Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XII

XII

DANS LEQUEL REPARAISSENT DEUX DE NOS PERSONNAGES FORT PEU SYMPATHIQUES, MAIS QUI ONT CEPENDANT UNE CERTAINE IMPORTANCE ET QUE NOUS NE POUVIONS NÉGLIGER PLUS LONGTEMPS.


Fil-en-Quatre ne faisait depuis quelque temps que de très rares apparitions chez la Marlouze, la maîtresse du tapis-franc de la cour de Rome, dont il était devenu, depuis trois ou quatre mois, un des plus fidèles habitués, à ce point, qu’une table particulière lui était réservée près du comptoir de la digne ogresse, par laquelle il avait été pris en grande affection.

L’inquiétude était grande parmi les consommateurs attitrés du tapis-franc.

Fil-en-Quatre passait pour un bon zigue, ayant de l’atout et pas chien avec les camaros. Chacun commentait à sa façon cette disparition inexplicable du digne rôdeur de barrière.

Depuis dix jours, personne ne l’avait rencontré aux endroits où l’on était auparavant certain de le trouver ; on craignait qu’il ne lui fût arrivé de la peine, et qu’il se fût laissé piger par la rousse, à la suite de quelque escapade un peu risquée.

Quelques-uns même de ses amis, se prétendant mieux informés que les autres, assuraient savoir de source certaine que ce pauvre Fil-en-Quatre avait été pincé dans une razzia faite par la police aux environs de la Chaussée du Maine, conduit au dépôt, et après un interrogatoire sommaire, envoyé à Mazas.

Ces suppositions n’avaient rien d’exagéré.

Fil-en-Quatre avait un dossier volumineux à la Préfecture de police ; il avait un compte très embrouillé avec la justice ; ce que l’on racontait n’avait rien que de très plausible.

Ses amis le plaignaient et faisaient hautement son éloge, en déplorant le malheur qui frappait un sujet aussi recommandable et appelé à un si bel avenir.

D’autres, ses ennemis — qui n’a pas d’ennemis en ce bas-monde ! ou tout au moins des jaloux et des envieux, et Fil-en-Quatre, comme tous les hommes au-dessus du vulgaire, ne manquait ni des uns ni des autres, il en avait même à foison, — ceux-là ricanaient tout bas, car ils étaient en minorité dans la salle de la Marlouze, et ils se réjouissaient entre eux, avec des clignements d’yeux et des mots à double entente, d’être débarrassés pour longtemps, pour toujours peut-être, d’un camarade que son adresse et le bonheur constant qui accompagnait ses expéditions, même les plus difficiles, et dont la réputation bien méritée, comme celle d’Aristide à Athènes, mais dans un sens diamétralement opposé, les offusquait à cause de sa supériorité indiscutable.

Un soir, vers huit heures ou huit heures et demie, au moment où l’on discutait plus vivement qu’à l’ordinaire sur cet inépuisable sujet, car les doutes étaient toujours les mêmes sur le sort de Fil-en-Quatre, la porte s’ouvrit, et, à la surprise générale, le bandit entra dans le tapis-franc, de l’air tranquille et insouciant qu’il avait toujours.

Tous les regards se fixèrent aussitôt sur lui avec une vive expression de curiosité, mais personne ne se risqua à lui adresser une question, à laquelle on savait à l’avance qu’il ne répondrait pas.

Fil-en-Quatre avait pour principe de ne jamais se mêler des affaires des autres, sans y être positivement invité, et il n’admettait pas qu’on se melât des siennes sous quelque prétexte que ce fût.

Après avoir poliment salué l’assistance, Fil-en-Quatre traversa la salle dans toute sa longueur en échangeant force poignées de mains et quelques sourires d’intelligence avec ses amis, et il alla tranquillement s’asseoir à la table à laquelle il avait pris l’habitude de se mettre.

— Te voilà donc, mauvais sujet ? dit la Marlouze avec ce sourire hideux dont elle semblait s’être réservé le monopole.

— Comme vous voyez, la mère, répondit-il en bourrant son brûle-gueule.

L’expression est technique, voilà pourquoi nous l’employons.

— Qu’es-tu donc devenu depuis le temps qu’on ne t’a pas vu traîner tes guêtres par ici ? reprit-elle. Je ne sais pas si t’en as fait de ces noces, hein, mauvais sujet.

— N’ m’en parlez pas, la mère, répondit-il avec un sourire narquois, c’est-à-dire que j’en suis abruti, quoi !

— Bon, tu blagues avec moi, fiston ? C’est pas malin, tu sais ; je n’ coupe pas dans le pont.

— Vous m’ parlez, j’ vous réponds ; y a pas d’affront ; où voyez-vous des ponts là-dedans ? reprit-il de son air gouailleur.

— C’est bon, c’est bon, assez causé ; j’ sais c’ que j’ dis.

— Vous êtes bien heureuse, la mère, car, foi d’homme ! je n’ vous comprends pas.

— Finaud, va ! c’est égal, j’ t’en veux pas pour ça.

— Vous êtes bien bonne.

— Voyons qué que tu veux ! boulottes-tu ? J’ai d’ chouettes arlequins dont tu t’ lècheras les badigoinces.

— Merci, j’ai pas faim, j’ai dîné en ville chez un ambassadeur étranger, reprit-il plus ironique que jamais, donnez-moi un petit noir, ça me fera digérer en fumant ma bouffarde.

— T’attends donc quelqu’un ?

— Oui, un frangin avec lequel j’ai rendez-vous.

La Marlouze, voyant qu’elle ne tirerait rien du bandit, et qu’il s’obstinait à ne pas répondre à ses avances, en prit enfin son parti ; elle lui fit servir ce qu’il avait demande et ne s’occupa plus de lui.

Quant à Fil-en-Quatre, il s’adossa à la muraille, s’enveloppa d’un nuage de fumée et sembla se plonger dans de profondes et sérieuses réflexions.

