Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/IX

IX

COMMENT LE CŒUR-SOMBRE RÉSOLUT TOUT À COUP DE POUSSER UNE POINTE DANS LE DÉSERT, AFIN DE NE PAS ACCOMPAGNER PLUS LONGTEMPS LA COMTESSE.

La Florida s’élevait et probablement s’élève encore sur le sommet d’une haute colline, dernier contrefort d’une ramification de la sierra de San José, dont les pics bizarrement découpés et couverts de neiges éternelles semblent s’enfoncer dans les nuages.

Cette magnifique hacienda avait été construite aux premiers jours de la conquête espagnole, par un des ancêtres du propriétaire actuel, de la famille duquel elle n’était jamais sortie.

Elle était entourée d’une muraille massive, couronnée d’almenas en signe de noblesse.

Les quatre larges portes percées dans cette muraille, munies de pont-levis, étaient garnies à l’intérieur d’une forte herse de fer que l’on baissait chaque soir : précaution non seulement prudente, mais encore indispensable sur le territoire indien, où l’on est chaque jour exposé aux attaques des Peaux-Rouges et des bandits.

Les appartements étaient nombreux, bien disposés et meublés avec un luxe véritablement princier.

Dans la cour d’honneur, à droite, se trouvait une chapelle assez grande, de style gothique, où l’aumônier de l’hacienda disait la messe.

Les côtés et les derrières de l’hacienda étaient occupés par des corrals pour les chevaux et les bestiaux, et une huerta ou jardin immense, dessiné avec ce talent et cette entente supérieure de l’ombre, que personne ne possède à un aussi haut degré que les Espagnols.

Ces jardins étaient traversés par une rivière très poissonneuse, qui tombait en cascade d’une hauteur considérable.

Puis c’étaient des statues, des pièces d’eau, des bains établis selon la mode moresque.

Le jardin se terminait par un parc ou plutôt une forêt, remplie de gibiers de toutes sortes.

On pouvait galoper pendant deux jours dans cette forêt sans en apercevoir la fin.

Jardin et parc étaient clos de murs très épais, et surtout très élevés.

Au pied de la colline, au sommet de laquelle s’élevait fièrement l’hacienda, se trouvait un Rancho ou plutôt une Rancheria, composée de deux ou trois cents cabanes construites en pisé, blanchies au lait de chaux, bien alignées, fort propres, et servant d’habitation aux peones, vaqueros et ouvriers de toutes sortes employés à l’hacienda.

Ces gens vivaient là chez eux au milieu de leurs familles, bien nourris, bien vêtus et bien payés, car leur maître était un homme bon et juste.

Ils étaient aussi heureux, selon leur condition, qu’il leur était possible de l’être.

La Rancheria était entourée d’un mur et d’un large fossé, afin de ne pas être surprise à l’improviste par les Indiens, ou les maraudeurs plus à redouter encore et qui pullulent dans ces parages éloignés de tout centre de populations, et par conséquent de secours immédiats.

Cependant, Jérôme Desrieux avait rejoint les cavaliers étrangers et faisait avec eux un échange courtois de politesse.

Les cavaliers étaient au nombre de quatre.

Ils portaient le riche et élégant costume des rancheros, et montaient des chevaux mustangs des prairies de grand prix, et magnifiquement harnachés.

— Sur ma foi, s’écria Main-de-Fer, c’est le senor don Cristoval lui-même, son fils don Pancho l’accompagne. Quant aux autres cavaliers, l’un doit être le mayordome de l’hacienda, si je ne me trompe ; quant à l’autre, je ne sais qui il est.

— Veuillez donc, je vous prie, m’indiquer le senor don Cristoval, demanda la comtesse à Main-de-Fer.

— Je croyais que vous le connaissiez, madame ? dit alors Cœur-Sombre avec surprise.

— Certes, je le connais beaucoup, répondit-elle vivement.

— Mais alors, pardonnez-moi cette question, madame, comment se fait-il que vous demandiez à mon ami de vous l’indiquer ?

La comtesse se mit à rire.

— Parce que je ne l’ai jamais vu, dit-elle.

— Comment le connaissez-vous donc ?

— Par correspondance, monsieur.

