Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre I

L’Association médicale (p. 210-216).
CHAPITRE i
Ce qu’étaient les premières pages du manuscrit.

Il est peu probable que ce récit que je vais commencer vienne jamais à la connaissance de personne. Du moment où j’ai été enfermé dans cette maison, je suis devenu plus distant du reste des hommes que si j’étais enfoui dans un silo ou perdu dans les solitudes polaires. La mort même est un refuge moins inviolable, puisque le souvenir poursuit jusque dans les cimetières ceux qui ne sont plus. J’ai le privilège de vivre, bien qu’étant mort à mon existence passée et d’effacer totalement par ma figure actuelle la mémoire de l’ancienne. Qui se souvient maintenant de Moranne, le savant qui eut son jour de triomphe ? Personne, pas même moi, peut-être. Reste Moranne, le fou. Celui-là on n’aura pas l’idée de lire ses folies.

C’est donc pour ma satisfaction personnelle et non dans le but ridicule de convaincre que je veux inscrire ici cette vérité : Je ne suis pas fou… ou du moins, pas encore ; mais j’espère que l’avenir régularisera ma situation en me faisant ce que je parais être. C’est tout le bonheur que je me souhaite : celui de l’inconcience. Je demande même qu’on ne se lamente pas sur mon sort ; je le veux ainsi et me contente de la paix des asiles, des couvents et des tombeaux, n’ayant plus aucune de ces curiosités qui donnent du prix à la vie.

J’ai tout vécu, j’ai tout vu. J’ai été plus qu’un homme. Le monde est à mes yeux comme un livre lu et refermé. En relire une page, à quoi bon ? Je n’ai plus rien à apprendre, et j’ai besoin de repos.

Et voilà justement pourquoi je suis ici. Les hommes manquent de catégories pour y ranger les êtres exceptionnels dont je suis. Bon gré, mal gré, il faut qu’ils entrent dans celles des criminels ou des fous. J’ai tué, j’ai brûlé, j’eus mille fois raisons de le faire ; c’était mon droit, ma prérogative, mon devoir. N’empêche qu’il n’y a plus de lieu pour moi, hors la prison et l’hôpital. C’est à l’hôpital qu’on m’a conduit ; tant mieux ! J’y pourrai, sans craindre l’injure, dormir mon sommeil de dieu qui a vu naître et mourir des mondes et qui n’a pas trop de l’éternité pour y rêver.

Quand j’étais étudiant, il m’est arrivé de manger du haschisch. C’était, chaque fois, une joie véhémente et terrible. Les yeux fermés, je plongeais dans le monde insondable des formes. Pendant des heures, la matière subtile qui dessine les images se muait devant mon étonnement, toujours égale, toujours changeante, à l’infini. Ma volonté guidait ses transformations. Je faisais de la lumière et des ténèbres, des étoiles et du chaos, des gemmes, des arborescences, des océans, des bêtes et des hommes ; je bâtissais des temples, des cathédrales aussitôt écroulées et remplacées par des mosquées, des pagodes, le tout énorme, immesurable, absolu. Tout cela se succédait avec une vitesse vertigineuse ; chaque minute contenait un siècle de transformations. Puis ma volonté créatrice rentrait dans le repos et je subissais encore des heures de visions, cette fois spontanées ; un long rouleau de tapisseries compliquées, géométriques… Je me disais : « Je vais mourir ; ou bien, au réveil, je ne serai plus jamais comme les autres hommes. » Et je me réveillais, ayant compris et oublié tous les pourquoi et tous les comment, lassé et dédaigneux de vivre. Aujourd’hui, j’éprouve la même impression. J’ai vécu des siècles rapides… Et à quoi me servirait d’ouvrir encore mes yeux et mes oreilles ? Où je suis, je suis bien. J’ai acquis le droit à l’immobilité.

Quand je songe pourtant à mon court passé ! Je suis né d’hier. Mais le temps est-il quelque chose ? Si les mondes tournaient à une vitesse dix fois plus grande, qui s’apercevrait de cette fuite éperdue des années ? C’est parce que les mutations se sont succédées autour de moi avec une extraordinaire vélocité que je suis vieux. En réalité, à l’heure où j’écris, mon âge est celui où les pères sourient à leur premier enfant. Il y aura trente-trois ans aux neiges de décembre que je naquis. Je retrouve sur ma rétine le reflet de vieux visages qui se penchèrent sur mon berceau. J’entends encore ma mère chanter, en m’endormant, de pauvres airs démodés ou il était question de pages et de châtelaines et des pastourelles plus fanées encore.