Bientôt il fut oublié des autres consommateurs qui avaient commencé a causer entre eux.

Une vingtaine de minutes s’écoulèrent ainsi.

Puis, au moment où l’on y songeait le moins, la porte s’ouvrit, ou plutôt s’entre-bâilla, et une voix enrouée cria du dehors :

— Du flan !

Fil-en-Quatre, qui, depuis qu’il avait allumé son brûle-gueule, n’avait pas fait un mouvement, se redressa subitement, secoua les cendres de sa pipe sur le coin de la table, avala le contenu de son verre, remit son brûle-gueule dans la poche de son bourgeron, se leva et se dirigea vers la porte.

— Tu t’en vas ? lui demanda la Marlouze.

— J’ r’viens, attendez-moi, la mère, dit-il en riant.

Il sortit et referma la porte derrière lui.

— En voilà un drôle de coco, dit l’Ogresse à part soi ; qu’est-ce qu’il a donc ? il a l’air tout changé.

Cependant, Fil-en-Quatre avait rejoint un individu qui se tenait au milieu de la ruelle, les mains dans les poches.

— C’est toi, Loupeur ? dit-il.

— Un peu, répondit l’autre.

— T’entres pas ?

— Merci, je sors d’en prendre ; c’est plein de mouches là-dedans.

— Le fait est qu’il n’en manque pas ce soir, on dirait un rendez-vous.

— Cela se pourrait bien.

— Et ils me reluquaient, faut voir !

— Bah ! tant que ça ?

— J’avais un taf à tout cesser, mais je t’attendais et j’ suis resté quand même.

— T’as bien fait ; viens.

— Où que nous allons ?

— Dans un endroit où nous pourrons causer à notre aise.

— Y a donc du nouveau ?

— Tu le verras, curieux.

— T’as raison, allons-y ; c’est-y loin ?

— As-tu peur d’user tes quilles ?

— Non, c’est pour savoir ?

— Eh bien ! ma vieille, tu le sauras quand nous y serons.

— Comme tu voudras : ça m’est égal.

Tout en causant ainsi, les deux hommes s’étaient éloignés bon train et avaient quitté la Cour-de-Rome.

Bientôt ils se trouvèrent au square des Arts-et-Métiers ; un fiacre passait à vide, le Loupeur le héla ; le cocher arrêta son véhicule.

— Monte, dit le Loupeur à son camarade, en ouvrant le portière.

— Excusez, dit en riant Fil-en-Quatre, plus que ça de poussière ! J’ te vas tuer, pour sûr !

— Où allons-nous, bourgeois ? demanda le cocher.

— Il est neuf heures un quart, je vous prends à l’heure conduisez-nous d’abord place du Trône.

— Cristi ! dit le cocher, en voilà une course ; heureusement que c’est à l’heure.

Le Loupeur se mit à rire.

— Il y aura pourboire, dit-il.

Il s’assit à côté de Fil-en-Quatre et ferma la portière.

— Hue, Cocotte ! cria le cocher.

Et le fiacre partit d’un train à faire une lieue à l’heure.

— Eh ! dit Fil-en-Quatre, c’est gentil de se carrer ainsi dans une roulante ; c’est dommage qu’on ne puisse pas téter un brin sa bouffarde.

— Qu’est-ce qui t’en empêche ? dit le Loupeur en haussant les épaules.

Et, sortant un cigare de sa poche, il enflamma une allumette et l’alluma.

— Alors, chouetteau ! s’écria Fil-en-Quatre.

Il bourra sa pipe et l’alluma.

— C’est égal, fit-il après un instant, je serais au comble de mes vœux, si je savais ce que nous allons faire à la barrière du Trône ?

— Nous n’y allons rien faire du tout.

— Bah ! fit-il avec stupéfaction, et, il ajouta en riant : C’est pour terminer plus vite ce travail pressé, sans doute, que tu as pris une voiture

— Pas tout à fait, fit le Loupeur en ricanant.

— Je me disais aussi…

— Nous avons à causer, et comme je ne tiens pas à ce que notre conversation soit entendue par d’autres que par nous, l’idée m’est venue…

— De prendre une voiture. Ton idée est admirable. Du reste, tu n’en as jamais d’autres, c’est une justice à te rendre. Le fait est qu’on est très bien ainsi. Causons, je ne demande pas mieux.

— Oui, il est temps en effet. Qu’est-ce que tu fais depuis huit jours, et même plus, qu’on ne te voit nulle part, si bien que si je n’avais pas pensé à Coralie, je n’aurais pas su où te trouver.

— C’est vrai, elle m’a remis la lettre il y a une heure à peine ; il n’y a qu’elle en ce moment qui sache où je perche.

— Tu te méfies donc de quelque chose ?

— Faut toujours se méfier, ma vieille, tu sais ça aussi bien que moi.

— C’est possible, mais tout cela ne me dit pas ce que tu fais.

— Dame ! chacun a ses affaires, tu comprends.

— Bon, tu as un secret.

— Moi ? allons donc ; jamais de la vie !

— Alors pourquoi refuses-tu de me répondre ?

— Je ne refuse pas, à preuve que j’ vais te dire l’affaire. Je n’ai pas de raisons pour me cacher de toi.

— Alors, parle.

— Ce ne sera pas long.

— Va !

— Faut donc que tu saches qu’il y a une quinzaine de jours à peu près, je flânais tranquillement du côté du pont de Grenelle. J’adore cet endroit à cause de la verdure de…

— Assez d’emblèmes ; va tout droit, nous n’avons pas le temps de faire de la poésie ; dis tout de suite que tu flânais tout bêtement, à la flanc, à la recherche d’une occasion.

