Les Paysans/I
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux18 (p. 354-368).

X. Mélancolie d’une femme heureuse

Au moment où le général montait en calèche pour aller à la Préfecture, la comtesse arrivait à la porte d’Avonne, où, depuis dix-huit mois, le ménage de Michaud et d’Olympe était définitivement installé.

Quelqu’un qui se serait rappelé le pavillon, comme il est décrit plus haut, l’aurait cru rebâti. D’abord, les briques tombées ou mordues par le temps, le ciment qui manquait dans les joints, avaient été remplacés. L’ardoise nettoyée rendait au faîte sa gaîté, en rendant à l’architecture l’effet des balustres découpés en blanc sur ce fond bleuâtre. Les abords désobstrués et sablés étaient soignés par l’homme chargé d’entretenir les allées du parc. Les encadrements des croisées, les corniches, enfin toute la pierre travaillée ayant été restaurée, l’extérieur de ce monument avait repris son ancien lustre. La basse-cour, les écuries, l’étable reportées dans les bâtiments de la Faisanderie et cachées par des massifs, au lieu d’attrister le regard par leurs inconvénients, mêlaient au continuel bruissement particulier aux forêts ces murmures, ces roucoulements, ces battements d’ailes, l’un des plus délicieux accompagnements de la continuelle mélodie que chante la Nature. Ce lieu tenait donc à la fois au genre inculte des forêts peu pratiquées et à l’élégance d’un parc anglais. L’entourage du pavillon en accord avec son extérieur, offrait au regard je ne sais quoi de noble, de digne et d’aimable ; de même que le bonheur et les soins d’une jeune femme donnaient à l’intérieur une physionomie bien différente de celle que la brutale insouciance de Courtecuisse y imprimait naguère. En ce moment, la saison faisait valoir toutes ces splendeurs naturelles. Les parfums de quelques corbeilles de fleurs se mariaient à la sauvage senteur des bois. Quelques prairies du parc, récemment fauchées à l’entour, répandaient l’odeur des foins coupés.

Lorsque la comtesse et ses deux hôtes atteignirent au bout d’une des allées sinueuses qui débouchaient au pavillon, ils entrevirent madame Michaud assise en dehors, à sa porte, travaillant à une layette. Cette femme, ainsi posée, ainsi occupée, ajoutait au paysage un intérêt humain qui le complétait et qui dans la réalité est si touchant, que certains peintres ont par erreur essayé de le transporter dans leurs tableaux. Ces artistes oublient que l’ esprit d’un pays, quand il est bien rendu par eux, est si grandiose qu’il écrase l’homme, tandis que le cadre d’une semblable scène est, dans la nature, toujours en proportion avec le personnage. Quand le Poussin, le Raphaël de la France, a fait du paysage un accessoire dans ses Bergers d’Arcadie, il avait bien deviné que l’homme devient petit et misérable, lorsque dans une toile la nature est le principal. Là, c’était août dans toute sa gloire, une moisson attendue, un tableau plein d’émotions simples et fortes. Là, se rencontrait réalisé le rêve de beaucoup d’hommes dont la vie inconstante et mélangée de bon et de mauvais par de violentes secousses, leur a fait désirer le repos.

Disons en quelques phrases le roman de ce ménage. Justin Michaud n’avait pas répondu très-chaudement aux avances de l’illustre colonel des cuirassiers, quand Montcornet lui proposa la garde des Aigues, il pensait alors à reprendre du service ; mais au milieu des pourparlers et des propositions qui le conduisirent à l’hôtel Montcornet, il y vit la première femme de Madame. Cette jeune fille, confiée à la comtesse par d’honnêtes fermiers des environs d’Alençon, avait quelques espérances de fortune, vingt ou trente mille francs, tous les héritages venus. Comme beaucoup de cultivateurs qui se sont mariés jeunes et dont les ancêtres vivent, le père et la mère se trouvant dans la gêne et ne pouvant donner aucune éducation à leur fille aînée, l’avaient placée auprès de la jeune comtesse. Madame de Montcornet fit apprendre la couture, les modes à mademoiselle Olympe Chazet, ordonna de la servir à part, et fut récompensée de ces égards par un de ces attachements absolus, si nécessaires aux Parisiennes. Olympe Chazet, jolie Normande, d’un blond à tons dorés, légèrement grasse, d’une figure animée par un œil spirituel et remarquable par un nez de marquise, fin et courbé, par un air virginal malgré sa taille cambrée à l’espagnole, offrait toutes les distinctions qu’une jeune fille née immédiatement au-dessus du peuple peut gagner dans le rapprochement que sa maîtresse avait permis. Convenablement mise, d’un maintien et d’une tournure décente, elle s’exprimait bien. Michaud fut donc facilement pris, surtout en apprenant que la fortune de sa belle serait assez considérable un jour. Les difficultés vinrent de la comtesse, qui ne voulait pas se séparer d’une fille si précieuse ; mais lorsque Montcornet eut expliqué sa situation aux Aigues, le mariage n’éprouva plus de retards que par la nécessité de consulter les parents, dont le consentement fut promptement donné.