— Mais…

— Depuis quelque temps, nous nous sommes beaucoup écrit ; et, ajouta-t-elle avec un fin sourire, heureusement pour vous, il a reçu mes lettres.

— Sur l’honneur ! je ne comprends pas.

— Il n’est pas besoin que vous compreniez… quant à présent, ajouta-t-elle en appuyant avec intention sur les trois derniers mots.

Le chasseur secoua la tête en homme qui renonce à deviner une énigme et se résigne bon gré mal gré.

Tout en causant ainsi, on continuait à marcher.

Bientôt on ne se trouva plus qu’à quelques pas des étrangers.

— Me direz-vous qui est don Cristoval de Cardenas ? fit-elle avec une moue charmante.

— C’est le cavalier qui marche en avant, répondit Cœur-Sombre.

— Merci, dit-elle.

Elle poussa son cheval, en faisant signe à son escorte de s’arrêter, et elle s’avança en compagnie de sa camériste et de son fils à la rencontre des cavaliers.

Les deux chasseurs la suivirent à quelques pas en arrière.

En apercevant la comtesse de Valenfleurs, don Cristoval fit sentir l’éperon à son cheval et se hâta au-devant d’elle.

Il s’arrêta à deux pas de la comtesse, ôta son chapeau, et, s’incarnant jusque sur le cou de son cheval :

— Soyez la bienvenue sur mes terres, madame la comtesse, fit don Cristoval avec une exquise courtoisie. Dès ce moment, vous êtes chez vous et maîtresse absolue de tout ce que votre regard peut embrasser aux quatre points de l’horizon. Veuillez donc, je vous en supplie, ne me considérer que comme le premier et le plus dévoué de vos serviteurs.

— C’est trop de galanterie, seigneur cavalier, répondit la comtesse avec un délicieux sourire, je ne vous demande que l’hospitalité du voyageur.

L’hôte est l’envoyé de Dieu, madame, répondit l’haciendero en s’inclinant de nouveau ; il est le seul maître dans la maison tant qu’il lui plaît d’y résider, et tout lui appartient. Mais ordonnez, madame, et, quels que soient vos ordres, ils seront exécutés.

— Je suis confuse de ce gracieux accueil, senor don Cristoval ; je vous en remercie du fond du cœur, vous saurez quels motifs sacrés ont nécessité le long et périlleux voyage que je viens d’accomplir à travers le désert ; j’ose espérer que vous m’aiderez à amener le résultat que je désire si vivement.

— J’y mettrai tous mes soins, madame la comtesse, bien que cette fois soit la première que nous nous voyons, nous sommes cependant de vieux amis ; et vous saurez que vous pouvez compter sur mon dévouement le plus absolu, répondit don Cristoval en souriant.

— Je suis heureuse, bien heureuse de vous entendre parler ainsi, caballero, dit-elle avec une émotion contenue ; et elle ajouta, sans doute pour changer la conversation : Permettez-moi, senor don Cristoval, de vous présenter mon fils, le comte Armand de Valenfleurs.

Le jeune homme s’inclina sur son cheval et fit un salut gracieux.

— Vous me comblez de joie, madame, répondit l’haciendero, en rendant avec un bon sourire le salut que lui avait fait le jeune comte, vous m’enhardissez à vous présenter à mon tour mon fils, don Pancho de Cardenas.

— Qui sera heureux, madame la comtesse, de devenir l’ami de votre fils, dit le jeune homme avec un respectueux salut ; comme il se déclare dès à présent votre plus dévoué serviteur.

— Quant à moi, senor don Pancho, dit Armand en lui tendant la main, je sens que je vous aime déjà.

— Et moi de même, répondit aussitôt le jeune Mexicain, en serrant la main du comte dans la sienne.

— Ceci est de bon augure, dit la comtesse en souriant.

— Cette charmante petite fille est sans doute à vous aussi, madame la comtesse ? reprit l’haciendero.

— Hélas non, senor, répondit la comtesse avec une nuance de tristesse, c’est une orpheline que j’ai adoptée ; je n’ai pas le bonheur d’être sa mère.

— Mais je t’aime comme si j’étais ta fille, madame maman, s’écria l’enfant en lui jetant les bras au cou et l’embrassant.

— Vous songez toujours aux autres, et jamais à vous, madame, reprit l’haciendero avec émotion ; il y a longtemps que je sais combien vous êtes bonne et sainte.