— Il y a un peu de çà ; la soute au pain était vide, et je n’avais pas seulement un radis pour la remplir. Il était dans les environs de deux heures du matin ; je commençais à désespérer de voir arriver un pante quelconque, et j’allais reprendre mélancoliquement, et le ventre creux, le chemin de mon garni, dont j’étais éloigné de plus d’une lieue, ce qui n’était pas drôle dans la situation où je me trouvais, je t’en fiche mon billet !

— Je comprends ça.

— Je regardais une dernière fois autour de moi avant de décarrer définitivement, lorsque je vis une ombre qui sortait de la rue des Entrepreneurs et se dirigeait vers le pont où j’étais embusqué. L’ombre avançait toujours, j’ai des yeux de chat, je vois aussi bien la nuit que le jour : je reconnus bientôt que j’allais avoir affaire à un bourgeois d’un certain âge, pas très grand, mais les épaules très larges, et semblant très râblé. Ce particulier était bien vêtu : il avait une lévite toute neuve, un chapeau Gibus, et une canne à la main ; je voyais briller sur son ventre la chaîne d’or de sa montre ; enfin un bourgeois cossu.

— Bon, le reste n’est pas difficile à deviner ; tu tombas dessus, et après l’avoir suriné et barboté, tu le fis sauter par dessus le parapet du pont et tu le jetas à l’eau.

— Eh bien, mon vieux Loupeur, tu n’y es pas du tout ; c’était en effet ce que je ruminais à part moi de faire, mais heureusement pour moi, ce fut tout le contraire qui arriva.

— Bon ! s’écria son compagnon en riant, ce fut le bourgeois qui te jeta à l’eau.

— Tout juste.

— Et c’est pour cela que tu m’as dit : heureusement ?

— Attends, tu vas voir.

— C’est assez drôlet, cette petite histoire. Continue.

— Pour lors, aussitôt que le particulier se trouva à ma portée, je m’élançai sur lui, mon couteau levé ; mais mon bourgeois, au lieu de fuir et d’essayer de se tirer les pattes, s’arrêta net devant moi et me lança un tel coup de canne à travers la muqueuse, que je tombai tout d’go les quatre fers en l’air ; puis, comme j’essayais de me relever, il sauta sur moi, m’empoigna d’une main à la nuque, de l’autre à la ceinture, et me porta à bout de bras jusqu’au parapet et me suspendit au-dessus de la rivière. J’n’étais pas à la noce, d’autant plus que je n’sais pas nager.

— C’est une lacune dans ton éducation. Bigre ! tu avais affaire à un rude gaillard, comment cela finit-il ?

— Dame, tu comprends, la vie avant tout ! Il ne faut pas être honteux ; je lui demandai grâce ; le bourgeois sembla réfléchir ; il hésita un instant, puis me faisant repasser le parapet, il me jeta à la volée sur le pont, sans faire attention si je tombais pile ou si je tombais face, en me disant d’une voix goguenarde : « Relève-toi ! » Je lui obéis comme je pus, et j’allais me mettre à courir quand il me cria : « Arrête ! » je m’arrêtai : « Tu es un mauvais drôle, me dit-il, rien ne me serait plus facile que de te conduire au poste et peut-être aurais-je raison ; mais je ne suis pas chargé de la police de la ville. J’ai besoin d’un homme résolu et sans préjugé ; tu me sembles être celui que je cherche. — Je ne demande pas mieux, répondis-je, surtout s’il y a gras ; qu’est-ce qu’il faudra faire ? — Je te le dirai demain soir ici même, à huit heures. » Et retirant son porte-monnaie de sa poche (il était plein d’or) il prit trois louis et me les mit dans la main, en me disant : « Voilà pour que tu n’oublies pas notre rendez-vous ; tu auras autant tous les jours, si je suis content de toi ; mais, marche droit, je te le conseille ; tu me connais maintenant : au moindre soupçon, ton affaire sera réglée, et maintenant file et plus vite que ça… » Je ne me le fis pas répéter, et je m’esbignai en courant comme un dératé.

— Et le lendemain, tu allas au rendez-vous ?

— J’te crois, que j’y allai.

— Et il te remit trois louis ?

— Très bien, et comme ça tous les jours.

— Sapristi ! tu as de la chance, toi.

— Je suis né coiffé, à ce que m’a dit ma bonne femme de mère.

— Et qu’est-ce que tu fais pour gagner tant d’argent ?

— Ah ! dame ! si on te le demande, tu répondras que tu ne le sais pas ; j’ai juré de garder le secret.

— Alors, c’est autre chose, n’en parlons plus. Est-ce que ça t’empêchera de me donner un coup de main ? J’ai besoin de toi, et j’avais compté sur toi.

— C’est selon, ça dépendra de toi.

— Comment cela ?

— Tu vas voir : j’suis occupé à peu près pendant trois ou quatre heures ; c’est une « filature » ; j’suis toujours libre à quatre heures. Mon bourgeois, que j’ai vu à cinq heures, m’a donné rendez-vous pour demain, à la même heure, à cinq heures et demie. Je serai libre comme l’air pendant toute la nuit, ça va-t’y comme çà ?

— Très bien.

— Alors je suis ton homme ; c’est-y difficile ?

— Pas trop, il s’agit de décrocher un individu d’une embuscade, et de se la courir sans même retourner ses poches.

— Le danger n’est pas grand, alors ?

— Il n’y en a pas l’ombre.

— Et l’on donne ?

— Cinq cents balles.

— Cristli ! Si ça continue, je deviendrai millionnaire, c’est sûr ! s’écria-t-il en riant.

— Dame, on ne sait pas ! fit l’autre sur le même ton.

— Et quand paye-t-on ?

— Tout de suite, après que je t’aurai montré l’endroit, et que nous aurons bien pris nos mesures.

— C’est t’y bien loin ?

— Dans ton quartier, presque à ta porte.

— En v’là une chance ! Quand irons-nous ?

— Cette nuit même, avant de nous quitter.

— Bravo ! je le remercie d’avoir pensé à moi, c’est d’un vrai frangin.