Michaud, à l’exemple de son général, regarda sa jeune femme comme un être supérieur auquel il fallait obéir militairement, sans arrière-pensée. Il trouva dans cette quiétude et dans sa vie occupée au dehors, les éléments du bonheur que souhaitent les soldats en quittant leur métier : assez de travail pour ce que le corps en exige, assez de fatigues pour pouvoir goûter les charmes du repos. Malgré son intrépidité connue, Michaud n’avait jamais reçu de blessure grave, il n’éprouvait aucune de ces douleurs qui doivent aigrir l’humeur des vétérans, comme tous les êtres réellements forts, il avait l’humeur égale ; sa femme l’aima donc absolument. Depuis leur arrivée au pavillon, cet heureux ménage savourait les douceurs de sa lune de miel, en harmonie avec la Nature, avec l’art dont les créations l’entourai(en)t, circonstance assez rare ! Les choses

MICHAUD ET SA FEMME.
Cet heureux ménage savourait les douceurs de sa lune de miel.
(les paysans.)


autour de nous ne concordent pas toujours à la situation de nos âmes.

En ce moment, c’était si joli, que la comtesse arrêta Blondet et l’abbé Brossette, car ils pouvaient voir la jolie madame Michaud sans être vus par elle.

— Quand je me promène, je viens toujours dans cette partie du parc, dit-elle tout bas. Je me plais à contempler le pavillon et ses deux tourtereaux, comme on aime à voir un beau site.

Et elle s’appuya significativement sur le bras d’Emile Blondet pour lui faire partager des sentiments d’une finesse qu’on ne saurait exprimer, mais que les femmes devineront.

— Je voudrais être portier aux Aigues, répondit Blondet en souriant. Eh ! bien, qu’avez-vous ? reprit-il en voyant une expression de tristesse amenée par ces mots sur les traits de la comtesse.

— Rien.

— C’est toujours quand les femmes ont quelque pensée importante qu’elles disent hypocritement : Je n’ai rien.

— Mais nous pouvons être en proie à des idées qui vous semblent légères et qui, pour nous, sont terribles. Moi aussi, j’envie le sort d’Olympe…

— Dieu vous entende ! dit l’abbé Brossette en souriant pour ôter à ce mot toute sa gravité.

Madame de Montcornet devint inquiète en apercevant dans la pose et sur le visage d’Olympe une expression de crainte et de tristesse. A la manière dont une femme tire son fil à chaque point, une autre femme en surprend les pensées. En effet, quoique vêtue d’une jolie robe rose, la tête nue et soigneusement coiffée en cheveux, la femme du garde-général ne roulait pas des pensées en accord avec sa mise, avec cette belle journée, avec son ouvrage. Son beau front, son regard perdu par instants sur le sable ou dans les feuillages qu’elle ne voyait point, offraient d’autant plus naïvement l’expression d’une anxiété profonde, qu’elle ne se savait pas observée.

— Et je l’enviais !… Qui peut assombrir ses idées ?… dit la comtesse au curé.

— Madame, répondit tout bas l’abbé Brossette, expliquez donc comment, au milieu des félicités parfaites, l’homme est toujours saisi de pressentiments vagues mais sinistres ?…

— Curé, répondit Blondet en souriant, vous (vous) permettez des réponses d’évêque !… Rien n’est volé, tout se paie ! a dit Napoléon.

