Les Petites Comédies du vice/Le Lâche qui bat les femmes

Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 29-40).


LA COLÈRE


LE LÂCHE QUI BAT LES FEMMES
(LA COLÈRE)

Monsieur attend madame partie seule dîner en ville.
À onze heures, madame rentre en riant aux larmes.

Monsieur. — Comme tu es gaie, ce soir, Sylvie ; il paraît qu’on s’est fort amusé au dîner des Bichard ?

Madame, riant toujours. — Tu ne devinerais jamais ce qui me donne ainsi à rire.

Monsieur. — Bichard vous aura encore fait sa farce de servir le café avec des poissons rouges dedans.

Madame. — Non ; j’aime mieux te le dire tout de suite : il a flanqué un soufflet à sa femme !!!

Monsieur. — Pas possible !

Madame. — Un soufflet d’une telle force que chacun s’est vite caché la figure sous sa serviette pour ne pas recevoir des éclats de tête. Bichard voulait la lampe à droite, à cause de son mauvais œil ; Aglaé la voulait à gauche, ce qui avantageait ses diamants ; chacun d’eux la posait et la reposait ; à la sixième fois, Aglaé, qui est rageuse, a fini par la camper, exprès, au beau milieu du plat d’épinards ; c’est alors que son mari lui a réchauffé la joue. (Riant.) Je ris encore de la figure que faisait Aglaé ; mais, au fond, je suis indignée contre Bichard, car l’homme qui bat une femme est un lâche.

Monsieur. — Oui, bien souvent…

Madame. — Quoi ? bien souvent ? Tu peux dire : toujours ! L’homme qui bat une femme est toujours, toujours un lâche !

Monsieur. — À moins qu’il n’ait été poussé à bout.

Madame. — Poussé à bout !!! Est-ce que tu aurais l’audace de vouloir défendre Bichard ?

Monsieur. — Non, non… Seulement, je dis qu’il est des circonstances…

Madame, sèchement. — Tiens, tu ferais mieux de dire franchement le fond de ta pensée.

Monsieur. — Mais je n’ai pas de fond de pensée.

Madame. — C’est que, avec tes « circonstances, » tu parais vouloir te mettre en scène.

Monsieur, naïvement. — Moi ! Ah ! grands dieux, non !

Madame. — Pourquoi ris-tu en disant cela ?

Monsieur. — Je ris… Dame ! Je ris comme tu riais tout à l’heure… en pensant à ce farceur de Bichard qui…

Madame. — Comment « farceur » ?… Tu appelles sa brutalité une farce, toi ? On voit bien que tous les hommes se soutiennent ! Au besoin, tu l’imiterais, n’est-ce pas ? Ah ! je suis sûre que ce n’est pas l’envie qui te manque.

Monsieur. — Que me manque-t-il donc ?

Madame. — Le courage !… Il est vrai de dire que je ne suis pas agaçante comme Aglaé.

Monsieur. — Oh ! non !

Madame. — Quoi ? « Oh ! non ! »… Tu as l’air de le dire par moquerie. C’est qu’avec moi il ne suffit pas d’accuser, il faut encore prouver. Ainsi, tu oses me soutenir en face que je suis agaçante comme Aglaé ?

Monsieur, patient. — Non, chère amie, je te répète que non… À la vérité, tu aimes bien un peu à taquiner…

Madame. — Moi !!!

Monsieur, se rétractant. — Mettons que je n’ai rien dit…

Madame, sèchement. — Pas du tout, parlez… Il est inutile de vous poser en victime silencieuse… Ah ! j’aime à taquiner ! Vous seriez fort embarrassé de citer une preuve à l’appui de votre dire.

Monsieur, avec douceur. — Mais, ma bien gentille chatte chérie, sans aller bien loin, ce matin même, quand tu me soutenais que l’artiste Paulin Ménier est blond.

Madame. — Oui, il est blond.

Monsieur. — Non, je te jure que tu te trompes, il est brun.

Madame. — Je vous dis qu’il est blond.

Monsieur, cédant. — Soit ! je le veux bien.

Madame. — Oh ! Je ne tiens pas à vos concessions ironiques… Il est si facile de jouer la résignation quand on ne veut pas confesser qu’on a tort.

Monsieur, patient. — Eh bien ! oui, j’ai tort.