— Bah ! ne parlons pas de ça ; t’en f’rais autant pour moi à l’occasion.

— Ça, c’est vrai.

— Maintenant, revenons à nos moutons.

— Je ne demande pas mieux. Jaspine.

— Il y a une grande affaire en train. J’ai besoin de bons zigs qui n’aient pas froid aux yeux ; j’ai déjà presque tout mon monde, mais il m’en manque encore quelques-uns.

— Combien, à peu près ?

— De dix à douze. Peux-tu me les procurer d’ici à demain cinq heures au plus tard ?

— Le double, si tu veux.

— Tu me réponds d’eux ?

— Tu peux être tranquille ; il y a d’abord Caboulot, puis la Gouape.

— Arrête-toi là ; il ne faut pas penser à ceux-là.

— Pourquoi donc ça ? Ce sont des vrais et…

— C’étaient… tu veux dire ? interrompit vivement le Loupeur.

— Comment ! c’étaient ? reprit-il avec surprise ; il y a pas mal de temps que je les ai vus, mais je sais où les trouver.

— Moi aussi… À la Morgue, par exemple.

— Hein ? qu’est-ce que tu dis donc là ?

— La vérité ; tu n’as donc pas entendu parler de l’affaire de la Maison des voleurs, dans la plaine du Bourget, à Drancy ?

— Si, comme tout le monde, tu comprends, le travail avant tout ?

— C’est juste ; eh bien ! si tu avais passé aujourd’hui à la Morgue, car demain ils n’y seront plus, tu aurais retrouvé là, étendus sur les dalles, Caboulot, la Gouape, Tors-moi-le-nez, la belle Auguste et Pince-sans-rire ; on les a ramassés tous les cinq dans la Maison des voleurs et on les a transportés à la Morgue, où ils sont restés exposés pendant douze jours.

— Tiens, tiens, tiens, en v’là une drôle d’affaire, qu’est-ce qui les a estourbis comme ça ?

— Il paraîtrait que c’est le propriétaire de la maison.

— Ils l’ont tué sans doute ?

— Non, il a disparu sans qu’on sache ce qu’il est devenu.

— Ah ben, merci, c’est pire que l’affaire Troppmann !

— Oui, avec cette seule différence que, cette fois, ce sont les assassins qui ont été tués.

— C’est drôle !

— Pas pour eux.

— Les a-t-on reconnus ?

— Y a pas de danger.

— Alors, ni vu ni connu, j’t’embrouille ?

— Comme tu dis, Fifi.

— Bah ! à défaut de ceux-là, j’ten donnerai d’autres qui les vaudront bien !

— Tu me le promets ?

— Puisque je te dis que oui ; c’est sacré, çà ; d’ailleurs, je sais où les prendre : c’est la morte saison en ce moment, tous les garnis sont pleins.

— Je les aurai à cinq heures ?

— Avant, si tu veux.

— Oui, je préfère cela.

— Alors, à quatre heures, tu les auras ; où iront-ils ?

— À la carrière abandonnée du Grand-Montrouge.

— C’est entendu, tu dis douze ?

— Oui ; plutôt plus que moins.

— Combien recevront-ils ?

— C’est un service extraordinaire, il y aura peut-être du chabannais.

— Ah ! diable ! tu crois ?

— De toi à moi, j’en suis certain ; nous avons affaire à des gens résolus qui ne bouderont pas, j’en ai peur. Seulement garde ça pour toi.

— As pas peur ! je n’suis pas un sinve ; d’ailleurs, s’il y a des roues de derrière, ça les aidera à courir.

— Ils toucheront deux cents balles avant l’affaire, chacun, et cent balles de gratification après, si la chose réussit comme nous l’espérons.

— Sapristi ! c’est une excellente affaire ; ils ne bouderont pas devant l’ouvrage avec une aussi jolie perspective, d’autant qu’ils fichent la pégrène à trente sous l’heure, et qu’ils n’ont rien à s’mettre sous les dominos les trois quarts du temps.

— Alors, une telle somme sera une fortune pour ces pauvres diables ?

— C’est-à-dire qu’ils me béniront, quoi ! C’est égal, j’voudrais bien avoir la main où l’bourgeois qui nous paye a la poche.

— Eh ! eh ! fit en ricanant le Loupeur ; on ne sait pas, peut-être irons-nous un jour ou l’autre lui faire visite.

— Ça serait une vraie idée !

— Oui, mais elle a besoin d’être creusée.

— Oui, c’est un nourrisson qu’il faut soigner.

— Comme tu dis.

— C’est toujours pour le compte de M. Romieux que nous travaillons, hein ?

— Oui, en apparence.

— Comment, en apparence ?

— Oui, parce que, en réalité, bien qu’il soit en nom et passe pour le maître, le véritable patron se cache derrière lui ; j’en ai la certitude, et si je le trouve, celui-là, je ne te dis que cela ; je l’ai entrevu une fois, mais pas assez bien pour le reconnaître ; j’ai bien essayé de le filer, mais il s’est méfié et m’a glissé entre les doigts comme une anguille.

— Quel malheur !

— Oui, mais je le retrouverai ; je suis presque certain qu’il doit demeurer à Passy ou à Auteuil.

Fil-en-Quatre fit un bond sur la banquette.

— Qu’est-ce qui te prend ? deviens-tu enragé ? dit le Loupeur en ricanant.

— Non, je ne crois pas. C’est une idée qui me vient.

— Diable ! elle doit être bonne, alors ; tu as manqué de défoncer le fond de la voiture, dit le Loupeur en riant.

— Ouf, je ne la crois pas mauvaise.

— Peux-tu me la communiquer ?

— J’t’en f’rai part tout à l’heure ; pour l’instant, il m’en vient une autre qui me r’vient à propos de Caboulot ?

— Bah ! quoi donc ?

— Ça m’étonne que tu n’aies pas pense à ça, toi qu’es si roublard.