Oh ! oui, je me souviens, je me souviens de tant de choses qui s’attristent d’être passées ! Surtout je me rappelle ces veillées d’hiver, pelotonnées autour de l’âtre où flambe la bûche de Noël ; ces veillées qui sont restées rêveuses, tant les aïeules y ont filé la quenouille des légendes ! Et mon lit d’enfant que ma mère bordait le soir, le lit de mes premiers rêves, de mes premiers cauchemars, des affres nocturnes qu’apaisaient les yeux d’or de la bonne veilleuse de faïence qui sentait l’huile et la fleur d’orange !

J’ai été l’écolier qui souffle dans ses doigts mal protégés et cachés sous la pèlerine à capuchon que bossue le cartable ; l’écolier aux mains tachées d’encre, qui rapporte des prix à échanger contre les baisers d’un père orgueilleux. J’ai été le collégien que les succès affolent et que hantent les fantômes brillants de l’avenir. Que dis-je ? j’avais déjà commencé à me réaliser. Un jour, un seul jour, le monde savant connut mon nom. Hélas ! quand la joie d’être enfin quelqu’un fit bondir mon cœur, je me retournai pour chercher les bras qui m’avaient bercé et je me trouvai seul…

Je n’avais plus de famille. La Science, comme une clôture, m’avait défendu de l’amour. Ma première existence était déjà finie et son histoire tient en bien peu de lignes. Avec quels matériaux pouvais-je édifier ma seconde existence ? Pour agir, pour monter encore, je n’avais plus de mobile sentimental et je n’en trouvai point d’autres, étant sans besoins et misanthrope. Peut-être, si j’avais attendu, l’amour reprenant ses droits trop longtemps méconnus serait-il venu bousculer l’ordre un peu froid de mes études, renverser mon encrier et mettre assez de fantaisie dans ma vie pour lui donner un nouvel élan. Il n’en fut pas ainsi. Nous sommes tous des enfants tenus par la main et le sort nous mène où il veut Il me mena loin… Jusque chez le docteur Dofre ; pas au bout du monde, mais dans un autre monde.

Ai-je dit que j’avais surtout dirigé mon activité vers l’étude des Nains ? J’avais pensé me faire du Nanisme, anomalie assez mystérieuse, un domaine scientifique à moi, de même que la Tératologie est le fief incontesté d’Isidore Geoffroy Saint Hilaire. Et de fait, ma thèse fit assez de bruit. J’y produisais quelques idées nouvelles. Après avoir éliminé les Rachitiques, les Myxædémateux et les Achondroplasiques qui forment le plus gros contingent de l’armée des Nains et qui sont des Nains contrefaits et malades, je m’attachais à cette catégorie de petits hommes bien faits et parfaitement sains qui sont des adultes vus par le gros bout de la lorgnette. Ils sont rares, mais par cela même la cause qui arrêta leur développement est plus mal connue. L’histoire nous cite le célèbre Joseph Borulawski, gentilhomme polonais et la belle naine de Mlle d’Orléans « réduction parfaite de l’espèce humaine ». Je ne parle pas de la Légende, toute pleine du mouvement et des fantaisies de ces petits êtres agiles comme des singes et spirituels comme des diables. Quant à Pline qui nous décrit le peuple des Pygmées, c’eût été pour moi la moins sérieuse des autorités, si je n’avais eu moi-même la bonne fortune d’examiner et de mensurer des Nains véritables et de proportions charmantes. Dans ma thèse, j’établissais l’existence d’une unique force, si l’on peut ainsi parler, s’exerçant soit dès les débuts de la vie embryonnaire, alors que les éléments formateurs de l’être sont en jeu et produisant des monstruosités, soit plus tardivement lorsque la forme du fœtus est irrévocablement fixée et se traduisant par de simples arrêts de développement. Je présentais des nains que j’avais obtenus expérimentalement en modifiant la circulation placentaire de fœtus d’animaux.

