Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre II

L’Association médicale (p. 242-250).
CHAPITRE ii
Où l’on assiste à la naissance des petits hommes.

On faisait pauvre chère au château de Capdefou ; je m’en aperçus dès le premier soir, bien qu’après ma conversation avec le Docteur, je n’eusse guère l’esprit au dîner. L’ordinaire de la maison était celui des paysans et des moines : une soupe maigre, fort abondante à la vérité, dont on servait les légumes, à part, sur un plat ; et comme dessert, les fruits de la saison. De temps en temps, ce menu invariable se corsait d’un lapin ou d’un poulet domestique, d’un oiseau que le vieux Barnabé avait pris au lacet sur la lande. C’était aussi Barnabé qui boulangeait la farine apportée par le solennel fourgon, et qui cultivait le jardin, faisant en somme tout l’ouvrage de la maison réduit au strict nécessaire.

Pendant ce dîner qui fut court — M. Dofre n’étant point de ces hommes qui prolongent les repas par des conversations familières les coudes sur la table — je ne le quittai pas du regard et je ne prononçai pas une parole. Il m’effrayait. Ce que j’avais aperçu de sa science et de son œuvre, tout en m’émerveillant, m’apparaissait comme inhumain et blasphématoire.

Pas de doute, le petit être dont je venais d’examiner les restes avait dû être produit expérimentalement par lui… Qu’un homme eût le pouvoir de modifier, de réviser la création de Dieu, quel sujet d’admiration ! qu’il eût usé de cette puissance en repétrissant la glaise humaine dont lui-même était né, pour lui donner une forme suivant son caprice, quel sujet d’horreur ! Les pensées que m’avait suggérées la vue de l’incroyable squelette se heurtaient si tumultueusement sous mon crâne, que j’en vins à les exprimer tout haut. Ce fut au moment où nous nous levâmes pour regagner le cabinet du docteur Dofre.

— A-t-on le droit… m’écriai-je distraitement.

Dofre s’arrêta pour m’inspecter avec curiosité.

— Qu’est-ce que le droit ? me dit-il. Une règle de conduite qui s’applique au commun des hommes et aux circonstances ordinaires. Ce n’est pas l’enfreindre que d’agir à sa guise dans tous les cas imprévus. Quand on crée un ordre nouveau, n’y est-on pas maître ?

— Mais… il est des lois qui interdisent la mutilation, et, en général, les attentats contre la forme humaine.

— Je ne suis pas un vivisecteur. Vous avez vu ce qui reste d’un nain sorti de mes mains, réalisé par mon art. Était-il mutilé ou difforme ? C’était un petit homme parfaitement constitué et parfaitement sain, puisqu’il a vécu. Je n’attente point contre la forme, mais contre la dimension. Qui me prouvera que c’est un crime ?

— C’en est un de retrancher un être humain de son espèce, de l’affaiblir, en réduisant sa capacité d’aimer et de vivre en société de ses semblables. Il n’a plus de semblables ! c’est un isolé comme le monstre, l’incurable, l’infirme, l’eunuque.

Le Docteur sourit.

— Et s’il n’était pas isolé, s’il avait des semblables, une famille, une race ? Si cette race de Nains compensait l’infériorité de la taille par d’autres qualités que n’ont point les hommes tels que nous : une agilité merveilleuse, une intelligence très subtile, une incroyable fécondité ? Si cette race, née et développée dans un coin ignoré du monde, montrait des aptitudes suffisantes pour en espérer l’empire, pour lutter victorieusement contre les autres races humaines, penseriez-vous encore que ce fût un crime de l’avoir créée ?

Ce fut à mon tour de sourire.

— Ah ! dis-je, du moment que vous raisonnez sur des impossibilités, j’admets que la morale n’ait plus rien à y voir.

— Rien n’est impossible. Cette race existe.

— Bah ! créée par vous ? Vous vous moquez. On transforme l’individu, on ne crée pas une race.

— Nul raisonnement ne tient devant le fait. Je compte bien vous en faire juge. Mais venez. Le clair de lune incite à la causerie. Je vous dirai ce que j’ai fait

— Je vous en prie !