— Chut ! dit la comtesse en souriant, et le menaçant du doigt, pas un mot de plus sur ce sujet !

— Soit ! je me tais, madame ; vous plaît-il de venir à l’hacienda, dont nous sommes encore éloignés d’un quart de lieue.

— Un instant, je vous prie ; je désire congédier mon escorte, dont je n’ai plus besoin, puisque je suis maintenant sous votre sauvegarde.

L’haciendero s’inclina respectueusement.

La comtesse appela Jérôme Desrieux, celui-ci se hâta d’accourir.

— Veuillez, lui dit-elle, remercier ces braves gens qui m’ont rendu un si grand service, et les congédier. Ce serait abuser de leur complaisance, que de les retenir plus longtemps près de moi. Vous remettrez deux onces d’or à chacun d’eux, non pas comme payement, mais comme un faible témoignage de ma reconnaissance.

— Je ferai respectueusement observer à madame la comtesse, répondit l’intendant, que les civicos et les chasseurs qui m’ont accompagné cette nuit sont au nombre de soixante-dix.

— Quand même ils seraient cent, qu’importe ? Songez-vous qu’ils nous ont empêchés d’être égorgés et peut-être torturés ? Croyez-vous que deux onces sont un trop haut prix pour un tel service ?

— Je ne suis qu’un sot, répondit l’ex-zouave ; madame la comtesse a raison, comme toujours.

Et il se retira.

Pendant tous ces pourparlers, Cœur-Sombre et Main-de-Fer s’étaient tenus à l’écart.

Cœur-Sombre dit alors quelques mots à voix basse à son ami.

Ils firent tourner leurs chevaux, se mêlèrent à la foule, et bientôt disparurent sans que personne remarquât leur départ.

Jérôme Desrieux, après avoir fait ranger les civicos à sa droite et à sa gauche, leur fit un discours.

Il était beau parleur et se piquait d’éloquence ; peut-être avait-il raison.

Car son discours qui, faute d’autre, eut du moins la qualité d’être court, souleva une tempête de hurrahs et de vivats et les cris cent fois répétés de :

— Vive madame la comtesse ! Longue vie à madame la comtesse !

Après avoir à grand’peine obtenu un silence relatif, l’intendant commença la distribution, en remettant, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre, deux onces d’or, environ cent soixante-dix francs de notre monnaie, à chaque homme.

La distribution terminée, les civicos exécutèrent une fantasia dans le style arabe, en l’honneur de la généreuse comtesse, et, à un signal donné, ils partirent à fond de train dans la direction de Paso del Norte.

Bientôt ils disparurent dans un épais nuage de poussière, soulevé par le galop enragé des chevaux.

La troupe de la comtesse de Valenfleurs se trouva alors réduite à son nombre ordinaire, c’est-à-dire à dix-sept personnes, en y comprenant l’intendant et le guerrier comanche qui, lors de sa mission, lui avait servi d’éclaireur.

L’haciendero laissa à la poussière soulevée par la fantasia et le rapide départ des civicos le temps de se dissiper, puis il engagea la comtesse à dernier l’ordre de se remettre en route.

Ce que fit la comtesse.

Don Cristoval de Cardenas avait expédié en avant son mayordome et l’autre personne qui l’accompagnait, afin d’annoncer leur prompte arrivée à l’hacienda.

La comtesse et l’haciendero causaient à voix basse ; ils s’entretenaient sans doute de choses importantes.

Quant à Armand et à don Pancho, ils allaient côte à côte, riant et jasant comme de vieux amis.

La caravane marchait doucement.

Il lui fallut près de trois quarts d’heure pour arriver à la Rancheria, établie au pied de la colline, au sommet de laquelle s’élevait la Florida, dominant la campagne jusqu’aux dernières limites de l’horizon.

Il était dix heures du matin.

La chaleur commençait à être accablante.

Chacun aspirait à se mettre à l’abri le plus tôt possible.

On atteignit la Rancheria.

La comtesse, dont la conversation avec l’haciendero durait toujours, éleva un peu la voix.

— Mon Dieu oui, dit-elle, le hasard a tout fait ; je désespérais, après de si longues et de si inutiles recherches, de le retrouver jamais, et je ne savais trop comment tout cela tournerait, lorsque ce matin, en quittant le campement, je me rencontrai face à face avec lui.