— À quoi, ça ? Explique-toi, si tu veux que je te comprenne.

— Voilà : Te rappelles-tu le puits de la Marlouze ?

— Pardié !

— Est-ce que ce n’est pas Caboulot qui nous a reçus en bas, et nous a guidés à travers les souterrains dans la fameuse maison que tu sais, et que jamais nous n’avons pu retrouver ?

— Tiens ! mais c’est vrai, cela ; il était comme nous au service de M. Romieux.

— Et la Gouape, et tous les autres aussi.

— Tu en es sûr ?

— Pardi ! quand nous avons été séparés, tu t’en souviens ? Caboulot m’a conduit dans une espèce de cave où je les ai tous rencontrés, eux et d’autres encore ; ils étaient comme nous au service de M. Romieux, je le répète : comment peut-il se faire qu’on les ait retrouvés tous les cinq tués dans la Maison des voleurs ?

— Oui, ceci est grave, murmura le Loupeur, en devenant subitement pensif : serait-ce donc M. Romieux qui aurait, avec l’aide d’autres personnes, accompli tous ces assassinats, afin de se débarrasser plus facilement de leurs complices ? Oh ! oh ! ceci prend d’étranges proportions à mes yeux ; il y a au fond de tout cela un mystère qu’il importe de découvrir au plus vite. Eh ! Fil-en-Quatre, si c’est ainsi que ce bon monsieur Romieux agit avec ses agents, qui sait ce qu’il nous réserve à nous autres !

— J’vois qu’il faut se garder à carreau, car l’affaire pourrait tourner très mal pour nous ; mais comment faire pour découvrir la vérité ?

— Il faut surtout être très prudents et ne rien laisser deviner de nos soupçons. Je verrai, je chercherai et peut-être… Mais, laissons cela pour le moment, et fais-moi connaître ta première pensée ; tu seconde m’a ouvert les yeux ; peut-être la première, bien qu’arrivant la dernière, finira de m’ouvrir l’intelligence !

— Je ne crois pas ; cependant, si tu l’exiges ?…

— Va, parle, nous causons, n’est-ce pas ? Eh bien ! autant causer de cela que d’autre chose.

— Au fait, tu as peut-être raison ; c’est toi qui m’as donné cette idée en me disant que l’homme que tu tiens à retrouver et qui t’a échappé si habilement doit habiter soit à Passy, soit à Auteuil.

— En effet, je t’ai dit cela.

— Eh bien ! l’homme que mon bourgeois me fait filer, sans que j’aie réussi encore à découvrir sa maison, doit habiter, lui aussi, dans les mêmes parages.

— Hein ? tu dis ?

— Je dis qu’il se pourrait bien, ma vieille, que nous fussions à la recherche du même individu.

— Ah ! diable ! voilà qui complique singulièrement la situation.

— Qui sait si, au contraire, cela ne la simplifie pas ? car mon bourgeois me fait l’effet d’avoir une belle et bonne haine pour l’homme qu’il me fait ainsi filer.

— Et tu n’as rien découvert ?

— Rien ; il entre dans une maison, disparaît sans laisser de traces, et une heure plus tard je le retrouve se promenant tranquillement aux Champs-Élysées ou au bois de Boulogne.

— Diable ! diable ! cela se complique ; voyons autre chose ; ton bourgeois t’a-t-il donné son adresse.

— Je n’en répondrais pas ; cependant il m’a dit que si j’avais à lui donner un renseignement important, de lui écrire tout de suite à M. Blanchet, 126, rue de Ponthieu.

— Jusqu’à présent, tu n’as pas écrit ?

— Je n’avais rien à lui dire.

— C’est juste ; attends.

Le Loupeur ouvrit une des glaces de devant, et tira par son carrick le cocher, plus qu’à demi endormi sur son siège.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il en se redressant en sursaut.

— Voulez-vous gagner cent sous de pourboire ?

— C’te bêtise ! répondit le cocher en haussant les épaules ; est-ce que cela se demande ? Qu’est-ce qu’il faut faire pour ça ?

— Il faut être dans vingt-cinq minutes au coin de l’avenue de Matignon et de la rue de Ponthieu, reprit le Loupeur.

— C’est pas malin ; faites un peu voir les cent sous ? dit le cocher que le costume de ses pratiques n’engageait pas à la confiance.

— Voilà l’objet, dit le Loupeur en lui mettant la pièce dans la main.

— C’est entendu, reprit le cocher en faisant disparaître l’argent dans sa poche, et l’heure ?

— Sera payée à part.

— Très bien, milord, on y sera dans vingt minutes.

— Alors, en route ! et assez causé ! reprit Loupeur en relevant la glace.

La voiture était en face de la porte Saint-Martin.

Comme on le voit, elle n’avait pas marché avec une rapidité exagérée.

Le cocher fit aussitôt tourner son véhicule, et cingla trois ou quatre vigoureux coups de fouet à son cheval.

L’animal comprit aussitôt, avec cette intelligence qui caractérise ces nobles quadrupèdes, qu’il ne s’agissait plus de flâner : il releva la tête, et malgré son apparence poussive, il commença à filer comme un trait du côté de l’église de la Madeleine.

— Ah ça ! qu’est-ce qui te prend ? demanda Fil-en-Quatre, qui ne comprenait rien à la conduite de son ami.

— Comment ! tu n’as pas deviné ? répondit le Loupeur en riant.

— Ma foi, non, parole sacrée !

— Je te croyais plus malin que cela ?

— Bon ! pourquoi donc ?

— Dame, parce que c’est si simple, qu’un enfant de dix ans l’aurait compris.

— Mettons que je sois un sinve ; vas-y de ton explication.

— Voilà ; écoute bien !

— Sapristi, j’ t’en donne mon billet que j’ t’écoute.

— Eh bien, alors, fais ton profil, ma vieille, tu vas voir si c’est ruminé.