— Une telle maxime dite par cette bouche impériale prend des proportions égales à celles de la Société, répliqua l’abbé.

— Eh ! bien, Olympe, qu’as-tu, ma fille ? dit la comtesse en s’avançant vers son ancienne domestique. Tu sembles rêveuse, triste. Y aurait-il une bouderie dans le ménage ?…

Madame Michaud, en se levant, avait déjà changé de visage.

— Mon enfant, dit Emile avec un accent paternel, je voudrais bien savoir qui peut assombrir notre front, quand nous sommes dans ce pavillon, presque aussi bien logés que le comte d’Artois aux Tuileries. Vous avez ici l’air d’un nid de rossignols dans un fourré ! N’avons-nous pas pour mari le plus brave garçon de la Jeune-Garde, un bel homme, et qui nous aime à en perdre la tête ? Si j’avais connu les avantages que Montcornet vous accorde ici, j’aurais quitté mon état de tartinier pour devenir Garde-général, moi !

— Ce n’est pas la place d’un homme qui a votre talent, monsieur, répondit Olympe en souriant à Blondet comme à une personne de connaissance.

— Qu’as-tu donc, ma chère petite ? dit la comtesse.

— Mais, madame, j’ai peur…

— Peur ! de quoi ? demanda vivement la comtesse à qui ce mot rappela Mouche et Fourchon.

— Peur des loups ? dit Emile en faisant à madame Michaud un signe qu’elle ne comprit pas.

— Non, monsieur, des paysans. Moi qui suis née dans le Perche, où il y a bien quelques méchantes gens, je ne crois pas qu’il y en ait autant et de si méchants que dans ce pays-ci. Je n’ai pas l’air de me mêler des affaires de Michaud ; mais il se défie assez des paysans pour s’armer, même en plein jour, s’il traverse la forêt. Il dit à ses hommes d’être toujours sur le qui-vive. Il passe de temps en temps par ici des figures qui n’annoncent rien de bon. L’autre jour, j’étais le long du mur, à la source du petit ruisseau sablé qui vient du bois, et qui passe, à cinq cents pas d’ici, dans le parc par une grille, et qu’on nomme la Source-d’Argent, à cause des paillettes qu’on dit y avoir été semées par Bouret… Vous savez, madame ?… Eh ! bien, j’ai entendu deux femmes qui lavaient leur linge, à l’endroit où le ruisseau traverse l’allée de Couches, elles ne me savaient pas là. De là l’on voit notre pavillon, ces deux vieilles se le sont montré. — " En a-t-on dépensé de l’argent, disait l’une, pour celui qui a remplacé le bonhomme Courtecuisse ? — Ne faut-il pas bien payer un homme qui se charge de tourmenter le pauvre monde comme ça, répondit l’autre. — Il ne le tourmentera pas longtemps, a répondu la première, il faudra que ça finisse. Après tout, nous avons le droit de faire du bois. Défunt madame des Aigues nous laissait fagoter. Il y a de ça trente ans, ainsi c’est établi. — Nous verrons comment les choses se passeront l’hiver prochain, reprit la seconde. Mon homme a bien juré par ses grands dieux que toute la gendarmerie de la terre ne nous empêcherait pas d’aller au bois, qu’il y irait lui-même, et que tant pis !… - Parbleu, faut-il que nous mourions de froid et que nous ne cuisions point notre pain ? a demandé la première. Ils ne manquent de rien, eux autres. La petite femme de ce gueux de Michaud sera soignée, allez !… " Enfin, madame, elles ont dit des horreurs de moi, de vous, de monsieur le comte…. Elles ont fini par dire qu’on brûlerait d’abord les fermes, et puis le château….

— Bah ! dit Emile, propos de laveuses ! On volait le général, et on ne le volera plus. Ces gens-là sont furieux voilà tout ! Songez donc que le gouvernement est toujours le plus fort partout, même en Bourgogne. En cas de mutinerie, on ferait venir, s’il le fallait, tout un régiment de cavalerie.