Je ne sais si, depuis, on a poussé les travaux en ce sens et si par la marche régulière de la science, mon travail se trouve fort en arrière des idées actuellement reçues. Il parut alors audacieux. On m’écrivit, on me vint voir. Je fus l’un de ces personnages d’actualité que les journalistes assiègent jusqu’à ce qu’une renommée plus récente les fasse oublier comme un clou chasse l’autre. Comme je vivais solitaire et peu soucieux du bruit, dans un pelit appartement de la rue de la Clef, à proximité des Écoles, on ne parlait déjà plus de moi depuis des semaines, lorsqu’un soir, ma concierge me tendit une lettre dont l’écriture m’était inconnue.

« Un hasard, m’écrivait-on, — seul le hasard peut m’apporter des nouvelles du monde que j’ai fui — un hasard m’a appris vos travaux et vos succès. Même si vous n’étiez pas le fils de mon plus ancien ami, vous n’en seriez pas moins l’homme qu’il me faut. Si vous voulez recueillir le fruit des expériences de toute ma vie, hâtez-vous : je suis vieux. Je ne puis vous dire explicitement de quelles expériences il s’agit, car une lettre se perd. Qu’il vous suffise de savoir qu’elles sont analogues aux vôtres et qu’elles les complètent… »

Suivaient dans le même style bref et sans cordialité quelques phrases propres à me rendre curieux et à me mettre en confiance. Puis des renseignements nécessaires au voyage. Et c’était signé : Docteur Dofre.

Je cherchais à me rappeler ce nom et le personnage qu’il représentait, et peu à peu se précisait un portrait que j’avais vu autrefois dans la chambre de mon père, alors que j’étais tout enfant. Je revoyais un jeune homme au front haut, au nez aquilin descendant vers une bouche sans lèvres. L’œil était vif, petit et noir, le menton rasé et volontaire. « Un de mes anciens camarades », disait laconiquement et comme impatiemment mon père. Une fois, il ajouta : « C’était un homme de génie, un savant comme on en voit pas. Mais le génie ne dispense pas d’être honnête homme. »

Mon père était d’une morale fort stricte. Pour lui, la vertu soupçonnée n’était déjà plus la vertu. Je compris qu’il y avait une tache sur le passé de ce docteur Dofre, dont le portrait était relégué dans un coin obscur, comme celui d’un parent coupable auquel on porte néanmoins quelque affection honteuse d’elle-même.

Comment ! cet homme vivait encore ? Il devait être bien vieux, plus qu’octogénaire, car mon père en parlait comme de son aîné de quelques années. Et si c’était réellement un savant de génie, quel trésor n’avait-il pas dû amasser dans sa solitude depuis plus de cinquante années qu’il s’y était retiré !

Pourtant, la curiosité scientifique m’attirait moins vers lui que le désir de voir le survivant d’un passé lointain auquel je tenais par tous les fibres de mon être. Sans doute le docteur Dofre n’avait plus sa figure d’autrefois, celle que l’image m’avait conservée. C’était un vieillard. Mais c’était un contemporain de mon père ; il m’en parlerait. Qu’importaient les questions qui les avaient séparés ?

Mon espoir fut d’ailleurs déçu quand je connus Dofre. Le souvenir de mon père s’était presque totalement effacé en lui. Et l’extrême ivresse de l’esprit qui m’exalta tant que je fus à ses côtés changea complètement le cours de mes propres idées.

Pour obéir à un appel venu de si loin et d’un personnage inconnu, il ne fallut cependant pas moins qu’une grande curiosité filiale, jointe au sentiment de mon abandon. J’étais, Dieu merci ! maître de mes mouvements et sans souci matériel. Je gagnai l’asile secret du vieillard comme d’autres partent en villégiature, aux eaux, à la montagne, à la mer, pour se distraire. Qui m’aurait dit que l’issue de ce voyage m’aurait fait reculer. Et pourtant, quoi qu’il m’en ait coûté, je suis content de l’avoir entrepris.