— C’est prodigieux, répondit l’haciendero : ainsi comme cela ? à l’improviste ?

— Mon Dieu, oui ; il paraît qu’il avait accompagné les civicos amenés à mon secours par mon intendant. Le combat terminé, lui et son ami, un de ses compagnons d’enfance, dont il ne se sépare jamais, s’étaient lancés en éclaireurs pour s’assurer que tout danger avait disparu. Il revenait de battre ainsi l’estrade dans l’intérêt de ma sûreté, lorsque le hasard nous mit en présence.

— Sur ma parole, c’est incroyable ! Il s’est donc fait chasseur, coureur de bois, gambucino ?

— Il est chasseur et jouit, dit-on, d’une grande réputation parmi ses confrères de la savane ; d’ailleurs, j’avais déjà entendu citer son nom avec éloge, et même avec un certain respect, sans y attacher autrement d’importance.

— Et ce nom, quel est-il, s’il vous plaît, madame la comtesse ?

— Cœur-Sombre.

— Cœur-Sombre et son ami se nomme Main-de-Fer, n’est-ce pas ? s’écria l’haciendero avec une subite animation.

— Je crois que oui. Mais, qu’avez-vous donc ? vous êtes tout troublé. Auriez-vous eu à vous plaindre de lui ? Il m’a dit, en effet, vous connaître un peu.

— Certes, je le connais, madame. Quant à avoir à me plaindre de lui, c’est autre chose, ajouta-t-il en souriant.

— Vous lui auriez, paraît-il, donné l’hospitalité ?

— C’est vrai, madame, non pas ici, dans cette hacienda, mais à Tubac. Ne vous a-t-il rien dit de plus sur nos relations postérieures ?

— Je ne sais trop ; tout cela, vous devez le comprendre, est confus dans mon esprit. Je crois qu’il m’a parlé d’un léger service qu’il a eu l’occasion de vous rendre.

— Un léger service ! s’écria don Cristoval avec animation ; c’est cela, madame, il nous a simplement épargné la torture, sauvé la vie à ma femme, ma fille, mon fils et moi, et nous a empêchés d’être odieusement dépouillés par ce farouche scélérat de Mayor. Ah ! c’est cela qu’il appelle un léger service ! Mais, vive Dieu, je ne suis pas ingrat, je le lui prouverai, et d’abord, oui, c’est cela, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, j’ai trouvé le moyen.

— Que dites-vous donc, senor ?

— Rien, madame, excusez-moi. Depuis deux mois je cherche ou plutôt je fais chercher partout ce brave Cœur-Sombre sans réussir à le trouver ; car après m’avoir escorté jusqu’en vue de Tubac, il s’est enfui, sans même vouloir accepter mes remerciements. Mais maintenant, il faudra bien qu’il s’explique, et nous verrons. Ne m’avez-vous pas dit, madame, qu’il vous accompagnait ?

— Oui, senor, vous savez qu’il est d’humeur sauvage ; il se tient à l’écart probablement.

— Mais je ne le vois pas, s’écria l’haciendero.

— Comment vous ne le voyez pas ? Son ami et lui étaient près de moi lorsque vous nous avez rencontrés : nous causions ensemble. Sans doute il est avec mes gens : il a voulu nous laisser toute liberté de nous entretenir.

— Mais non, madame, je ne vois ni lui ni son ami ; ils sont partis !

— Oh ! ce n’est pas possible ! Me quitter ainsi, je ne puis le croire !

— Cela est, cependant : regardez, madame. Du reste c’est assez son habitude ; Cœur-Sombre aura sans doute été mécontent de la réception que vous lui aurez faite, madame.

— Non, vous devez vous tromper : il y a là-dessous quelque malentendu que je veux faire cesser.

La comtesse s’arrêta et fit un geste auquel Jérôme et Charbonneau répondirent en accourant à toute bride.

L’escorte, ou pour mieux dire les gens de madame de Valenfteurs marchaient à deux cents pas en arrière des principaux personnages.

— Où sont les chasseurs ? demanda la comtesse dès que les deux hommes l’eurent rejointe.

— Quels chasseurs ? demanda Jérôme, il ne nous manque personne, madame.