Le curé fit, en arrière de la comtesse, des signes à madame Michaud pour lui dire de taire ses craintes qui sans doute étaient un effet de la seconde vue que donne la passion vraie. Exclusivement occupée d’un seul être, l’âme finit par embrasser le monde moral qui l’entoure et y voit les éléments de l’avenir. Dans son amour, une femme éprouve les pressentiments qui, plus tard, éclairent sa maternité. De là, certaines mélancolies, certaines tristesses inexplicables qui surprennent les hommes, tout divertis d’une pareille concentration par les grands soins de la vie, par leur activité continuelle. Tout amour vrai devient, chez la femme, une contemplation active plus ou moins lucide, plus ou moins profonde selon les caractères.

— Allons, mon enfant, montre ton pavillon à monsieur Emile, dit la comtesse devenue si pensive qu’elle oublia la Péchina pour qui cependant elle était venue.

L’intérieur du pavillon restauré se trouvait en harmonie avec son splendide extérieur. Au rez-de-chaussée, en y rétablissant les divisions primitives, l’architecte envoyé de Paris avec des ouvriers, grief vivement reproché par les gens de La-Ville-aux-Fayes au bourgeois des Aigues, avait ménagé quatre pièces. D’abord, une antichambre au fond de laquelle tournait un vieil escalier de bois à balustres, et derrière laquelle s’étendait une cuisine ; puis, de chaque côté de l’antichambre, une salle à manger et le salon plafonné d’armoiries, boisé tout en chêne devenu noir. Cet artiste, choisi par madame de Montcornet pour la restauration des Aigues, eut soin de mettre en harmonie le mobilier de ce salon avec les décors anciens. A cette époque, la mode ne donnait pas encore des valeurs exagérées aux débris des siècles passés. Les fauteuils en noyer sculpté, les chaises à dos élevés et garnies en tapisserie, les consoles, les horloges, les hautes-lices, les tables, les lustres enfouis chez les revendeurs d’Auxerre et de La-Ville-aux-Fayes, étaient de cinquante pour cent meilleur marché que les meubles de pacotille du faubourg Saint-Antoine. L’architecte avait donc acheté deux ou trois charretées de vieilleries bien choisies qui, réunies à ce qui fut mis hors de service au château, fit du salon de la porte d’Avonne une espèce de création artistique. Quant à la salle à manger, il la peignit en couleur de bois, il y tendit des papiers dits écossais, et madame Michaud y mit aux croisées des rideaux de percale blanche à bordure verte, des chaises en acajou garnies en drap vert, deux énormes buffets et une table en acajou. Cette pièce, ornée de gravures militaires, était chauffée par un poêle en fayence, de chaque côté duquel se voyaient des fusils de chasse. Ces magnificences si peu coûteuses, avaient été présentées dans toute la vallée comme le dernier mot du luxe asiatique. Chose étrange, elles excitèrent la convoitise de Gaubertin qui, tout en se promettant de mettre les Aigues en pièces, se réserva dès lors, in petto, ce pavillon splendide.

Au premier étage, trois chambres composaient l’habitation du ménage. On apercevait aux fenêtres des rideaux de mousseline qui rappelaient à un Parisien les dispositions et les fantaisies particulières aux existences bourgeoises. Là, madame Michaud, livrée à elle-même, avait voulu des papiers satinés. Sur la cheminée de sa chambre, meublée de ce meuble vulgaire en acajou et en velours d’Utrecht, du lit à bateau et à colonnes avec la couronne d’où descendaient des rideaux de mousseline brodée, se voyait une pendule en albâtre entre deux flambeaux couverts d’une gaze et accompagnés de deux vases de fleurs artificielles sous leur cage de verre, le présent conjugal du maréchal-des-logis. Au-dessus, sous le toit, les chambres de la cuisinière, du domestique et de la Péchina s’étaient ressenties de cette restauration.

— Olympe, ma fille, tu ne me dis pas tout ? demanda la comtesse en entrant dans la chambre de madame Michaud et laissant sur l’escalier Emile et le curé qui descendirent en entendant la porte se fermer.

Madame Michaud, que l’abbé Brossette avait interloquée, livra, pour se dispenser de parler de ses craintes beaucoup plus vives qu’elle ne le disait, un secret qui rappela l’objet de sa visite à la comtesse.