Au lieu de me conduire dans son cabinet, le Docteur poussa une porte opposée et nous nous trouvâmes dans un potager bourgeois où la lune coulait des rayons frais comme des ruisseaux. Des allées droites, bordées de poiriers, découpaient ce jardin banal en rectangles égaux où s’alignaient des légumes bien sages, toute la flore familière du pot-au-feu. Les murs de l’enclos montraient des espaliers semblables à des mains ouvertes aux longs doigts étalés. Il y avait même, dans un angle, une tonnelle rustique en lattes treillissées ; et dans un autre angle, on entendait parfois sortir d’un obscur appentis quelque gloussement songeur de poule endormie, quelque galop apeuré de lapin de choux.

M. Dofre avait mis une casquette, et je m’aperçus bien que le vêtement vague qui lui conférait au premier abord tant de dignité n’était qu’une robe de chambre. Dans la pénombre, les yeux divins s’étaient éteints avec le rayonnement de cet homme. Peut-être aussi le décor nuisait-il à son prestige… Je respirai, soudain libéré d’une contrainte. J’étais tout simplement à la campagne, chez un ami vieux et bonhomme, que je voyais casser machinalement une branche de thym pour la porter à ses narines d’un geste de propriétaire rural content du repos du soir, de l’odeur de la terre, de la fraîcheur nocturne.

— Sans y penser, familièrement, je tirai ma pipe.

— Ah ! vous fumez ?

Ce fut dit avec le ton d’un reproche mal déguisé qui me rappela au respect.

— Je vous demande pardon, dis-je. Une habitude d’étudiant.

— Dangereuse habitude, ici. Ces bois résineux sont sujets à des incendies que la moindre étincelle peut allumer.

Et de son doigt le vieillard me montrait, penchées par dessus le mur du jardin, les dernières branches de cette immense Pinède qui, après s’être étalée comme une mer sur toute la campagne, venait mourir là, tout près de nous. Cette crainte du feu était puérile, à mon opinion, mais je n’insistai pas.

Nous parcourions les allées en silence. À un moment, le docteur Dofre s’arrêta, attendant une interrogation que je lui fis aussitôt.

— Vous disiez… ces Nains… ?

La paisible promenade m’avait fait oublier un moment l’angoissant mystère entrevu. Le cours de mes idées m’y ramenait, plus curieux.

Le Docteur prit un ton dogmatique.

— Bien des années, dit-il, avant vos expériences et avant votre naissance même, les recherches qui sollicitèrent vos efforts m’avaient passionné et je les poussai beaucoup plus loin que vous. Je regrette de vous infliger cette déception, mais il faut bien que vous sachiez que la production expérimentale de variétés naines ne date pas de vous. D’ailleurs, comme je vous le faisais remarquer, vos succès sont très incomplets, puisque vos nains n’étaient pas viables. Je ne vois là qu’un essai timide dont les résultats sont simplement encourageants. Votre étude fut tâtonnante, empirique. Vous avez fait varier artificiellement les conditions de la vie fœtale en des sens différents et il n’est pas très miraculeux qu’entre autres anomalies celle qui vous intéressait particulièrement ait apparu. Vous en avez tiré des conclusions logiques et hypothétiques.

« Pour moi, placé devant le même problème, j’en conçus tout autrement la solution. Mon point de départ est d’ordre embryologique. En étudiant la segmentation de la cellule-œuf chez les vertébrés, je remarquai que, lorsque cette cellule s’est divisée en deux, si l’on sépare les deux cellules-filles et que l’on en sacrifie une, l’autre continue l’évolution comme si elle était seule et parvient à l’organisation d’un embryon complet, mais deux fois plus petit que l’embryon normal. Et si, non content d’avoir ainsi détruit l’un des premiers blastomères provenant de la division de la cellule-œuf, on sépare encore les deux cellules petites-filles nées de l’unique blastomère conservé, en sorte qu’une seule reste vivante, représentant le quart de la substance de l’œuf primitif, la formation de l’embryon s’effectue encore normalement avec cette particularité que l’ébauche du nouvel être est quatre fois plus petite, que plus tard le nouvel être lui-même sera quatre fois plus petit que ceux de son espèce.

— C’est tout à fait intéressant, répliquai-je. Mais pour opérer sur des œufs au premier stade de leur développement, il est indispensable qu’on s’adresse exclusivement aux Vertébrés ovipares : les Poissons, les Batraciens, les Reptiles ou les Oiseaux… Ne m’avez-vous pas laissé voir que vos expériences avaient porté sur l’espèce humaine ? Voilà ce qui me semble tout à fait impossible.