— Oh ! j’ suis pas inquiet, je sais que tu es un roublard.

— Je tiens à savoir, et tu comprends que cela est important pour nous, je tiens, dis-je, à savoir si nos camarades ont été tués naturellement en essayant de pénétrer dans la Maison des Voleurs, ou s’ils ont été assassinés par notre patron M. Romieux et son âme, afin de se débarrasser de complices gênants, et dont les bavardages auraient pu les compromettre plus tard.

— L’idée est bonne, car en effet cette affaire nous touche de très près et nous intéresse sérieusement ; mais je ne vois pas encore comment nous arriverons à découvrir le pot aux roses ?

— Tu es bête, mon vieux, à l’avenue de Matignon, nous entrerons chez un manzingue, il n’en manque pas par là.

— Il y en a un juste au coin de la rue de Ponthieu, un vrai zigue.

— Très bien, nous entrerons, tu écriras une lettre ainsi conçue : Un de mes camarades m’a mis sur les traces de l’homme que vous cherchez, je vous attends en sa compagnie, un coin de la rue de Berry et des Champs-Élysées ; venez tout de suite, cela presse. Tu porteras la lettre à ton bourgeois, et tu viendras me rejoindre dardar.

— Et après ?

— Crois-tu qu’il viendra ?

— Tout de suite, oui, s’il y est.

— Eh bien ! ma vieille, j’ai dans l’idée : que ton bourgeois doit savoir quelque chose touchant la mort de nos pauvres camarades, et, qu’en nous y prenant bien, s’il ne sait rien, il nous fournira tous les renseignements dont nous avons besoin ; y es-tu, maintenant ?

— Eh bien ! il n’y a pas d’affront, nous en serons quittes pour lui tirer notre révérence, en nous excusant de l’avoir dérangé ; d’ailleurs, il n’est que neuf heures et demie au plus, l’heure n’est pus indue.

— Au fait, tu as raison, nous ne risquons rien, d’ailleurs, il n’y a que les honteux qui perdent ; allons-y donc !

— À la bonne heure, mais sois tranquille, je ne sais pourquoi, quelque chose me dit là, et il posa un doigt de la main droite sur son front, que nous ne ferons pas un impair.

— Tant mieux, car rien n’est embêtant comme ça.

Pendant que les deux rôdeurs de barrières causaient ainsi, le cheval, vigoureusement mené par le cocher, filait d’un train à faire quatre lieues à l’heure.

On ne s’imagine pas ce qu’une pièce de cinq francs offerte à propos communique de vigueur à un cheval étique.

Le modeste fiacre dépassait toutes les voitures qu’il rencontrait sur son chemin, même les équipages de maître.

Tout à coup, le véhicule reçut une brusque secousse et resta immobile.

On était arrivé.

Le cocher descendit de son siège et ouvrit lui-même la portière.

— Dix-huit minutes, dit-il en riant ; est-ce marcher, ça ?

— Un vrai chemin de fer ! répondit le Loupeur sur le même ton en lui mettant trois francs dans la main.

— Merci, dit le cocher toujours riant. À votre service quand il vous plaira ; j’vous demande la préférence. Badinguet n’en a pas l’air, mais il trotte encore rudement, quand il le faut.

Il remonta sur son siège et s’éloigna au petit pas.

Lorsque le fiacre eut disparu au milieu des autres voitures, le Loupeur et Fil-en-Quatre entrèrent dans la boutique du marchand de vins.

— Bonsoir, père la Giblotte, dit Fil-en-Quatre au débitant, assis majestueusement derrière son comptoir, une bouteille cachet jaune, deux verres, et tout ce qu’il faut pour écrire, dans le cabinet, là, en face.

— Bonsoir, monsieur Fil-en-Quatre, répondit le cabaretier avec un sourire de connaissance, j’aurai le plaisir de vous servir moi-même.

— Comme vous voudrez

Le deux amis entrèrent alors dans une de ces petites cages en verre dépoli dont les cloisons n’atteignent pas le plafond et que les cabaretiers décorent pompeusement du nom de cabinets.

Ils prirent place à une table et attendirent.

Le marchand de vins arriva presque aussitôt,

Il essuya la table, et posa devant les deux hommes une bouteille, deux verres, ainsi que le papier, les plumes et l’encre demandés.

Puis, après avoir débouché la bouteille et reçu le prix de la consommation que Fil-en-Quatre voulut payer d’avance, il se retira en fermant la porte derrière lui.

Quelques minutes suffirent pour écrire la lettre et vider la bouteille.

Puis ces deux devoirs religieusement accomplis, les deux hommes se levèrent, quittèrent le cabinet, saluèrent le cabaretier et sortirent.

La nuit était fort belle, tiède et éclairée par une lune splendide.

Les deux hommes se séparèrent provisoirement.

Fil-en-Quatre allait remettre la lettre chez M. Blanchet, son bourgeois, ainsi qu’il disait si pittoresquement, et, de son côté, le Loupeur allait attendre son ami au coin de la rue de Berry et des Champs-Élysées.

Il était un peu plus de dix heures.

Les Champs-Élysées étaient remplis de promeneurs, les uns allant, les autres venant ; beaucoup assis sur des chaises, causant entre eux ou regardant passer les voitures qui se croisaient en tous sens sur la chaussée.

Les guignols avaient foule autour de leurs baraques, les chevaux de bois et les jeux de toutes sortes étaient assiégés par les curieux et les badauds, la femme aux chèvres conduisait ses attelages à travers les rangs des promeneurs, les cafés-concerts faisaient rage.

C’était un bruit, un mouvement, un brouhaha indescriptibles, sur cette promenade sans rivale au monde, et dont l’aspect, en ce moment, était véritablement féerique.

Le Loupeur, un cigare de dix centimes aux dents, croisait devant la rue Neuve-de-Berry comme un corsaire en quête d’un galion.