Jamais je n’aurais cru qu’on pût à notre époque, s’isoler aussi complètement du monde que ne l’avait fait le docteur Dofre. Les couvents sont bien clos, mais les vagues humaines en battent les murailles. Autour de ce château de Capdefou dont le vieux savant avait fait sa demeure, c’était le désert à plusieurs lieues à la ronde, un désert de bruyères à peine parcouru, de très loin en très loin, par de rares passants conducteurs de troupeaux. À la frontière de ces solitudes mortes, quelques huttes de terre qu’on ne pouvait pas même apercevoir du château servaient d’abris à des paysans fort arriérés qui parlaient patois et perpétuaient silencieusement dans ce coin perdu une humanité rabougrie et sans aspirations. Le docteur était bien seul, plus seul que s’il n’avait pas eu ces voisins, barrière d’hommes contre la curiosité des hommes.

Naturellement, le chemin de fer passait beaucoup plus loin encore. Suivant les indications du docteur, je dus louer une carriole à la petite station où je descendis. Le voiturier savait à peine où je voulais aller et demandait sa route à chaque croisée de chemins. Le petit trot d’un bidet velu mit trois mortelles heures à nous conduire et, quand nous nous engageâmes sur la chaussée cahoteuse qui coupait l’immense lande de son ruban, un berger nous poursuivit d’une œillade étonnée. Un hôte au château ? de mémoire d’homme on n’avait jamais vu ça. On dut en parler aux veillées, car le vieux nid passait pour n’être habité que par les lutins et par les trêves. Le docteur Dofre ne se montrait jamais et avait réduit au stricte nécessaire les rapports du château avec le reste du monde. Le notaire du canton acquittait les contributions, s’occupait de tout et même expédiait chaque année au savant une lourde voiture chargée de vêtements, d’outils et de provisions de bouche que le domaine ne pouvait fournir. Ce chariot recouvert d’une bâche, convoyant tous les ans exactement les mêmes denrées et en même quantité, signalait seul à Capdefou la présence d’hommes vivants et atestait en même temps la singularité de leur vie, au point d’éloigner les paysans superstitieux.

Mon arrivée en carriole rompait donc avec les usages réguliers d’un grand demi-siècle. Bien que je l’ignorasse alors, je le devinai au seul aspect de cette ruine, d’un Louis xiii austère et mal accueillant. Toutes les lignes en était déjetées par de gros muscles de lierre. Les ardoises du toit bousculées comme des vagues, n’étaient maintenues que par l’épais calfatage des mousses et des lichens. Et la façade n’avait pas de fenêtres ; du moins étaient-elles toutes murées sauf une, sur le côté, par laquelle la maison semblait vous regarder avec un strabisme méfiant. Seule, derrière les bâtiments principaux une construction plus récente affichait quelque orgueil : c’était une tour fort élevée, comme une tour de phare, dont le sommet s’apercevait de très loin dans ce pays de plaines à perte de vue.

Mais cette funèbre demeure avait un parc royal. Dès l’horizon, on ne distinguait le logis que comme une minuscule tache grise dans la verdure. À mesure qu’on approchait, la forêt déployait ses bras, gagnait en profondeur, remplissait toute la contrée de son moutonnement de grands pins. Il y en avait d’incalculables étendues, depuis le château qui la jalonnait à l’est, jusqu’à la mer qu’on ne voyait pas, mais qu’on devinait d’infiniment loin par la brise fraîche qui soufflait d’Occident. Quand on arrivait au château, le regard était arrêté par la ligne droite d’un haut mur féodal qui enserrait les débordements de cette pinède et se continuait au nord et au sud, jusqu’aux confins du ciel. Ce mur géant, œuvre d’un fou millionnaire des siècles passés, se dressait évidemment sur des lieues, clôturant tout un pays.

À la grille, je sautai à bas de la voiture et tirai sur un anneau de fer. Aucun bruit ne s’ensuivit ; le fil de la cloche avait été, comme la grille elle-même, miné par la rouille… Ou peut-être n’y avait-il plus de cloche au bout du fil. Notre arrivée interrompit un concert de grenouilles dans les douves voilées de vert par les lentilles aquatiques et fit s’envoler du toit quelques pigeons. Des cricris animaient de leur crépitement de paille grillée l’herbe poussée entre les pavés de la cour. Autour, la pinède murmurait comme une mer, avec, de temps en temps, un bruit sourd de pomme de pin qui tombe, un bruit sec de branche qui se casse.

— Faut-il descendre les malles ? me dit le charretier étonné. Il n’y a sûrement personne.