Madame. — Vous avez l’air de l’avouer du bout des dents ; tout autre, moins entêté que vous, viendrait dire : « Ma petite femme, je te demande bien pardon d’avoir soutenu que Paulin Ménier est brun… »

Monsieur, perdant patience. — Oui, oui, oui ; mais, ma chère amie, restons-en là, je t’en supplie. Tu veux que Paulin Ménier soit blond ? Alors, il est blond. Si tu le désires, il sera vert.

Madame, rageuse. — Vert !… Ah ! dites donc, vous savez que vous ne parlez pas à une folle… Puisque vous le prenez sur ce ton-là, je vous soutiens en face qu’il est blond.

Monsieur, un peu agacé. — Oui, oui, il est même albinos. Es-tu contente ?

Madame. — Votre albinos prouve bien que vous ne l’avez jamais vu, sans cela vous auriez reconnu qu’il est positivement blond.

Monsieur. — Mais, sacrebleu ! je t’ai vingt fois déjà répété que je le connais et que je lui ai parlé.

Madame. — Vous vous faites donc traîner par lui dans les coulisses pour pincer les femmes ?

Monsieur, qui commence à trépigner. — Ah ! si nous entamons maintenant ce chapitre-là, nous n’en finirons plus. (Voulant la paix.) Tiens, Sylvie, nous ferions mieux de nous coucher.

Madame. — Tout cela ne m’apprend pas où vous avez connu le blond Paulin Ménier. (Monsieur se promène dans la chambre sans souffler mot.) Il serait plus poli de me répondre au lieu de faire claquer vos doigts comme si vous les aviez trempés dans la friture.

Monsieur, cherchant à se calmer. — Je t’ai dit déjà que c’était dans le passage Jouffroy, un jour de pluie ; nous étions pressés par la foule ; en me reculant, j’ai marché sur sa botte et je me suis retourné pour lui demander pardon.

Madame. — Ce me semble bien extraordinaire que ce soit justement sur la botte de Paulin Ménier que vous ayez marché.

Monsieur. — Il y a des hasards dans la vie…

Madame. — Et c’est alors que vous croyez avoir vu qu’il est brun ?

Monsieur, les yeux au ciel et les poings fermés. — Oh !

(Il ne répond rien et arpente la chambre d’un pas précipité).

Madame. — Vous avez beau montrer le blanc des yeux et vous raidir comme un élastique, tout cela n’est pas répondre.

Monsieur. — Mais, nom d’une pipe ! que veux-tu donc que je te réponde ?

Madame. — On me répond que j’avais raison.

Monsieur. — Je te l’ai déjà avoué deux fois.

Madame. — Oui, mais il y a manière de le dire.

Monsieur, prenant un ton calme. — Écoute, Sylvie, je suis un peu malade ; ainsi, je te demande grâce, ne continuons pas… Viens plutôt te coucher.

Madame. — C’est bien facile, quand on a tort, de se tirer d’affaire en disant qu’on est malade. Et moi, est-ce que je ne suis pas malade aussi, depuis une heure que vous me tournez le cœur en vous promenant ainsi dans la chambre autour des meubles ?

Monsieur, sentant la patience lui échapper. — Tiens, j’aime mieux te céder la place.

(Il va s’enfermer au salon. Madame, après l’avoir laissé un instant seul, ne tarde pas à le rejoindre).

Madame. — Quand aurez-vous fini votre comédie ? Vous savez que je n’aime pas les gens boudeurs et entêtés. Est-ce ma faute à moi si j’ai raison ? Croyez-vous donc que je tienne beaucoup à ce que votre Paulin Ménier soit brun ou blond ? Seulement, puisqu’il est blond, je cherche quel intérêt vous pouvez avoir à prétendre qu’il est brun.

Monsieur. — Mais puisque je confesse qu’il est blond, laisse-moi donc tranquille, mille tonnerres !

(Il se réfugie dans la salle à manger).

Madame, le poursuivant. — Vous pourriez au moins être poli et me répondre sans vos jurons de charretier. Parce que, monsieur — j’ignore pourquoi — feint d’avoir ses nerfs, il se croit dispensé d’être bien élevé.

(Monsieur se retire dans la cuisine).

Madame, le suivant. — Et puis, vous savez, je déteste les gens rancuniers qui ont toujours l’air de ronger leur frein. Je préfère les gens vifs, qui ne cherchent pas à éterniser une bouderie ; ils ont des moments d’emportement, c’est vrai, mais, au moins, la main tournée, ils ne pensent plus à rien… comme votre ami Bichard, par exemple.