Cette singulière croisière durait depuis environ un quart d’heure, lorsque deux hommes tournèrent l’angle de la rue de Ponthieu, entrèrent dans la rue Neuve-de-Berry, et suivirent le trottoir de gauche dans la direction des Champs-Élysées.

Le Loupeur, qui depuis leur apparition ne les perdait pas de vue, reconnut bientôt que l’un d’eux était Fil-en-Quatre.

L’autre était un homme trapu, fortement charpenté, vêtu comme le sont généralement les petits rentiers, portant toute sa barbe ; ses yeux s’abritaient derrière des lunettes à verres de couleur fumée-de-Londres.

Il paraissait avoir passé la cinquantaine, mais la fermeté et l’aisance de ses allures montraient qu’il ne devait encore avoir rien perdu de sa vigueur et de l’élasticité de ses membres.

Du reste, ce fut vainement que le Loupeur essaya de le reconnaître ; il acquit bientôt l’entière certitude que jamais il ne l’avait vu auparavant.

Les trois hommes se trouvèrent bientôt en présence.

Ils se saluèrent silencieusement.

— Monsieur, dit alors Fil-en-Quatre au bourgeois en lui désignant le Loupeur, voici la personne dont je vous ai parlé.

— Et qui a des renseignements à me donner ? dit M. Blanchet en dardant à travers ses lunettes un regard perçant sur le Loupeur.

— Oui, monsieur, répondit celui-ci sans hésiter.

— Très bien, reprit le bourgeois ; il est assez difficile de causer ainsi, en plein air et au milieu de cette foule, il me semble ; car peut-être aurons-nous à nous communiquer certaines choses importantes pour nous, mais qui n’intéresseraient que très médiocrement des indifférents.

— Je le pense comme vous, monsieur ; mais comment faire dans ce quartier, et avec le costume que mon ami et moi nous portons ? Il nous serait assez difficile de trouver un endroit convenable.

— Peut-être, monsieur, reprit le bourgeois : dans la prévision d’une semblable occurrence, j’ai loué rue de Chaillot, presque à l’angle de l’avenue d’Iéna, un pavillon isolé entre cour et jardin, où nous serons fort bien, et dans lequel nous n’aurons pas à redouter d’être entendus. Si ce que vous désirez me dire en vaut la peine, rien ne nous empêche de nous y rendre, ce n’est qu’à cent cinquante ou deux cents pas d’ici tout au plus.

— Comme il vous plaira, monsieur, répondit le Loupeur ; nous sommes prêts à vous accompagner.

— Veuillez donc alors me suivre sans affectation, messieurs ; je marcherai à quelques pas en avant pour vous servir de guide. La rue de Chaillot est assez déserte à cette heure, surtout aux environs de la rue d’Iéna, et personne ne fera attention à nous.

— Soit, monsieur, marchez, nous vous suivrons, pour plus de sûreté, à une vingtaine de pas en arrière, sur le trottoir opposé à celui que vous prendrez.

— Allons donc, messieurs, dit le bourgeois.

Et, sans plus de conversation, il prit congé des deux hommes, franchit lestement la chaussée des Champs-Élysees et entra dans la rue de Chaillot du pas allongé d’un homme qui rentre chez soi après une promenade.

Les deux rôdeurs de barrière lui laissèrent prendre une assez longue avance, puis ils se mirent en marche à leur tour.

— Que penses-tu de mon bourgeois ? demanda Fil-en-Quatre à son compagnon.

— Je pense qu’il est un bourgeois comme je danse : c’est un homme qui poursuit opiniâtrement l’exécution d’un projet longuement prémédité et profondément conçu.

— C’est aussi mon opinion. Mais comme homme, qu’en dis-tu ?

— Je dis que c’est un rude gars et un redoutable ennemi ; je ne suis pas étonne qu’il t’ait flanqué une si belle pile, car il me semble de taille à nous rosser tous les deux au besoin.

— Jouerons-nous franc jeu avec lui ? reprit Fil-en-Quatre.

— Je le crois bien ! nous avons tout intérêt à le servir s’il paye, bien entendu ; et j’ajouterai que nous risquerions beaucoup à essayer de lui jouer un mauvais tour ; au peu que j’ai vu de son visage, je ne le crois pas homme à se laisser facilement berner.

— Je le crois comme toi, dit Fil-en-Quatre ; d’ailleurs, je me règlerai sur toi et je n’agirai que suivant tes instructions.

— Tu auras raison. Il faut procéder avec la plus grande prudence ; mais, assez causé, voilà notre homme là-bas, il nous attend devant sa porte ouverte, hâtons-nous de le rejoindre.

En effet, M. Blanchet, arrivé quelques minutes avant eux, avait eu le temps d’ouvrir la porte, de se procurer de la lumière, et il attendait sur le seuil même de la maison l’arrivée des deux rôdeurs.

La rue de Chaillot était complètement déserte ; depuis qu’ils avaient quitté les Champs-Élysées, les trois hommes n’avaient pas croisé un seul passant.

M. Blanchet referma la porte derrière eux, leur fit traverser une cour assez petite, mais plantée d’arbres fort touffus, et les introduisit dans un pavillon qui avait dû, à un autre époque, servir d’atelier à un peintre ou à un sculpteur.

Le plafond était très élevé, les murs étaient peints à l’huile, et d’immenses fenêtres de forme carrée devaient, pendant le jour, laisser pénétrer à profusion les rayons du soleil.

Mais, en ce moment, ces fenêtres étaient cachées sous d’épais rideaux en tapisserie.

Trois portes ouvraient sur cette immense pièce : deux intérieures communiquant sans doute avec les appartements, car ce pavillon était élevé d’un étage et se terminait par un toit à l’italienne.

La troisieme porte, celle par laquelle les visiteurs avaient été introduits, était à deux battants et ouvrait sur un corridor de dégagement, où le Loupeur aperçut d’autres portes et un escalier.