— J’aime Michaud, madame, vous le savez ; eh ! bien, seriez-vous contente de voir près de vous, chez vous, une rivale ?…

— Une rivale…

— Oui, madame, cette moricaude que vous m’avez donnée à garder, aime Michaud sans le savoir, pauvre petite ! .. La conduite de cette enfant, longtemps un mystère pour moi, s’est éclaircie depuis quelques jours…

— A treize ans ?…

— Oui, madame…. Et vous avouerez qu’une femme grosse de trois mois, qui nourrira son enfant elle-même, peut avoir des craintes ; mais pour ne pas vous les dire devant ces messieurs, je vous ai parlé de sottises sans importance, ajouta finement la généreuse femme du garde-général.

Madame Michaud ne redoutait guère Geneviève Niseron, et depuis quelques jours elle éprouvait des frayeurs mortelles que par méchanceté les paysans se plaisaient à nourrir, après les avoir inspirées.

— Et, à quoi t’es-tu aperçue de…

— A rien et à tout ! répondit Olympe en regardant la comtesse. Cette pauvre petite est à m’obéir d’une lenteur de tortue, et d’une vivacité de lézard à la moindre chose que demande Justin. Elle tremble comme une feuille au son de la voix de mon mari, elle a le visage d’une sainte qui monte au ciel quand elle le regarde ; mais elle ne se doute pas de l’amour, elle ne sait pas qu’elle aime.

— Pauvre enfant ! dit la comtesse avec un sourire et un accent pleins de naïveté.

— Ainsi, reprit madame Michaud après avoir répété le sourire de son ancienne maîtresse, Geneviève est sombre quand Justin est dehors ; et, si je lui demande à quoi elle pense, elle me répond en me disant qu’elle a peur de monsieur Rigou, des bêtises !… Elle croit que tout le monde a envie d’elle, qui ressemble à l’intérieur d’un tuyau de cheminée. Lorsque Justin bat les bois la nuit, l’enfant est inquiète autant que moi. Si j’ouvre la fenêtre en écoutant le trot du cheval de mon mari, je vois une lueur chez la Péchina, comme on la nomme, qui me prouve qu’elle veille, qu’elle l’attend ; enfin, elle ne se couche, comme moi, que lorsqu’il est rentré.

— Treize ans ! dit la comtesse, la malheureuse !…

— Malheureuse ?… reprit Olympe, non. Cette passion d’enfant la sauvera.

— De quoi ? demanda madame de Montcornet.

— Du sort qui attend ici presque toutes les filles de son âge. Depuis que je l’ai décrassée, elle est devenue moins laide, elle a quelque chose de bizarre, de sauvage qui saisit les hommes… Elle est si changée que madame ne la reconnaîtra pas. Le fils de cet infâme cabaretier du Grand-I-Vert, Nicolas, le plus mauvais drôle de la commune en veut à cette petite, il la poursuit comme un gibier. S’il n’est guère croyable qu’un homme, riche comme l’est monsieur Rigou et qui change de servante tous les trois ans, ait pu persécuter dès l’âge de douze ans un laideron, il paraît certain que Nicolas Tonsard court après la Péchina, Justin me l’a dit. Ce serait affreux, car les gens de ce pays-ci vivent vraiment comme des bêtes ; mais, Justin, nos deux domestiques et moi, nous veillons sur la petite, ainsi soyez tranquille, madame ; elle ne sort jamais seule, qu’en plein jour, et encore pour aller d’ici à la porte de Couches. Si, par hasard, elle tombait dans une embûche, son sentiment pour Justin lui donnerait la force et l’esprit de résister, comme les femmes qui ont une préférence résistent à un homme haï.

— C’est pour elle que je suis venue ici, reprit la comtesse, je ne savais pas combien il était utile pour toi que j’y vinsse ; car, mon enfant, elle embellira, cette fille….

— Oh ! madame, reprit Olympe en souriant, je suis sûre de Justin. Quel homme ! quel cœur !… Si vous saviez quelle reconnaissance profonde il a pour son général, à qui, dit-il, il doit son bonheur. Il n’a que trop de dévoûment, il risquerait sa vie comme à la guerre, et il oublie que maintenant il peut se trouver père de famille….