— Disons que la difficulté technique était considérable. Croyez que j’y ai pensé plus d’un jour. L’essentiel, c’est que j’aie réussi. J’ai pu obtenir le développement d’embryons humains de dimensions réduites qui sont devenus des enfants parfaitement constitués, puis des hommes admirablement proportionnés, qui ne diffèrent des autres hommes que par leur taille exiguë. Car les plus grands atteignent à peine, à l’âge adulte, une quarantaine de centimètres. Ce sont des diminutifs. De même que les petits Mammifères, ils arrivèrent très peu de temps après leur naissance à leur pleine maturité, marquée par l’état de l’ossification et du système pileux, par la capacité de procréer des rejetons en tout semblables à eux.

— Non ?… Ceci est plus fort que tout ! vos Nains engendrent d’autres Nains ?

— Certainement. Et même les petites femmes sont plusieurs fois mères dès la première année de leur naissance. Elles portent leur fruit durant un temps très court, ce qui s’explique par la petitesse du rejeton. Cela causa, au début, mon plus grand émerveillement. Sans oser l’espérer, je suis arrivé à imposer à la race une variation brusque transmissible héréditairement ; j’ai suscité dans la famille humaine une espèce nouvelle. Les choses se sont passées comme si j’avais agi involontairement sur les sources mêmes de la vie et la perfection de mon œuvre confond mon propre entendement. La fabrication des Nains fut l’occupation de ma jeunesse. Depuis, je me suis contenté de les regarder se multiplier d’eux-mêmes ; ce qui, vous le verrez, est encore plus passionnant.

Peu à peu, pendant que le vieillard parlait, une colère inexplicable montait en moi, agitait mes membres de tremblements. Oubliant toute révérence, je bondis sur mon interlocuteur et, lui agrippant les épaules, je le secouai violemment.

— Monsieur, lui criai-je, un de nous deux est fou. Lequel ?

M. Dofre fit un pas en arrière qui le dégagea.

— Vous n’êtes peut-être pas fou, mais vous êtes brutal, dit-il froidement.

— Pardonnez-moi d’avoir cédé à une impulsion qui me fait honte. Mais vous me dites des choses incroyables. Ne m’avez-vous fait venir que pour me mystifier ?

Le vieillard sourit.

— L’excuse vaut l’offense, dit-il, mais je ne vous en veux pas. De ce que vous jugez mon œuvre impossible, je n’en ai que plus d’orgueil de l’avoir accomplie.

— Ainsi… ces Nains… existent ?

— Réellement.

— Nombreux ?

— Je n’en connais plus le nombre.

— Et… où ?

Le Docteur étendit la main vers tous les points de l’horizon où les pins agitaient au vent de la nuit leurs chevelures avec le murmure d’une noire marée.

— Là, dit-il.

Un banc se trouva à portée, sur lequel je me laissai tomber. M. Dofre s’assit auprès de moi. J’étais anéanti, avec une honte véritable de me montrer troublé par de telles billevesées. Pourtant, je savais mieux que tout autre que le Nain expérimental n’était point une chimère. J’avais eu en main la preuve… Et la parole de Dofre avait d’ailleurs une telle autorité !…

— De grâce, ne me parlez plus, murmurai-je.

La lune inonda de ses rayons blancs notre groupe, silencieux. Des insectes chuchotaient dans l’herbe. Au loin, les pommes de pin sèches s’écaillaient avec bruit. Toute l’ombre était habitée de vies mystérieuses. À ne distinguer aucune forme, on arrivait à concevoir comme possibles toutes les formes, à ne plus oser assigner de limites à la grand vague de création, chargée de semences, qui roule éternellement sur l’immensité et renouvelle les mondes. À cette heure calme où la raison sommeille, tout rêve devient probable…

Je parlai.

— Mais, hasardai-je, pour produire les premiers de ces Nains, ceux qui sortirent directement de vos mains, il vous fallut violenter la nature. Quelles femmes consentirent à s’abandonner à d’aussi ténébreuses manœuvres ?

— Je ne manquai point de sujets bénévoles, répondit Dofre. Dans notre société détestable, tant de pauvres filles redoutent l’ombre même de la maternité !

« Je les débarassais à tout jamais de ce souci. Et les fruits mûrs que je cueillais en elles comme le vendangeur cueille à la vigne ses grappes, je les cultivais et fertilisais au laboratoire, dans du sang tiédi à l’étuve. La segmentation opérée suivant ma technique et suivant mon désir, les embryons obtenus était greffés sous la muqueuse d’animaux femelles qui, les nourrissant de leur substance comme ils auraient fait pour leurs propres fruits, les conduisaient à maturité.