— Je parle des deux chasseurs avec lesquels j’ai si longtemps causé.

— Ah ! madame parle de Cœur-Sombre et de Main-de-Fer, dit Charbonneau.

— C’est cela même, dit-elle, où sont-ils ?

— Ils sont partis, madame.

— Partis ? reprit-elle, avec stupeur, quand ? comment ?

— Dame ! comme on part, madame la comtesse. Nous ne nous faisons pas de grands compliments au désert : on arrive, ou on part, sans rien dire, quand on veut personne n’a rien à y voir, chacun est libre d’agir à sa guise ; Cœur-Sombre et Main-de-Fer ont sans doute jugé que vous n’aviez plus besoin d’eux, et que leur présence devenait, par conséquent, inutile. Alors, ils s’en sont allés pour s’occuper de leurs affaires particulières.

— Quand nous ont-ils quittés ? le savez-vous ?

— Ah ! cela, très bien ! madame la comtesse : ils sont partis au moment où M. Desrieux distribuait de l’argent aux civicos. Ils ont vu que personne ne faisait attention à eux ; ils en ont profité pour faire entrer leurs chevaux dans les hautes herbes. Cœur-Sombre m’a fait un signe amical de la main, et m’a crié : « Au revoir ! » Puis ils ont disparu.

— Vous ne savez pas de quel côté ils se sont dirigés ?

— Quant à cela, non, madame.

— J’ai absolument besoin de voir ces deux chasseurs. J’ai des recommandations importantes à leur faire ; il faut les retrouver au plus vite.

— Cela ne sera pas facile, madame, le désert est grand.

— Qu’importe cela s’écria Jérôme, si madame le permet, je vais me mettre immédiatement à leur recherche, et je les ramènerai.

— Nous ne sommes pas en Afrique, dit en riant Charbonneau, et de plus vous avez affaire aux deux chasseurs les plus expérimentés de la prairie : ils vous dépisteront avant que vous les voyiez et ils vous échapperont sans que vous réussissiez à retrouver leurs traces. Dans le désert, il faut être bien fin pour trouver un homme malgré lui. Si les chasseurs nous ont quittés, c’est qu’ils ne se soucient pas de notre compagnie ; ils doivent être loin déjà.

— Cependant, on peut toujours essayer, dit l’ex-zouave.

— Comme il vous plaira, mais ce sera peine perdue, vous ne trouverez rien.

— Comment faire alors ? dit la comtesse avec dépit ; il faut absolument que je les retrouve.

Le Canadien se gratta l’oreille.

C’était son habitude lorsqu’il voulait faire jaillir une idée de sa cervelle, un peu rétive, mais assez bien organisée, comme on va le voir.

— Ainsi, dit-il, il est important que vous revoyiez ces deux hommes.

— De la plus haute importance ; je vous l’ai dit, répondit-elle. Je donnerais volontiers cent onces d’or pour qu’ils fussent ici.

— Hem ! cent onces, c’est une belle somme ; mais ce n’est pas d’argent qu’il s’agit, tout l’or des placeres de la Californie ne vous les ferait pas retrouver, s’ils s’obstinaient à ne pas se laisser découvrir par nous.

— Vous êtes chasseur aussi vous, Charbonneau, vous connaissez la vie du désert ; je vous ai vu accomplir des choses extraordinaires, à propos de pistes, ainsi que vous nommez les traces laissées après le passage d’un homme ou d’un animal.

Le Canadien secoua la tête à deux ou trois reprises.

— C’est vrai, dit-il, je suis chasseur, et je crois connaître mon métier, mais Cœur-Sombre et Main-de-Fer sont plus forts que moi ; ils me joueraient comme un enfant, si je me risquais à les suivre. Ils ont habité les pampas et reçu des leçons des Gauchos, qui sont bien plus malins que nous : ils ont des procédés à eux pour découvrir les traces des autres et cacher les leurs ; le diable n’y voit goutte. Je n’ai jamais rien pu y comprendre, cela dépasse mon intelligence.

— Où voulez-vous en venir ? demanda la comtesse avec une impatience contenue.