Monsieur, agacé. — Oh ! en voilà un que j’approuve… en ce moment.

Madame. — Hein ! quoi ? Que voulez-vous dire ?

Monsieur, cherchant à se modérer. — Rien, rien, je me comprends… Mais, une dernière fois, laisse-moi tranquille.

(Il s’enfuit dans l’antichambre).

Madame, le pourchassant. — Ah ! vous approuvez votre Bichard, parce qu’il a flanqué un soufflet à sa femme !… Vous voudriez peut-être l’imiter, et vous vous figurez sans doute que je suis en pâte molle comme Aglaé ?… Mais avisez-vous de me menacer, moi !… du bout du doigt seulement… Demain, vous ne seriez plus en vie ! (Venant le regarder sous le nez.) Voyons, touchez-moi donc ?… Je vous en défie ! (Il la repousse doucement sans mot dire.) Ah ! vous n’osez pas ! Vous n’êtes pas assez courageux pour avoir cette lâcheté de battre une femme ! Vous voyez bien ces ongles-là ?… Je vous en découperais la face. Oh !

Monsieur, encore maître de lui. — Prends garde, Sylvie, tu viens de me fourrer un doigt dans l’œil !

Madame. — Voulez-vous bien me lâcher le poignet, ou je crie à la garde, à l’assassin et au feu tout à la fois ?

Monsieur. — Alors, fais attention à tes mains.

Madame, nerveuse au dernier degré. — Ah ! vous désirez m’assommer parce que Paulin Ménier est blond ! Mais essayez donc… Je vous y engage… Essayez.

Monsieur, avec expression de rage. — Oh !

(Il sort sur le carré.)

Madame, le suivant. — Ah ! vous êtes de ceux qui battent les femmes… Osez commencer avec moi.

(Il monte au deuxième étage.)

Madame, montant aussi. — Touchez-moi donc… je ne vous demande que ça… Touchez-moi donc… (Les poings et les dents serrés.) Oui, oui, oui, oui, Paulin Ménier est blond… Maintenant, touchez-moi.

(Il grimpe au troisième étage.)

Madame, sur le rythme de l’air des lampions. — Il est blond, il est blond… Touchez-moi… Il est blond, il est blond.

(Au quatrième étage.)

Madame, en folie furieuse. — Il est blond, il est blond, il est blond… Mais touchez-moi donc, grand lâche !

(Monsieur voudrait encore monter, mais il reconnaît qu’il est arrivé au grenier).

Madame. — Je vous disais bien que vous n’oseriez pas me toucher… Maintenant que vous m’avez attirée dans le grenier… loin des témoins… essayez un peu de me frapper ! Je vous en défie !

Monsieur, perdant la tête. — Voyons, Sylvie, tu me rends fou ! Je t’en supplie, tais-toi !

Madame. — Il est blond !

Monsieur. — Une fois !… deux fois !

Madame. — Il est blond, blond, blond !

Monsieur. — Trois fois !

Madame. — Archi-blond !

Monsieur, exaspéré. — TIENS !!! (Il lui flanque un soufflet.)

(Moment de stupeur. Monsieur reste stupéfait de son acte de brutalité ; mais la commotion a amené une crise salutaire dans l’état nerveux de Madame, qui fond tout à coup en larmes.)

Monsieur, honteux. — Sylvie, je te demande deux cent mille fois humblement grâce de…

Madame, en sanglots. — Non, mon bon chat, c’est moi qui implore mon pardon de t’avoir agacé… J’avais tort… Maintenant, la mémoire me revient… Je confondais Paulin Ménier avec Mme Nilsson, la célèbre chanteuse de l’Opéra.

ÉPILOGUE

Le bruit de ce soufflet, retentissant dans le grenier, a réveillé tous les locataires de la maison qui ont cru que c’était la maîtresse poutre du toit qui craquait. Ils sont tous debout sur le seuil de leur porte au moment où les deux époux descendent tout heureux de la réconciliation. À leur passage, chacun les accueille par un sourire qui semble dire :

— Sont-ils enfants, et faut-il qu’ils s’aiment pour aller ainsi se promener dans le grenier… comme les chats… quand ils ont leur chambre à coucher.

C’est ainsi qu’on écrit l’histoire.