Sans répondre, craignant vaguement moi-même d’avoir été la dupe d’un mystification, je poussai la grille qui céda. J’avançai dans la cour et jusqu’au perron dont j’escaladai avec peine les marches branlantes. Je frappai à la porte.

Des pas pesants de vieillard sonnèrent sur les dalles du vestibule. On n’ouvrit pas cependant.

— Qui est là ? dit une voix soupçonneuse.

Je me nommai. On parut hésiter. Toutefois, après un silence, la porte s’entrebâilla. Une sorte de demi-paysan à barbe grise m’inspectait de la tête aux pieds.

— Si c’est bien vous, me dit-il enfin, vous êtes attendu. Mais l’homme qui vous accompagne ne doit pas entrer. Veuillez faire déposer votre bagage ici, tout contre la porte, et congédiez votre voiturier.

— Mais… le docteur Dofre ?

— Je dois tout à l’heure vous conduire à lui.

En effet, quand j’eus obéi aux ordres de cet étrange serviteur, quand la carriole eut pris le chemin du retour vers le monde vivant, avec plus d’entrain, semblait-il, qu’elle n’en avait montré à l’aller ; quand elle ne fut plus qu’une tache noirâtre sur les bruyères, quand la sonnerie de son grelot ne fut plus qu’un bruissement, l’homme me fit un signe.

— Venez, dit-il.

L’intérieur du château répondait à l’extérieur : des couloirs lépreux que d’anciennes tapisseries — des verdures de Flandre — vêtaient de loques précieuses et misérables.

Mon introducteur souleva une portière en meilleur état et me fit passer devant lui.

Alors, dans un cabinet-bibliothèque merveilleusement meublé de livres et d’instruments de physique, je vis le docteur Dofre.

Il était debout derrière un bureau somptueux de Boulle incrusté de cuivres, et s’adossait à l’un des montants de la bibliothèque. Son visage était remarquablement beau. Du jeune homme qu’un portrait m’avait fait connaître, il gardait le front volumineux et bossué, le nez en bec d’aigle, le regard profond et dur. Le reste des traits disparaissait sous une barbe divisée, extrêmement blanche, et sous les boucles des cheveux éployées jusque sur les épaules. L’ensemble offrait un aspect de dignité suprême et de suprême puissance, et faisait penser au Dieu sévère des temps bibliques tel que les peintres le font apparaître à Moïse sur le Sinaï. J’étais intimidé par ses yeux graves qui me dévisageaient.

— Oui, dit-il, c’est bien vous que j’attends. Vous ressemblez à votre père.

« C’était un curieux esprit, ajouta-t-il, mais ce n’était qu’un homme. Il ne m’a pas pardonné d’avoir délaissé l’Espèce et la morale de l’Espèce. S’il avait vu, il m’aurait justifié. Vous… vous verrez. Et puis, au reste…

Il esquissa un geste d’indifférence.

— Mon père est mort, fis-je.

— Ah !

Sans plus se soucier de moi, il se mit à arpenter le cabinet d’un pas tremblant, le front lourd de pensées. Cette pièce était vraiment magnifique. On sentait que toute la vie de la demeure s’était concentrée là. C’était le réduit d’un savant, mais aussi d’un artiste. J’ai dit le luxe du bureau ; celui des sièges n’était pas moindre. Et par une large baie, le soleil, traversant les fines aiguilles des pins tout proches, venait caresser d’anciennes et admirables reliures, des tableaux de maîtres florentins et flamands, des bouddhas énigmatiques dont le bronze s’allumait çà et là de lueurs d’or. Le pied foulait d’épaisses fourrures de tigres et d’ours blancs. Les appareils même dont use la science pour ses investigations étaient de vrais bijoux. Je voyais à la fois un laboratoire et un musée.

— Vous m’avez fait comprendre, hasardai-je, que je vous inspirais quelque intérêt. Puis-je en connaître la nature ?

Le vieillard s’arrêta dans sa promenade et, de nouveau, abaissa sur moi son regard de Père Éternel.

— J’ai le plus profond dédain pour les savants, dit-il. Ce sont des perroquets qui répètent tous la même chanson, presque avec les mêmes mots. C’est la faute de ce psittacisme, si le progrès n’est que mécanique et si le mystère des Causes reste entier. Faute de génie, on consent à ne plus expliquer, à ne plus créer ; on classe, et bêtement comme des collectionneurs de village. J’ai voulu faire autre chose et c’est pourquoi je me suis isolé. Mes jours, à présent, sont accomplis et mon œuvre est finie.

