop de sa monture, souillé de sueur et de boue, le héros prenant appui d’une main sur une des oreilles, de l’autre forait le crâne de la bête avec un silex pointu, faisant jaillir le sang et les éclats d’os. Ils parcoururent ainsi des lieues et des lieues, revoyant dix fois les mêmes futaies, les mêmes buissons épineux, les mêmes lagunes d’eau saumâtre que le passage du sanglier fou faisait jaillir en gerbes. À la fin, la bête tomba, la cervelle triturée s’écoulant en sanglante bouillie. Mâlik s’épongea le front, poussa quelques soupirs et tomba près de sa victime dans un sommeil qui dura trois heures.

« À son réveil, il prit à sa ceinture une sorte de sifflet très strident dont le son est bien connu des Chasseurs de la Pinède, et y sonna sa victoire. Des habitations les plus voisines on accourut. On fit une claie sur laquelle le vainqueur fut déposé avec le cadavre du vaincu et vingt hommes les portèrent en triomphe jusqu’au lieu de prière où les Vieillards et les principaux Chasseurs s’était assemblés en hâte.

« Un grand mouvement suivit cette extraordinaire prouesse. Tous les Chasseurs acclamèrent Mâlik pour leur chef et, se rangeant autour de lui, jurèrent de faire respecter sa volonté sur toute la Pinède. La chair du sanglier fut distribuée à l’entourage du nouveau chef, qui rendit désormais la justice, assis sur la fourrure de l’animal. On lui bâtit une demeure dont la charpente et les colonnes furent fournis par les pins les plus droits. Au sommet de l’édifice demeure cloué le crâne poli du Solitaire et cette dépouille est devenue l’emblème de la souveraineté.

« La complainte de Mâlik terrassant le monstre est chantée aux tout petits par les grands-mères et il n’est point de thème plus populaire, plus recherché par les poètes et les sculpteurs.

« Cet avènement de la monarchie amena d’importantes modifications dans la société. Toute la gloire de Mâlik rejaillissant sur les Chasseurs dont il était le plus illustre, ceux-ci prétendirent former un monde à part. La dignité de Chasseur qui, jusque là, avait été individuelle devient une dignité de race. Les derniers promus fermèrent la porte derrière eux, se séparèrent nettement du peuple. À partir de ce moment, on ne fut Chasseur, sauf exceptions, que par droit héréditaire. Le Roi lui-même n’était que le premier d’entre les Chasseurs et le gardien de leurs privilèges. Il fut interdit aux hommes de basse caste de tuer les animaux et d’en manger la chair sous peine de mort. On fit même l’élevage des bêtes comestibles dans des parcs privés dont la jouissance fut réservée aux Chasseurs. Ceux-ci s’arrogèrent le droit de propriété sur toute terre et n’en abandonnèrent au peuple qu’un maigre usufruit limité par de nombreuses redevances.

« Mais qui terre a guerre a, dit un proverbe. Unis contre les gens du commun, les Chasseurs furent bientôt divisés entre eux par les questions d’intérêts et armèrent leurs clients pour se défendre les uns contre les autres ou pour attaquer le bien du voisin. Mâlik lui-même qui, malgré sa gloire, n’avait que peu de terre de son propre, utilisa souvent — et ses successeurs firent de même — le mécontentement de la plèbe contre les Chasseurs dont la richesse lui portait ombrage. C’est à l’aide du peuple qu’il établit sa suprématie effective.

« Quant aux Vieillards, contrairement à l’apparence, ils ne perdirent guère au changement de régime. Leur caractère sacré en fit les conseillers les plus écoutés et les ministres naturels du souverain. Intelligents et astucieux, ils donnaient aux Chasseurs tous les hommages dont ils étaient vains et s’efforçaient en sous-main de se concillier le peuple dont ils devinaient la force latente.

« En effet, peu à peu, la basse classe prend conscience d’elle-même, de la puissance numérale et économique qui dort en son sein. Du jour où fut fermée la caste nobiliaire qui avait un temps soutiré à la plèbe ses hommes les plus forts et les plus courageux, la force et le courage restèrent dans le peuple, alors que les rejetons des premiers Chasseurs s’affaiblissaient. Le peuple entrevit son importance à la faveur des luttes féodales pour lesquelles on se servait de lui, et des intrigues par lesquelles Mâlik, et les Vieillards s’efforçaient de se l’attacher. Des vieillards, se souvenant d’être sortis du peuple, se sont employés à l’instruire pour le dresser à l’occasion contre leurs rivaux. Ainsi cette caste décriée a-t-elle grandi, à la fois opprimée et sollicitée, et protégée par les trois puissances qui se disputent l’empire. Elle a ouvert les yeux sur ce marchandage intéressé et a commencé à espérer une revanche.