— Tout simplement à ceci, madame la comtesse. Il est inutile de vous adresser à nos chasseurs ; ils feraient comme moi, ils refuseraient, convaincus qu’ils n’aboutiraient à rien. Des Peaux-Rouges peuvent tenter une pareille entreprise avec quelques chances de succès, et encore je ne réponds pas de la réussite. Vous avez trois éclaireurs comanches à votre service, madame la comtesse adressez-vous à eux.

— Vous croyez que ces Indiens réussiront à les découvrir ?

— Je n’affirme rien, madame la comtesse ; mais les Comanches sont bien fins et si quelqu’un peut espérer retrouver les deux hommes que vous tenez tant à voir, ce sont eux seuls sans contredit.

— Ce brave chasseur a raison, madame, dit l’haciendero, en se mêlant, pour la première fois, à la conversation, les Peaux-Rouges sont seuls capables de mener à bien une semblable entreprise.

— Soit, dit-elle, priez les éclaireurs de venir, Jérôme.

L’intendant tourna bride.

— Surtout, ne leur parlez pas d’argent, madame ; les Comanches sont fiers : intéressez leur orgueil, dit le Canadien.

— Si vous le permettez, madame la comtesse, je dirai, moi aussi, quelques mots. Ces gens m’estiment, et je crois avoir une certaine influence sur eux.

— Je vous serai très obligée, senor caballero, dit la comtesse avec un charmant sourire.

En ce moment, les trois Comanches arrivaient amenés par Jérôme.

En apercevant l’haciendero, ils sautèrent à bas de leurs chevaux, se dirigèrent vers lui et s’inclinèrent à plusieurs reprises avec les marques du plus profond respect, les bras croisés sur la poitrine.

Don Cristoval sourit et s’approcha d’eux.

Il leur rendit leur salut, et adoptant la langue indienne :

— Je suis heureux de voir mes fls, dit-il. Tahera, Patôhé et Mach-elt-Hack sont des guerriers braves ; ils ont rendu de grands services à ma fille pâle. Je les remercie au nom du Wacondah. Ma fille pâle désire leur demander un nouveau service. J’ai répondu de mes fils ; d’aussi grands guerriers ne me feront pas mentir.

— Mon père parle bien, répondit Tahera au nom de tous. Les paroles que souffle sa poitrine arrivent pures sur ses lèvres. Il n’y a pas de peau sur son cœur ni sur le cœur de ses enfants. Ce qu’il désire, les guerriers le feront par amour pour lui, qui est leur père, et par respect et dévouement pour la senora aux yeux de gazelle, qui est bonne et sage comme la vierge des dernières amours.

— Parlez sans crainte, madame, dit alors l’haciendero je vous réponds du dévouement à tout épreuve de ces braves guerriers.

— Je vous remercie, senor, et je les remercie. Je sais qu’ils sont sages et vaillants et que je puis avoir toute confiance en eux : deux chasseurs blancs, Cœur-Sombre et Main-de-Fer nous ont quittés il y a une heure. J’ai une communication importante à lui faire : les guerriers consentent-ils à porter à ces chasseurs et à leur remettre une lettre que je vais écrire.

— Que la Rose-Églantine dessine le collier, Tahera et ses frères le porteront et le remettront, dit Tahera.

— Les guerriers me le promettent ? insista la comtesse.

Tahera sourit.

— Les guerriers comanches ont dit oui, répondit-il ; leur langue n’est pas fourchue ; il n’y a pas de peau sur leur cœur ce qu’ils disent, ils le font.

— C’est bien, dit-elle ; je vous crois, j’ai confiance en vous.

Elle prit alors, dans une de ses fontes, un mignon portefeuille d’écaille à coins d’or, enleva le crayon, écrivit rapidement quelques lignes sur la première page.

Puis, après l’avoir refermé au moyen du porte-crayon, elle présenta le portefeuille à l’Indien.

— Voici le collier, dit-elle avec son doux sourire. Tahera le remettra au chasseur nommé Cœur-Sombre, en lui disant : « La femme pâle demande que vous lui rapportiez ce collier à l’hacienda de la Florida, où elle vous attend. »

Tahera le fera, répondit l’Indien en prenant le portefeuille et le cachant dans sa ceinture. La Rose-Églantine n’a rien autre à lui demander ?

— Non, répondit-elle ; voilà tout ce que j’attends de vous.

Ohéa ! quand les deux guerriers doivent, ils se mettre sur la piste des deux chasseurs ?