— Allons ! je te regrettais, dit la comtesse en jetant à Olympe un regard qui la fit rougir ; mais je ne regrette plus rien, je te vois heureuse. Quelle sublime et noble chose que l’amour dans le mariage !… ajouta-t-elle.

Virginie de Troisville resta songeuse, et madame Michaud respecta ce silence.

— Voyons ! cette petite est probe ? demanda la comtesse en se réveillant comme d’un rêve.

— Autant que moi, madame, répondit madame Michaud.

— Discrète ?…

— Comme une tombe.

— Reconnaissante ?…

— Ah ! madame, elle a des retours d’humilité pour moi qui dénotent une nature angélique ; elle vient me baiser les mains, elle me dit des mots à renverser. — " Peut-on mourir d’amour ? me demandait-elle avant-hier. — Pourquoi me fais-tu cette question ? lui ai-je dit. — C’est pour savoir si c’est une maladie ! "

— Elle a dit cela ?… s’écria la comtesse.

— Si je me rappelais tous ses mots, je vous en dirais bien d’autres, répondit Olympe, elle a l’air d’en savoir plus que moi….

— Crois-tu, mon enfant, qu’elle puisse te remplacer près de moi, car je ne puis me passer d’une Olympe, dit la comtesse en souriant avec une sorte de tristesse.

— Pas encore, madame, elle est trop jeune ; mais, dans deux ans, oui… Puis, s’il était nécessaire qu’elle s’en allât d’ici, je vous en préviendrais. Son éducation est à faire, elle ne sait rien du monde. Le grand-père de Geneviève, le père Niseron, est un de ces hommes qui se laisseraient couper le cou plutôt que de mentir, il mourrait de faim auprès d’un dépôt, cela tient à ses opinions, et sa petite-fille est élevée dans ces sentiments-là… La Péchina se croirait votre égale, car le bonhomme a fait d’elle, comme il le dit, une républicaine, de même que le père Fourchon fait de Mouche un bohémien. Moi, je ris de ces écarts ; mais vous, vous pourriez vous en fâcher, elle ne vous révère que comme sa bienfaitrice, et non comme une supérieure. Que voulez-vous, c’est sauvage à la façon des hirondelles… Le sang de la mère est aussi pour quelque chose dans tout cela…

— Qu’était donc sa mère ?

— Madame ne connaît pas cette histoire-là, dit Olympe. Eh ! bien, le fils du vieux sacristain de Blangy, un garçon superbe, à ce que m’ont dit les gens du pays, a été pris par la grande réquisition. Ce Niseron ne se trouvait encore que simple canonnier en 1809, dans un corps d’armée qui, du fond de l’Illyrie et de la Dalmatie, a eu l’ordre d’accourir par la Hongrie pour couper la retraite à l’armée autrichienne, dans le cas où l’Empereur gagnerait la bataille de Wagram. C’est Michaud qui m’a raconté la Dalmatie, il y est allé. Niseron, en sa qualité de bel homme, avait conquis à Zara le cœur d’une Monténégrine, une fille de la montagne à qui la garnison française ne déplaisait pas. Perdue dans l’esprit de ses compatriotes, l’habitation de la ville était impossible à cette fille après le départ des Français. Zéna Kropoli, dite injurieusement la Française, a donc suivi le régiment d’artillerie, elle est revenue en France après la paix. Auguste Niseron sollicitait la permission d’épouser la Monténégrine, alors grosse de Geneviève ; mais la pauvre femme est morte à Vincennes des suites de l’accouchement, en janvier 1810. Les papiers indispensables pour qu’un mariage soit bon sont arrivés quelques jours après, Auguste Niseron a donc écrit à son père de venir chercher l’enfant avec une nourrice du pays et de s’en charger ; il a eu bien raison, car il a été tué d’un éclat d’obus à Montereau. Inscrite sous le nom de Geneviève et baptisée à Soulanges, cette petite Dalmate a été l’objet de la protection de mademoiselle Laguerre que cette histoire a touchée beaucoup, car il semble que ce soit dans le destin de cette petite d’être adoptée par les maîtres des Aigues. Dans le temps, le père Niseron a reçu du château la layette et des secours en argent.