— C’est effroyable !

— Hein ?… Oui… effroyable, en ce sens que je perdis beaucoup de ces enfants et que je dus en sacrifier beaucoup d’autres à la suite d’essais malheureux. J’obtins en effet, le plus fréquemment, des êtres difformes à qui j’épargnai l’existence. Ce sont là des crimes peut-être, à votre jugement. Mais toute conquête ne veut-elle pas du sang ?

— Vous n’eussiez convaincu aucun magistrat de l’opportunité de ces sacrifices.

— Je sais. J’ai comparu jadis devant les tribunaux. Mes goûts immodérés pour l’embryologie m’avaient fait accuser de certaines peccadilles. L’affaire n’eut pas de suites fâcheuses, du reste. Mais je sais que la magistrature a, sur ces choses-là, des idées toutes faites, qui diffèrent des miennes.

Je m’étais levé. Un geste du docteur me retint.

— Comprenez donc, me dit-il, que celui qui crée peut détruire. L’une de ces divines prérogatives entraîne l’autre.

Il était devant moi. Sa face rayonnait comme un pur argent, était sublime ainsi que le visage de l’Ancien des Jours. Ses yeux marquaient le calme et la mansuétude des idoles dont le rêve serein n’est pas éclaboussé par le sang des hosties égorgées à leur pieds. Car les dieux ne sont point arrêtés en leurs desseins par les cataclysmes qu’ils déchaînent. Cet homme était peut-être un Dieu.

Je ne fis aucune résistance lorsqu’il m’entraîna vers la tour du phare. Nous gravîmes longuement un escalier pour déboucher sur une esplanade en plein ciel.

M. Dofre, debout, baigné d’une lumière immatérielle, parlait maintenant, face aux étoiles et son geste emplissait l’espace comme pour le semer de mondes. Je croyais ouïr une voix incantatrice psalmodiant un poème très ancien auquel les grands pins et la mer lointaine prêtaient leur orchestre en sourdine. À la magie de cette parole, le château s’écroulait dans l’ombre épaissie. Rien n’exislait plus que la tour massive sous nos pieds et le chaos moutonneux des branches dont un liseré pâle marquait seul la limite aux confins du ciel et de la terre.

Il disait :

— De mes créatures, deux furent élues, un homme et une femme, à cause de leur perfection et de leur beauté. Je les gardai près de moi le temps nécessaire pour les douer d’une âme intelligente. Je veux dire que je les formai au langage. Puis je les pris par la main et les conduisis au centre de la forêt. Ce domaine, leur dis-je, vous appartient. Remplissez-le d’amour et de fécondité. Que vos enfants soient forts et s’y multiplient, aussi nombreux que les brins d’herbe et que les aiguilles de pins. Mais gardez-vous d’en franchir les murailles et même de jeter un regard par dessus elles. Au delà ne sont que mort et désolation.

« J’avais fait construire cette tour d’observation où nous sommes. Pour donner plus de force à mes paroles, j’ajoutai : Je suis toujours au milieu de vous. Souvent vous me verrez, je vous parlerai ; et quand vous ne me verrez pas, ne me croyez pas absent. Du sommet de cet édifice mon œil vous suivra jusque dans les retraites les plus profondes. Que ce soit pas un obstacle à votre liberté. Si j’excepte la défense que je viens de vous faire, je laisse à votre instinct le soin de vous guider pour tout le reste. Seule ma servante, la Douleur, vous avertira du mal. Mais si vous enfreignez l’unique Loi que je vous impose, des pins jaillira la flamme qui vous consumera, vous et votre postérité !

« Et je parus les abandonner dans la solitude de Pinède.