« Des temps nouveaux se préparent. Déjà la science et l’art ne sont plus retirés aux abords des lieux de prière. À côté de l’enseignement rituel figé dans des formules, d’autres écoles surgissent, libres d’allures. Une science qui ne s’appuie que sur l’observation des phénomènes naturels sape l’ancienne métaphysique. Un art nouveau et hardi rit dans le soleil. Le peuple n’ose pas s’attaquer aux grands, mais il les chansonne déjà. Il est retenu surtout par la crainte traditionnelle qu’il a de moi et par le respect de pouvoirs que, suivant sa croyance, j’ai moi-même établis au commencement. C’est pourquoi il reste fidèle à la lettre des institutions en détestant les hommes qui les incarnent. S’il s’autorise à railler ou à se plaindre, il ne reste pas moins sous le joug. Mais on sent proche la révolte qui n’est endiguée que par ces faibles barrières. Aussi, depuis quelque temps, voyant grandir ceux qu’ils méprisaient, les possesseurs du sol semblent oublier leurs rivalités et s’unissent par des alliances. Le souverain actuel Mâlik vii, après avoir apaisé par des honneurs les Chasseurs dont les terres ont été peu à peu réunies à son domaine, les groupe en garde serrée autour de son trône. Et il n’est point de famille chasseresse qui n’ait fait admettre par faveur un de ses membres parmi les Vieillards. En sorte qu’il n’y a plus véritablement que deux classes d’hommes : ceux, Roi, Vieillards et Chasseurs que l’on désigne communément par le nom de Mangeurs de Viande, à cause du privilège qu’ils ont conservé de posséder exclusivement toute chair comestible, et les Mangeurs d’Herbe, peuple toujours opprimé, toujours grondant, arrachant çà et là à ses oppresseurs inquiets des libertés précaires et s’épuisant lui-même en révoltes partielles aussitôt noyées dans le sang. »

Le Docteur Dofre s’était tu. Il me semblait que l’opacité de la Pinède devenait plus noire et que l’horizon s’élargissait jusqu’à l’infini. À mes pieds, je sentais vivre et respirer tout un monde, s’entreheurter des passions tumultueuses. Toute une humanité était là luttant, montant l’âpre route du progrès. Seule la nuit m’empêchait de voir le grouillement de ses bataillons, les étendards flottants de sa féodalité, ses villes blanches et ses labours. J’étais au-dessus du temps et de l’espace, les contemplant l’un et l’autre avec la sérénité des dieux pour qui tout est à la fois présent. Je comparais naturellement l’Histoire des Petits Hommes à la nôtre, trouvant des analogies, déchiffrant des différences, me rappelant des aventures guerrières, des révoltes, des villes mises à sac par lesquelles passait le cortège des rois chevelus et fourrés d’hermine. Je laissais chanter en moi des légendes nationales où des rois qui s’appelaient Charles, Philippe ou Louis, souriaient à des prêtres, humiliaient d’orgueilleux vassaux, divisaient pour régner et cherchaient l’équilibre en portant de l’un des plateaux de la balance dans l’autre le poids des communes émancipées, tandis que s’aiguisait dans l’ombre, contre les seigneurs, les prêtres et les rois, la famille des Jacques.

— Et ce sont de petits bouts d’hommes, m’exclamai-je distraitement, de petits bouts d’hommes grands commes des quilles !

— Ce sont des hommes, répondit M. Dofre, que nous regardons par le gros bout de la lorgnette pour que, les individualités disparaissant, nous puissions voir les grandes lois de la biologie gouverner leurs masses. Pour d’autres aussi, nous sommes peut-être des nains éphémères. Qu’est-ce que l’espace et qu’est-ce que le temps ?

Je tendais avidement l’oreille pour épier le silence.

— Ils dorment, reprit mon hôte. Ils dorment tous ou presque tous. La très grande activité de leurs jours est compensée par des nuits mortuaires.

« Sitôt le crépuscule éteint, un lourd sommeil change toute la Pinède en palais de la Belle au Bois. Les maisons sont closes, la vie engourdie. Seuls, quelques hommes et femmes de basse caste, qui dorment le jour, font la veillée nocturne des temples. Le tonnerre tombant éveillerait à peine ceux qui, l’aube venue, s’agitent comme des légions de fourmis.

— Si j’osais vous demander de profiter de ce sommeil pour une exploration…

Le Docteur réfléchit.

— Oui, dit il, votre curiosité s’accorde avec la sagesse. J’ignore comment, de jour, ils accueilleraient un nouveau-venu de votre taille et comment ils expliqueraient que je ne sois plus seul. N’oubliez pas que le moindre de mes mouvements est un événement mondial… Oui, il convient jusqu’à plus ample méditation, que vous ne vous fassiez pas voir, et surtout avec moi.

— Alors, je puis, seul… ? Mais, comment retrouver ma route en ces grands bois inconnus ?

M. Dofre ne répondit pas tout de suite. Il ouvrit la lanterne du phare, tâtonnait dans l’obscurité. Et brusquement, la lumière se fit, aveuglante.

— Cette tour, dit-il, est visible de toute la contrée et cette lumière brillera toute la nuit.

Nous descendîmes. M. Dofre ouvrit une petite porte.

— Allez, dit-il, et soyez prudent.