« Il y a quelque mois, sur un journal qui enveloppait un paquet — c’est de cette façon, une fois chaque année, que me parviennent les nouvelles — j’ai lu le résumé de votre thèse et j’ai pensé revenir de ma mauvaise opinion sur les hommes de maintenant. Il y avait là, enfin, des idées, un goût marqué de l’aventure scientifique, une ébauche de création, intéressante quoique timide. J’ai cru que vous pourriez me succéder, d’autant que, pour vos débuts, vous avez abordé les problèmes sur lesquels je me suis penché toute ma vie.

— Quoi ? les Nains…

— Oui. Vous avez obtenu expérimentalement, avec l’aide du hasard — souveraine divinité des laboratoires — des individualités naines de plusieurs espèces. Ont-elles vécu ?

— Non.

— C’est fâcheux. Mais la preuve est faite. On peut créer des Nains. Et vous en êtes resté là ?

— Mais… oui… Avec un programme pour des études ultérieures. Si je reproduis un phénomène naturel, j’en tiens la cause. Ainsi, le mécanisme de la croissance étant élucidé, il me reste à tirer des conclusions qui puissent être utilisées par le puériculteur, l’hygiéniste, le thérapeute…

— Ah ! fit simplement le Docteur qui recommença à se promener de long en large.

Le soir tombait. J’entendis un grattement à la porte et le vieux bonhomme qui m’avait introduit — sans doute le seul serviteur de la maison — apporta une lampe.

— J’ai, dit-il, porté les bagages dans la chambre de l’ancien garde ; c’est encore la moins inconfortable.

— C’est bien, répondit M. Dofre ; laisse-nous, Barnabé.

Et il vint me poser les mains sur les épaules.

— Vous êtes un enfant, murmura-t-il presque paternellement. Vos semblables vous paraissent-ils à ce point intéressants que vous méditiez de leur consacrer le labeur de votre vie ? La science pratique !… La science humanitaire !… Oui, ce sont les idées du siècle. Mais ne comprenez-vous pas que la science mérite d’être aimée pour elle-même ou pour la joie égoïste et divine de toujours plus savoir, de sans cesse enfanter et détruire ? Ah ! Ah ! Êtes-vous donc de ceux qui prêtent à l’Éternel, lorsqu’il ensemença de mondes le vide infini, le plan ridicule et mesquin d’engendrer une poussière vivante… pour la doter de destinées finalement heureuses ? Allons donc ! créer n’est que l’éternel amusement de Dieu et le procédé par lequel il s’adore lui-même et se complaît. Dieu est seul, et c’est un égoïste magnifique. Et il a été dit dès l’aurore des temps pour celui qui mange le fruit de la Science qu’il sera comme un Dieu.

« Les hommes ? S’ils ne sont pas pour vous ou moi des sujets d’expériences, existent-ils seulement ? Que nous veut cette engeance ? Je n’autorise un être humain à faire impression sur mon âme — lorsque le savoir ne l’a pas rendu mon égal — qu’à la façon d’un esclave ou d’un joujou. Et je puis vous faire apercevoir que j’ai de jolis joujoux.

Le vieillard, ouvrant brusquement une cassette, jeta sur la table un objet extraordinaire.

C’était un minuscule squelette net et poli comme de l’ivoire. Quel était donc l’animal dont les ossements pouvaient ressembler aussi parfaitement, pour la forme et les proportions, aux ossements humains ? Un singe ? Certes, non. Le corps d’un singe n’aurait point montré cette harmonie. Ce squelette avait des pieds et non des mains au bout de ses membres inférieurs ; les bras n’étaient pas démesurément longs comme ceux de la famille simiesque. Le front haut paraissait propre à loger de l’intelligence ; l’angle facial, droit comme dans le plus pur type de la beauté caucasique, était assurément un indice troublant d’humanité. Alors ?… Un enfant, un foetus de cette petitesse n’a ni os ni dents ; et ici, l’ossification était terminée, la denture complète… Je regardai le docteur avec effroi.

— Oui, c’était bien un homme, dit-il.