« Mais en réalité, je surveillai le premier couple de très près, paraissant fréquemment dans le fourré où il avait élu domicile, et le mettant en garde contre les dangers des éléments. Au bout d’un mois, je vis que la femme avait un enfant qu’elle entoura de tendresse et de soins. L’homme, cependant, d’instinct, fit un abri à sa famille en joignant quatre troncs de pins par un toit de ronces, d’herbes et de branches mortes. L’été, très chaud, empêchait qu’ils ne souffrissent de leur nudité. Ils mangèrent des racines sauvages, les mûres des buissons, les amandes des pignons écrasés entre deux pierres. Tout leur temps était donné à l’amour et aux exercices d’agilité, à des jeux puérils qui, à défaut de toute industrie, occupaient leurs muscles électriques, contentaient leur besoin de mouvement. L’activité de cette vie était inouïe. En quelque semaines, le nouveau-né avait appris à marcher, comme les petits des animaux, et franchissait d’un saut les étapes de l’enfance. Et d’autres enfants naissaient à un peu plus d’un mois d’intervalle entre eux. Au cours de la première année je comptai huit naissances. Par la suite, les enfants formèrent de nouveaux couples et témoignèrent d’une fécondité toute pareille. Et à mesure que la première famille devenait tribu, quelque ingéniosité apparaissait, un désir de mieux-être fournissant un but à la vie.

« Les atteintes du froid, alors que les habitants de la Pinède n’étaient encore que cinq ou six, les firent déjà inventer des vêtements, misérables nattes de joncs qu’ils coupèrent, et tressèrent au bord de la petite rivière qui serpente sous bois. L’insuffisante protection de ces hardes primitives les força bientôt à rechercher plus sûr abri. Le pin y fournit, qui fournissait déjà à la nourriture. D’abord ils eurent l’idée d’enduire de résine leurs tuniques de joncs. Plus tard, avec les fibres de l’écorce, ils lièrent ensemble les écailles que leur fournissait le fruit de l’arbre, en les imbriquant les unes sur les autres comme la nature elle-même leur montrait à le faire, et s’en firent des cuirasses que l’enduit résineux rendait imperméables aux intempéries. Des fosses furent creusées dans la molle alluvion qu’ils grattaient avec des pierres pointues. Étayées de baguettes, ces caves furent des habitations presque confortables où ils se tapissaient sur des litières d’herbes séchées, et aussi des magasins pour serrer les vivres recueillis durant la bonne saison.

« Au risque de les perdre, je résolus de ne pa intervenir pour hâter leur progrès, de les observer avec tous les dehors de l’indifférence et de laisser la misère les instruire. Il me semblait — et je ne fus pas trompé — que ces fils des hommes, bien qu’ignorants de leurs origine, dussent retrouver, à la ferveur d’obscures influences ancestrales, toutes les acquisitions de l’humanité. Les embryologistes ne sont pas sans soupçonner, dans les différents stades de développement du germe vivant, la figure des transformations subies par les ancêtres parcourant tous les échelons de l’animalité. Il est indubitable que les hommes eux-mêmes, avant d’atteindre leur forme définitive, passent par une succession de formes à la ressemblance de l’amibe, du zoophyte, du ver et du poisson et refont dans les quelques mois de la vie fœtale l’histoire que leur race a fixée en des millénaires. Obligés de renaître de la substance fondamentale qui se retrouve à l’origine de toute vie, ils s’élancent vers l’humanité, en brûlant les étapes, parce que leurs pères les ont déjà parcourues et qu’ils bénéficient de leurs laborieuses acquisitions. Même lorsque la forme humaine est atteinte, la même loi de récapitulation continue à jouer. Chacun de nous reprend l’histoire de l’homme à son début et la résume en sa vie personnelle, mais avec aisance et rapidité, ainsi que l’inventaire d’un héritage qu’il recueille sans peine, parce que les générations précédentes ont travaillé pour le dispenser d’effort.

« Il ne faut donc pas s’étonner que mes Petits Hommes, guidés par l’atavisme, soient arrivés à m’offrir l’abrégé de plusieurs siècles de l’histoire humaine en cet enclos où je les avais jetés nus. Observer cela fut la récréation de toute mon existence.

« Je vous invite à noter que cette reconstitution historique est très loin d’être fidèle et qu’il fallut prendre son parti d’une foule de variantes. Ainsi, les Petits Hommes, lâchés dans le monde avec une langue toute faite que je leur avais apprises, eurent de ce fait une avance considérable. Les idées, quand elles trouvent, sans travail leur expression, volent et s’engendrent avec rapidité. Ajoutez que nos premiers parents avaient été retardés, et pendant quelle multitude d’années ! par les luttes à soutenir contre l’animalité sauvage qui n’a comme représentants, dans cette calme forêt de pins, que quelques familles de sangliers et quelques oiseaux de proie. Les Nains n’eurent donc pas autant qu’eux à se défendre et y gagnèrent un temps qu’on ne saurait calculer. Leurs premières armes furent des outils, bâtons aiguisés et pierres emmanchées qui ne leur servirent guère qu’à améliorer leur nourriture, leur habitation et leur vêtement. Enfin, ils jouirent, dès le début, d’aptitudes particulières, due à la très grande activité de leur vie qui, beaucoup plus courte que la nôtre, est proportionnellement mieux remplie, si bien que dix de leurs années enferment le travail d’un de nos siècles.