— Le plus tôt possible ; j’ai hâte de les voir.

— Très bon ! dans dix, quinze, vingt minutes, ils seront partis, répondit Tahera.

Les trois guerriers prirent alors congé de la comtesse et de l’haciendero avec les marques du plus profond respect.

Et, faisant volter sur place leurs chevaux sur les pieds de derrière, ils partirent à fond de train.

Bientôt ils eurent disparu dans les méandres de la route.

— Je ne puis faire davantage, murmura la comtesse en suivant les trois sauvages cavaliers du regard. ; hélas ! le trouveront-ils ? Consentira-t-il à venir ?

— Il n’a pas, que je sache, des motifs pour refuser, dit don Cristoval.

— C’est vrai ! dit la comtesse pensive ; mais il a tant souffert ! Le malheur rend susceptible et ombrageux ; peut-être ce matin l’aurai-je blessé sans le savoir ? Enfin, à la volonté de Dieu ! nous n’avons plus qu’à attendre et faire des vœux pour son prompt retour.

— Amen ! dit l’haciendero en souriant. Ne restons pas plus longtemps exposés aux ardents rayons du soleil de midi. Hâtons-nous d’arriver à l’hacienda.

La comtesse fit un geste nonchalant de consentement.

Ils se mirent de nouveau en marche pour gravir la pente douce, ombragée à droite et à gauche de magnifiques liquidenbars, qui devait les conduire à la principale porte de l’habitation.

Les chasseurs et les peones s’installèrent à la Rancheria, où le mayordomo avait fait préparer trois cabanes pour les recevoir.

Seuls, la comtesse, son fils, Vanda, la camériste et Jérôme Desrieux suivirent don Cristoval de Cardenas.

Don Pancho et Armand de Valenfleurs prirent les devants et s’élancèrent au galop sur la montée pour annoncer l’arrivée de la belle voyageuse.

Dans la cour d’honneur de l’hacienda, sous une immense verandah formant un véritable bosquet de fleurs, sept ou huit personnes arrêtées au sommet d’un large perron de marbre, à double rampe, étaient réunies.

Parmi ces personnes se trouvaient plusieurs dames, la maîtresse de la maison d’abord, belle et souriante, sa fille Mercédès et deux autres dames encore.

Le mayordomo, à cheval comme toujours — cet homme semblait vivre constamment sur la selle, — s’était posté devant la porte, afin de faire le premier les honneurs de l’habitation à la noble étrangère, qu’il salua au passage avec la plus exquise courtoisie.

— Madame, dit-il, au nom de mon maître, dont j’exécute les ordres, soyez la bienvenue dans cette demeure, qui est la vôtre pour tout le temps qu’il vous plaira de l’habiter.

La comtesse le remercia en souriant, et se tournant avec grâce vers l’haciendero :

— C’est de l’hospitalité antique, en vérité, caballero, lui dit-elle d’un ton de bonne humeur.

— Ne nous adressez pas de reproches, madame la comtesse, répondit don Cristoval en saluant, c’est peut-être la seule vertu que nous aient léguée nos ancêtres.

Les regards de la comtesse se dirigèrent alors vers la verandah et se fixèrent sur une jeune femme, toute vêtue de blanc, blonde, souriante, d’une incomparable beauté et dont les moindres gestes étaient empreints d’une grâce exquise.

Elle tressaillit, et, se tournant vivement vers l’haciendero :

— C’est elle, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à don Cristoval.

— Oui ! madame c’est elle, en effet, répondit-il.

— Qu’elle est belle, et comme il doit l’aimer ! murmura-t-elle.

— Tant mieux ! dit la comtesse ; je suis heureuse qu’une femme aussi adorablement belle mérite de tels éloges.

— Elle est digne de tous les respects et de tous les hommages, madame ; ne l’aviez-vous donc pas reconnue ?

Un sourire d’une expression singulière se dessina sur les lèvres carminées de la comtesse.

— Cette fois est la première que j’ai le bonheur de la voir, dit-elle ; mais hâtons-nous, je vous prie.

Et elle pressa son cheval.

— Ah ! fit l’haciendro, tout déferré par cette singulière confidence.

Et il ajouta, tout en suivant la comtesse :

— Je n’y comprends plus rien du tout.