Deux bahuts en chêne de style Henri II, fabriqués au faubourg Saint-Antoine ; une glace de Venise placée sur une cheminée en marbre blanc sur laquelle était posée une horloge Louis XIII ; deux divans en velours rouge, plusieurs fauteuils, une table à ouvrage couverte de boîtes de toutes sortes, une broderie commencée posée sur le dos d’une chaise, dénonçaient la présence habituelle d’une femme.

Une grande table de travail, encombrée de papiers au milieu desquels gisaient comme abandonnés trois ou quatre revolvers, quelques chaises, une bibliothèque en chêne remplie de livres, une dizaine de tableaux accrochés au mur et un lustre en cristal tombant du plafond, complétaient l’ameublement de ce salon-atelier-boudoir ; il y avait un épais tapis sur le plancher, et les portes étaient dissimulées sous des portières.

En somme, tout était assez luxueux et dénonçait la richesse.

— Ceci n’est pas un pied-à-terre, murmura à part lui le Loupeur, c’est tout bonnement l’habitation habituelle de notre homme ; il doit y avoir des espions embusqués derrière les portes, tenons-nous bien : le malin est fort ; il s’agit de jouer serré avec lui.

M. Blanchet offrit des sièges à ses visiteurs, plaça des verres et trois ou quatre canettes de bière sur la table et, s’asseyant ensuite lui-même, mais de façon à avoir les revolvers sous la main :

— Messieurs, dit-il avec un sourire moitié figue et moitié raisin qui semblait lui être particulier, vous le voyez, nous sommes complètement en sûreté. On pourrait se battre et se tuer ici sans que le bruit des coups de feu et des cris fussent entendus au dehors. Nous pouvons donc causer de notre petite affaire sans avoir à redouter ni les espions ni les mouchards. Voici de la bière excellente, des pipes, du tabac et des cigares, dont je vous certifie la provenance authentique de la Havane. Ne vous gênez donc pas, je vous en prie, nul ne viendra nous importuner.

Après avoir terminé ce speech, comme on dit aujourd’hui, qui ne manquait pas d’une certaine crânerie un peu goguenarde, le digne bourgeois remplit les verres jusqu’aux bords, trinqua avec ses deux visiteurs qui, à son exemple, vidèrent leurs verres et allumèrent chacun un des cigares si vantés.

M. Blanchet reprit alors, avec son éternel sourire :

— Et maintenant, messieurs, qu’avez-vous à me dire ? Parlez, je vous écoute !

Ce fut le Loupeur qui engagea la conversation.

Cette conversation fut longue, intéressante, et se prolongea fort tard, car les bougies étaient presque sur le point de faire éclater les bobèches lorsqu’elle se termina.

Nous ne la rapporterons pas ici. Le lecteur saura bientôt quel traité fut consenti entre les parties, et quelles mesures furent prises pour mener à bien le plan dressé dans ce sombre conciliabule contre un ennemi que les deux parties semblaient également détester.

Lorsque tout fut bien convenu et arrêté entre les trois conjurés, le bourgeois remit à chacun des deux hommes un billet de mille francs, qu’ils firent prestement disparaître dans leurs poches.

Puis, on leva la séance.

M. Blanchet reconduisit poliment ses deux nouveaux associés jusqu’à la porte de la rue, qu’il referma soigneusement derrière eux, après une dernière et cordiale poignée de mains échangée.

Puis, le digne bourgeois regagna le salon en se frottant joyeusement les mains ; il était radieux.

— Sapristi ! dit Fil-en-Quatre à son compagnon tout en arpentant rapidement l’avenue d’Iéna à son côté, il faut avouer que ce Felitz Oyandi et le Mayor, comme notre homme le nomme, sont d’affreuses canailles !

— C’est mon opinion, répondit le Loupeur ; mais avant tout, fais attention que ce sont de rudes mâtins, avec lesquels nous ferons bien de nous méfier, si nous ne voulons pas qu’il nous arrive la même chose qu’à nos pauvres camarades.

— Oui, ce sont des lapins qui n’ont pas froid aux yeux et qui ne s’arrêtent devant rien.

— Dame ! écoute donc, ils sont dans le vrai : le seul moyen de ne pas être vendu par ses complices, c’est de les refroidir. C’est égal ! je ne serai pas fâché de leur faire voir le tour.

— Hum ! ce ne sera pas facile, dit Fil-en-Quatre en hochant la tête.

— Peut-être ! Il faut voir ! répondit le Lonpeur, en riant.

— Oh ! toi, tu ne doutes de rien, et tu te moques de tout.

Tout en causant, les deux hommes avaient traversé le pont d’Iéna et avaient refait, mais dans d’autres conditions, la promenade que déjà, quelque temps auparavant, ils avaient faite de compagnie.

Ils arrivèrent enfin dans le quartier de Plaisance.

Le Loupeur fit alors sérieusement examiner à Fil-en-Quatre le terrain sur lequel il devait bientôt manœuvrer.

— As-tu bien compris ? demanda enfin le Loupeur à son compagnon.

— Parfaitement, répondit celui-ci, la chose me semble on ne peut plus sûre, il n’y a pas d’échec possible,

— On ne sait pas, prends toujours toutes Les précautions.

— Sois tranquille, je n’oublierai rien, la chose sera faite aux oiseaux.

— Bon, je compte sur toi !

— Tu peux y compter

— Et demain, mes hommes à quatre heures !

— Je te l’ai promis.

— Et aussitôt ton coup fait, tu me rejoindras !

— Dardar, as pas peur.

— Alors, bonsoir et bonne chance, compagnon.

— Merci, ma vieille, et toi de même.

Sur ces derniers mots, les deux hommes se serrèrent les mains et se séparèrent pour rentrer à leurs domiciles respectifs et dormir quelques heures.

Il était près de quatre heures et demie du matin.

Il faisait jour.

Déjà quelques passants commençaient à apparaître dans les rues.