Les Petites Comédies du vice/Deux Vers de Properce

Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 15-27).


LA VANITÉ


DEUX VERS DE PROPERCE
(LA VANITÉ)

Mon héros se nommait Jacques.

Il était couvreur de son état, Belge de naissance et fort simple de caractère.

Tous les ans sa femme lui donnait trois enfants à la fois.

On crut à une originalité de la dame.

Pas un compliment pour Jacques qui, du reste, ne soufflait mot.

Mais, devenu veuf, il se remaria.

L’année suivante, la nouvelle épouse continua les errements de la première.

Alors la réaction se fit.

Jacques fut donc enfin reconnu pour le collaborateur de talent.

Autant on avait été injuste à son égard, autant il eut à se louer du triomphe fait à son mérite.

Bruxelles était fière de son compatriote.

On l’inscrivit à la rubrique : « Curiosités de Bruxelles », dans le Guide de l’étranger.

Chacun le protégeait.

Bref, — il jouissait dans sa ville d’une notoriété sympathique.

Un soir, au cabaret, il s’offrit pour reconduire un ami des mieux avinés.

Ils longeaient le canal, quand le pochard lui dit :

— Ma femme me trompe ; toi, t’as dix-huit enfants et t’es un franc cœur ; v’là mon argent et ma montre, c’est pour toi en testament.

Et il se lança dans le canal.

Ce fut si vite fait que Jacques n’eut pas le temps d’aller chercher un notaire.

Si vous trouviez le corps d’un homme dans un canal et sa montre dans le gousset de son camarade, vous seriez le premier à faire de bien fâcheuses suppositions sur le détenteur de la montre.

Mettez-vous donc à la place de la justice belge — qui était toute neuve — et ne demandait qu’à travailler.

(Car c’était en 1831 ; on venait d’inventer la Belgique).

Donc Jacques fut arrêté.

Il était innocent à n’en pas douter.

La sympathie générale s’accrut, et les portes de la prison allaient lui être ouvertes béantes, quand un vieux réactionnaire prononça cette phrase célèbre qui fut pillée plus tard :

« Méfions-nous des surprises du cœur ».

On garda donc Jacques en prison pour lui réserver le triomphe d’un glorieux acquittement.

Mais, du fond de son cachot, le couvreur régnait sur tous les cœurs par cette pitié inquiète dont, chez nous, les puisatiers enfouis ont aujourd’hui le monopole.

À chaque membre du tribunal on demandait : « Quand donnerez-vous la clef des champs à notre Jacques ?

— Au premier jour ; affaire de formalités », répondait-on.

La ville entière eût fourni caution, mais on se disait : À quoi bon, il sortira demain ?

Et puis, c’était un excellent prétexte de s’écrier : Horrible supplice que celui de la prévention qui arrache un père à sa famille, à ses travaux, etc., etc. !!!

Alors on envoyait du fricandeau et des matelas à la famille de l’incarcéré.

La nuit, on montait sur les toits — du voisin — arracher des tuiles pour préparer du travail au brave couvreur à sa sortie de prison.

Enfin le jour du jugement arriva.

La veille, le président des assises, le bon monsieur Dutilbag, était descendu dans le cachot dire à Jacques :

— C’est pour demain à onze heures. Écrivez à votre famille de venir vous prendre au tribunal ; à midi votre affaire sera bâclée. Demain, vous serez libre.

Puis il avait ajouté par habitude :

— Si vous n’êtes détenu pour autre cause.

Le lendemain, une foule attendrie avait envahi le prétoire.

Le prévenu comparaissait entre deux gendarmes — que dis-je ? deux gendarmes, — deux mères pour le dévouement et les égards.

Jacques était si sûr de ne plus retourner en prison, qu’il avait apporté à l’audience sa modeste garde-robe empaquetée dans un mouchoir à carreaux.

À son intéressante famille, que la foule étouffait par amitié, il fit un signe affectueux qui voulait dire : Retournez à la maison, marchez en avant, je vous rejoins dans un instant, embrochez l’oie grasse.

Elle obéit.

Public, juges, jurés, tous trépignaient d’impatience.

Mais le président, ce bon M. Dutilbag, calmait chacun :

— Les formalités avant tout, disait-il. Jacques vous sera rendu, mais, pour Dieu ! observons les formalités !

L’innocence du prévenu était si évidente qu’on avait négligé le choix d’un avocat. — Dans la foule, le président aperçut Me van der Linden, l’aigle du barreau ; d’un coup d’œil il lui désigna la place vide du défenseur.

Le grand orateur répondit par un mouvement d’épaules qui signifiait :

— À quoi bon ? La vérité parlera seule.

M. Dutilbag eut un second coup d’œil suppliant qui voulait dire :

— Les formalités ! mon cher, les formalités !

Me van der Linden, qui étouffait dans la foule, pensa qu’il serait plus à l’aise au banc de la défense et vint prendre place.

L’auditoire battit des mains à ce foudre d’éloquence qui allait protéger l’innocence de sa puissante parole.

Enfin, on commença.

À peine les témoins avaient-ils ouvert la bouche, que le président les interrompait par un :

— C’est bien, allez vous asseoir.

Les jurés se trémoussaient sur leurs sièges ; ils voulaient immédiatement passer au verdict.

— Les formalités ! les formalités ! leur soufflait le président.

Me van der Linden se leva enfin.

Un majestueux silence s’établit dans la foule, prête à boire ses paroles.

Du fond de son immense talent, le Démosthène belge tira ces magnifiques paroles :

Je m’en rapporte à la Cour !

Cette phrase fut ponctuée d’un tonnerre d’applaudissements qui détacha les plâtres du plafond.