« À mesure que les familles se multipliaient — et l’on comprend qu’elles aient pu se multiplier vite, si l’on songe à l’extraordinaire fécondité des femmes et à la précocité des unions — elles se répandaient dans ce vaste pays, ignorant la peur des solitudes sylvestres, et fondaient des villages. La première mort arrêta cet essor confiant.

« Déjà les Petits Hommes avaient eu le temps de s’habituer à un sujet d’angoisse et de crainte : le raccourcissement des jours hivernaux, qu’ils prirent tout d’abord pour le présage de l’anéantissement de la lumière. Maintenant, ils savaient que le soleil ne s’éteignait que pour renaître et fêtaient annuellement cette renaissance par des cris et des jeux. Mais l’un des leurs fut éventré par le coup de boutoir d’un sanglier. Le ruisseau rouge qui sortait de la plaie fit accourir un grand nombre d’entre eux et les plongea dans une méditation profonde. Sans doute, ils crurent que la mort de l’homme, comme celle du soleil, était suivie d’une existence nouvelle ; mais le cadavre se putréfia et son odeur les chassa en les emplissant d’horreur. Ceux qui repassèrent par le même endroit en voyant le corps disputé par les vers et les fourmis, comprirent que le défunt ne renaîtrait plus et répandirent la première notion d’un mal irrémédiable, notion que d’autres morts vinrent confirmer.

« À partir de ce moment, la peur régna sur la Pinède ; peur de la Bête qui tue, peur de l’Eau qui noie, peur de mille ennemis invisibles et particulièrement du Monstre énigmatique — la Mer — dont le mugissement retentissait à l’occident par les nuits de tempêtes et qui, par les plus beaux jours, manifestait encore sa présence par des soupirs rythmés.

Les familles humaines refluèrent donc jusque dans le voisinage de ma demeure et mirent leurs existences sous ma protection directe. Il ne fallut, pour les éloigner, pas moins que l’un de ces incendies qui dévorent si souvent, l’été, sans cause déterminée, les bois résineux. Devant ce désastre plus terrible que les autres sujets d’effroi bien que, par fortune, la disposition d’espaces clairs entre les fûts des pins en eût limité les ravages — les Anciens s’assemblèrent et décidèrent qu’on ne pouvait attribuer de si grands maux qu’à la main toute puissante dont venaient aussi tous les biens. Incapables de reconnaître les forces aveugles de la nature, ils comprirent que je les dirigeais dans un secret dessein, qu’elles étaient les truchements dont je me servais pour les instruire ou les châtier. Peut-être aussi, en donnant cet enseignement aux frères plus jeunes, eurent-ils déjà l’idée de les dominer, de se faire reconnaître pour les interprètes de mes volontés. De fait, c’est de cette époque que date la suprématie des Vieillards, oligarchie prudente et sage que j’aidai souvent de conseils directs et qui conserve la tradition des origines.

« Distributeur des biens et des maux, je reçus un culte à la fois respectueux et craintif et les prémices des fruits de la lerre. Les tribus s’éloignèrent du château pour élire définitivement domicile à bonne distance de ce lieu sacré. Le respect s’étendit bientôt à tout ce qui pouvait être considéré comme une représentation de ma puissance, à la Flamme, au Vent, à la Terre qui récèle le mystère des germes, au petit cours d’eau qui franchit le mur sous une voûte étroite pour se perdre dans l’inconnu occidental, et qui, deux fois par jour, paraît refluer vers sa source, apportant la bave amère du Monstre mugissant.