En ce moment, de la fenêtre devant laquelle la comtesse et Olympe se tenaient, (elles) virent Michaud abordant l’abbé Brossette et Blondet qui se promenaient en causant dans le vaste espace circulaire sablé qui répétait dans le parc la demi-lune extérieure.

— Où donc est-elle ? dit la comtesse, tu me donnes une furieuse envie de la voir…

— Elle est allée porter du lait à mademoiselle Gaillard, à la porte de Couches ; elle doit être à deux pas d’ici, car voilà plus d’une heure qu’elle est partie…

— Eh ! bien, je vais avec ces messieurs au-devant d’elle, dit madame de Montcornet en descendant.

Au moment où la comtesse dépliait son ombrelle, Michaud s’avança pour lui dire que le général la laissait veuve probablement pour deux jours.

— Monsieur Michaud, dit vivement la comtesse, ne me trompez pas, il se passe quelque chose de grave ici. Votre femme a peur, et s’il y a beaucoup de gens qui ressemblent au père Fourchon, ce pays doit être inhabitable…

— Si c’était cela, madame, répondit Michaud en riant, nous ne serions pas sur nos jambes, car il est bien facile de se défaire de nous autres. Les paysans piaillent, voilà tout. Mais quant à passer de la criaillerie au fait, du délit au crime, ils tiennent trop à la vie, à l’air des champs… Olympe vous aura rapporté des propos qui l’ont effrayée, mais elle est dans un état à s’effrayer d’un rêve, ajouta-t-il en prenant le bras de sa femme et le pesant sur le sien de manière à lui dire de se taire désormais.

— Cornevin ! Juliette ! cria madame Michaud qui vit bientôt la tête de sa vieille cuisinière à la croisée, je vais à deux pas, veillez au pavillon.

Deux chiens énormes qui se mirent à hurler montrèrent que l’effectif de la garnison de la Porte d’Avonne était assez considérable. En entendant les chiens, Cornevin, un vieux Percheron, le père nourricier d’Olympe, sortit du massif et fit voir une de ces têtes comme il ne s’en fabrique que dans le Perche. Cornevin avait dû chouanner en 1793 et 1799.

Tout le monde accompagna la comtesse dans celle des six allées de la forêt qui menait directement à la porte de Couches, et que traversait la source d’Argent. Madame de Montcornet allait en avant, avec Blondet. Le curé, Michaud et sa femme se parlaient à voix basse de la révélation qui venait d’être faite à madame de l’état du pays.

— Peut-être est-ce providentiel, disait le curé, car si madame le veut, nous arriverions, à force de bienfaits et de douceur, à changer ces gens-là…

A six cents pas environ du pavillon, au-dessous du ruisseau, la comtesse aperçut dans l’allée une cruche rouge cassée et du lait répandu.

— Qu’est-il arrivé à la petite ?… dit-elle en appelant Michaud et sa femme qui retournaient au pavillon.

— Un malheur comme à Perrette, lui répondit Emile Blondet.

— Non, la pauvre enfant a été surprise et poursuivie, car la cruche a été jetée sur le côté, dit l’abbé Brossette en examinant le terrain.

— Oh ! c’est bien là le pied de la Péchina, dit Michaud. L’empreinte des pieds tournés vivement révèle une sorte de terreur subite. La petite s’est élancée violemment du côté du pavillon en voulant y retourner.

Tout le monde suivait les traces montrées du doigt par le garde-général qui marchait en les observant, et qui s’arrêta dans le milieu de l’allée, à cent pas de la cruche cassée, à l’endroit où cessaient les marques des pieds de la Péchina.

— Là, reprit-il, elle s’est dirigée vers l’Avonne, peut-être était-elle cernée du côté du pavillon.

— Mais, s’écria madame Michaud, il y a plus d’une heure qu’elle est absente.

Une même terreur se peignit sur toutes les figures. Le curé courut vers le pavillon en examinant l’état du chemin, pendant que Michaud, mû par la même pensée, remonta l’allée vers Couches.

— Oh ! mon Dieu, elle est tombée là, dit Michaud en revenant de l’endroit où cessaient les empreintes vers le ruisseau d’Argent, à celui où elles cessaient également au milieu de l’allée, en montrant une place… Tenez ?…

Tout le monde vit en effet sur le sable de l’allée la trace d’un corps étendu.