Puis la parole fut donnée au ministère public.

Le procureur du roi, maître van Brower, était un jeune homme de talent. Récemment nommé, il faisait en cette cause ses premières armes.

Un peu avant la remarquable improvisation de Me van der Linden, il avait soufflé à l’huissier :

— Faites avancer ma voiture par la rue basse.

Et il avait rassemblé ses papiers pour partir au plus vite.

Il se leva donc, cachant, sous les longues manches de sa robe, ses gants qu’il avait déjà remis.

Il allait abandonner l’accusation.

Mais au moment où il ouvrait la bouche…

Un frou-frou de robe de soie s’entendit.

Et mademoiselle Cécile Dutilbag, la fille du président, fit son entrée dans l’enceinte réservée.

C’était une bien belle personne que cette demoiselle Cécile Dutilbag.

Les plus riches partis avaient sollicité sa main.

Elle les avait tous impitoyablement repoussés.

Son dernier refus avait même fait scandale, car elle avait dédaigné le célèbre nom de van der Linden, le Démosthène belge !

Enfin son cœur avait parlé pour le jeune procureur du roi, Me van Brower, auquel elle était fiancée depuis la veille.

Aimante comme elle se sentait aimée, elle venait assister à la première victoire de l’élu de son cœur.

Quand elle entra, Jacques, énervé par la chaleur de la salle, dormait profondément.

À la vue de sa fiancée, dont le doux œil semblait amoureusement lui dire :

— Triomphe, ô mon bien aimé !

Le procureur du roi éprouva en lui un petit mouvement de colère contre l’accusé :

— Maudit Jacques ! se dit-il, pourquoi faut-il qu’il soit là ! Un bon scélérat à sa place, et je faisais sensation !

Peu à peu il retira ses gants.

Avant l’apparition de l’ange adoré, il allait abandonner l’accusation. Sans renoncer à ce dessein, il voulut orner son désistement de quelques fleurs de rhétorique.

Il fut donc éloquent.

— Bien ! bien ! lui disait sa Cécile en un sourire.

— Bravo ! mon gendre, approuvait, du regard, le président.

L’appétit, dit-on, vient en mangeant ; donc il voulut non seulement être éloquent, mais observateur.

Il fit voir combien les apparences sont quelquefois trompeuses.

Puis, adroit et perspicace, il prouva comment ces apparences pouvaient être invoquées contre Jacques.

— Bien ! bien ! continuait à dire le gracieux sourire de la charmante fiancée.

— Bravo ! mon gendre, soufflait toujours M. Dutilbag.

Le procureur s’était échauffé, mais il allait adroitement revenir à son désistement, quand il fut brutalement interrompu par le célèbre défenseur de l’accusé.

À l’entrée de Cécile, le grand orateur avait eu sa crise de rage jalouse.

— Ah ! ma belle ! s’était-il dit, tu comptes assister à la victoire du beau vainqueur pour lequel tu m’as refusé ! Attends un peu. Je vais te prouver que tu as préféré le son à la farine !

Il guettait dans les phrases de son adversaire un petit jour pour s’y fourrer brutalement, à la façon d’un coin en fer.

Au moment attendu, il rentra en lice par une virulente apostrophe.

Le public, qui n’avait pas vu changer le décor, pensa que le premier acte continuait toujours et applaudit à outrance.

M. Dutilbag, dans cette ovation populaire, crut reconnaître un parti pris contre son futur gendre et tança sévèrement la foule.

Puis il rappela l’avocat à l’ordre.

La corde ainsi tendue, le ton changea.

On entrave la défense après avoir surpris sa bonne foi ! s’écria le Démosthène.

À tout propos, il se précipitait dans le réquisitoire comme un sanglier à travers les halliers.

Il eut même quelques mouvements oratoires qui attirèrent l’attention de Cécile.

Un instant, elle parut réfléchir et se consulter.

— Je l’emporterai quand même ! se dit van Brower, fou d’amour et de jalousie.

Alors il revint sur ces apparences par lui citées, les souleva une à une, et en tira des faits clairs, précis et accusateurs.

M. Dutilbag approuvait du bonnet.

La foule, toujours de l’avis du dernier qui parle, fut ébranlée dans sa conviction.

Les jurés, tout surpris, secouaient la tête en murmurant :

— Ah mais ! ah mais ! on ne nous avait pas dit tout ça !

Et le ministère public continuait, continuait toujours.

Il fit sortir la vérité si nue de son puits, que chacun ne put s’empêcher de s’écrier :

— Mais alors, ce Jacques est un misérable ! une profonde canaille ! un scélérat endurci !

Enfin l’illustre défenseur eut sa réplique.

Mais le coup était porté.

La lumière s’était faite en l’esprit des jurés.

On se disait :

— Il est fou et ne sait plus ce qu’il veut. Pourquoi s’en rapporter d’abord à la cour pour venir ensuite la contrecarrer ?

— C’est donc par entêtement ?

Etc., etc.

Enfin, le bon M. Dutilbag dut résumer les débats.

Il fut involontairement plus beau-père que magistrat.

Pour rendre hommage au bon goût de sa fille, il donna raison à son futur gendre.

Les jurés s’écrasèrent pour courir plus vite à la salle des délibérations.

Et Jacques fut éveillé par le hourra de joie dont le peuple belge, enfin éclairé, saluait sa condamnation aux travaux forcés.

Après la foule, un philosophe, qui de son coin avait assisté aux débats, s’en alla murmurant ces deux vers de Properce :

Olim mirabar quod tanti ad Pergama belli,
Europæ atque Asiæ causa puella fuit…

Juin 1862.