« L’incendie avait éparpillé sur le sol des tisons ardents et lumineux. Tandis que la plupart des hommes fuyaient avec effroi ces débris où le feu couvait encore, que d’autres, moins prudents ou curieux, y brûlaient, en hurlant, leurs doigts investigateurs, de pieuses personnes, ayant observé l’apaisement de l’élément dévorant, recueillirent avec précaution des branchettes incandescentes, comme les signes sacrés de mon pouvoir et de ma colère. Dans un réduit souterrain creusé tout exprès, ils déposèrent ce feu et s’assujettirent à l’entretenir en lui donnant à manger des écorces et du bois mort. Ils pensèrent ainsi adoucir sa violence en le rassasiant. Et, dans l’idée obscure d’éviter de plus grands maux, ils se privaient de vêtements et d’autres choses précieuses, jusqu’à des poils de leur chair qu’ils jetaient à la flamme en guise de sacrifice. Ce Feu conservé dura jusqu’au moment où ils s’en procurèrent à volonté en frappant l’un contre l’autre des silex arrachés au lit de la rivière. L’essence du feu n’en parut pas moins mystérieuse ni moins sacrée, mais c’est alors seulement qu’ils consentirent à le faire servir à de plus modestes usages. Cette divinité était devenue une divinité familière et domestique.

« Mais ils en avaient déjà ressenti la douce influence durant un hiver fort rigoureux, plus rigoureux que nos contrées n’en ont l’habitude, qui sévit la septième année, alors que leur nombre était déjà grand. Cette année-là, nous eûmes quatre mois entiers de frimas et de neiges. Je vis, dès le début, des froidures, des pèlerins accourir en foule, portant offrande à la Divinité ardente, qui se montra suivant sa nature, sensible à leurs prières et les réconfortait de tiédeur et de bien-être. Mais après avoir joui de ses dons, chacun rentrait chez soi, trop scrupuleux pour emporter du temple, souterrain, la Flamme vive qui égaie et réchauffe les demeures. Ce fut une saison de grande misère. Les grottes habitées furent ensevelies sous un grand linceul. La Pinède redevint déserte comme elle l’avait été avant que j’y eusse jeté le couple humain. Des mois passés, je contemplais ce désastre du haut de cette tour, pensant que mon œuvre avait été anéantie par l’hiver. Depuis longtemps, la curiosité de faire des hommes avait été remplacée chez moi par celle de les voir évoluer, se multiplier, naître au travail civilisateur et à l’Histoire. Grâce à mes Petits Hommes, j’avais l’orgueil d’entrevoir la Loi, mystérieuse pour tous, de l’Évolution… Et voici qu’un ennemi aveugle qui tombait du ciel en flocons blancs et inlassables me ravissait le fruit de mes travaux…

« Mélancoliquement je m’acheminai dans les sentiers de la forêt. Partout la même désolation, le même morne silence. Les pins eux-mêmes, alourdis par leur faix d’ouate glacée, ne frémissaient plus sous l’effort de la bise. Où donc ce peuple actif comme un peuple de fourmis ? Où donc ces ouvertures de cavernes pleines de vies, dont j’avais vu la terre toute forée ? Plus rien qu’une morne étendue rapetissée par cette blancheur qui changeait les fourrés en tombes et les arbres en végétations de marbre. Des oiseaux voletaient, les pattes gelées, ou se posaient marquant la neige d’hiéroglyphes légers…

« Pourtant, à des carrefours, je prêtai l’oreille. J’entendais comme des bourdonnements de ruches. À y regarder de bien près, ce blanc élait sali par des traînées boueuses, troué de soupiraux autour desquels la neige fondait. La vie était-elle enclose sous cette croûte glacée ?… Je courus au lieu où je savais que le feu était conservé dans une retraite souterraine. Un mince flocon de fumée en sortait encore. Quelqu’un vivait donc, qui jetait sans relâche les aliments à la flamme ?

Je me penchai sur l’excavation. De petites ombres passaient et repassaient, éteignant momentanément la lueur du foyer. Tout n’était pas perdu ! Sous les germes des plantes poussant sourdement leurs radicules, l’humanité ingénieuse avait creusé ses lanières et défiait les rigueurs du temps !

« J’étais jeune alors ! Je m’enfuis comme un fou, ivre de joie. Soudain mon pied sentit un léger choc. Un ossement gisait, à-demi enfoui, sur la sente. Distraitement je me baissai, et quand je l’eus sous mes yeux, je poussai un cri d’enthousiasme.

C’était une éclanche de lièvre, et, sur le plat de l’os, des lignes minces et nettes dessinaient la figure de l’animal, le corps arqué pour un bond. C’était extraordinairement émouvant de vérité, ce dessin sommaire ! Non, les Petits Hommes n’étaient pas morts ! Le froid, l’inactivité, la misère les avaient instruits ! Ils étaient en train d’inventer les arts.