— Les empreintes qui vont vers le bois sont celles de pieds chaussés de semelles en tricot…, dit le curé.

— C’est des pieds de femme, dit la comtesse.

— Et, là-bas, à l’endroit de la cruche cassée, les empreintes sont celles des pieds d’un homme, ajouta Michaud.

— Je ne vois pas trace de deux pieds différents, dit le curé, qui suivit jusqu’au bois la trace des chaussures de femme.

— Elle aura, certes, été prise et emportée dans le bois, s’écria Michaud.

— Si c’est un pied de femme, ce serait inexplicable, s’écria Blondet.

— Ce sera quelque plaisanterie de ce monstre de Nicolas, dit Michaud, depuis quelques jours, il guette la Péchina. Ce matin, je me suis tenu pendant deux heures sous le pont d’Avonne pour surprendre mon drôle, qu’une femme aura peut-être aidé dans son entreprise.

— C’est affreux ! dit la comtesse.

— Ils croient plaisanter, ajouta le curé d’un ton amer et triste.

— Oh ! la Péchina ne se laissera pas arrêter, dit le garde-général, elle est capable d’avoir traversé l’Avonne à la nage… Je vais visiter les bords de la rivière. Toi, ma chère Olympe, retourne au pavillon, et vous, messieurs, ainsi que madame, promenez-vous dans l’allée vers Couches.

— Quel pays !… dit la comtesse.

— Il y a de mauvais garnements partout, reprit Blondet.

— Est-il vrai, monsieur le curé, demanda madame de Montcornet, que j’aie sauvé cette petite des griffes de Rigou ?

— Toutes les jeunes filles au-dessous de quinze ans que vous voudrez recueillir au château seront arrachées à ce monstre, répondit l’abbé Brossette. En essayant d’attirer cette enfant chez lui, dès l’âge de douze ans, madame, l’apostat voulait satisfaire à la fois et son libertinage et sa vengeance. En prenant le père Niseron pour sacristain j’ai pu faire comprendre à ce bonhomme les intentions de Rigou, qui lui parlait de réparer les torts de son oncle, mon prédécesseur à la cure. C’est un des griefs de l’ancien maire contre moi, sa haine en est accrue…. Le père Niseron a déclaré solennellement à Rigou qu’il le tuerait, s’il arrivait malheur à Geneviève, et il l’a rendu responsable de toute atteinte à l’honneur de cette enfant. Je ne serais pas éloigné de voir dans la poursuite de Nicolas Tonsard quelque infernale combinaison de cet homme, qui se croit tout permis ici….

— Il ne craint donc pas la justice ?… dit Blondet.

— D’abord, il est le beau-père du Procureur du Roi, répondit le curé qui fit une pause. Puis vous ne soupçonnez pas, reprit-il, l’insouciance profonde de la police cantonale et du Parquet à l’égard de ces gens-là. Pourvu que les paysans ne brûlent pas les fermes, qu’ils n’assassinent pas, qu’ils n’empoisonnent pas, et qu’ils paient leurs contributions, on les laisse faire ce qu’ils veulent entr’eux ; et, comme ils sont sans principes religieux, il se passe des choses affreuses. De l’autre côté du bassin de l’Avonne, les vieillards impotents tremblent de rester à la maison, car alors on ne leur donne plus à manger ; aussi vont-ils aux champs tant que leurs jambes peuvent les porter ; s’ils se couchent, ils savent très-bien que c’est pour mourir, faute de nourriture. Monsieur Sarcus, le juge-de-paix, a dit que si l’on faisait le procès à tous les criminels, l’État se ruinerait en frais de justice.

— Il ne manque pas d’esprit, ce magistrat, s’écria Blondet.

— Monseigneur connaissait bien la situation de cette vallée et surtout cette commune, dit en continuant le curé. La religion peut seule réparer tant de maux, la loi, telle qu’elle est, me semble impuissante…

Le curé fut interrompu par des cris partant du bois, et la comtesse, précédée d’Emile et de l’abbé, s’y enfonça courageusement en courant dans la direction indiquée par les cris.