Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 268a-268i).

ROBERT NELSON


Pendant que Wolfred Nelson se distinguait à Saint-Denis par sa science médicale et ses idées libérales, son frère Robert Nelson en faisait autant à Montréal.

Il donna, dès son bas âge, des preuves d’une rare intelligence, d’un caractère fortement trempé. Après des études sérieuses sous le docteur Arnoldi, médecin célèbre de son temps, il s’établit à Montréal et se fit en peu de temps une clientèle considérable. Il se livra surtout à l’étude de la chirurgie et acquit dans cette science une immense réputation.

C’était l’homme des cas difficiles, des grandes opérations ; le bruit de ses succès se répandant au loin, on venait à lui de toutes les parties du pays. Ses cures remarquables et ses écrits portèrent son nom jusque dans les pays étrangers, et en Angleterre comme aux États-Unis, on le considérait comme un des premiers médecins de l’époque.

Un jour, dans un voyage qu’il fit en France, il assistait, dans un hôpital, à une opération des plus délicates. Un moment vint où le médecin opérateur parut embarrassé et menaça de faire fausse route. Robert Nelson ayant pris la liberté d’en faire la remarque, le médecin français lui remit son instrument entre les mains et lui dit :

— Eh bien ! faites vous-même, monsieur.

Nelson se mit à l’œuvre et fit l’opération au milieu des applaudissements des médecins et étudiants présents.

Un homme marquant de ce pays, l’un de ses amis, avait reçu une balle dans la cuisse, en se battant en duel. Nelson n’ayant pu lui extraire cette balle, malgré tous ses efforts, alla en Angleterre consulter les meilleurs chirurgiens de ce pays.

Ceux-ci lui dirent que l’opération était impossible, et l’un d’eux ajouta que si elle eût été possible, Robert Nelson l’aurait faite.

Il lui arriva plusieurs fois d’étonner les médecins étrangers du plus grand mérite par la hardiesse et la justesse de ses idées.

Le premier dans le pays il fit l’opération de la pierre et réussit complètement dans plusieurs cas.

Mais les succès professionnels ne suffisaient pas à cette nature militante, à cette intelligence active.

Ami des Canadiens-Français dont il avait appris à apprécier le caractère loyal, il ne put rester longtemps indifférent au spectacle de cette brave population aux prises avec l’arbitraire. Naturellement porté à soutenir la liberté contre la tyrannie, le droit contre l’injustice, il épousa notre cause et devint l’un des champions les plus ardents du parti libéral.

Les Canadiens crurent bon d’envoyer un pareil homme les représenter dans la Chambre d’assemblée ; ils l’élurent pour Montréal, en 1827, avec l’hon. Louis-Joseph Papineau. Robert Nelson, qui était plutôt un homme d’action qu’un orateur, parla peu, mais il prit place parmi les chefs de la majorité, fut toujours du côté des résolutions hardies, de la résistance au mauvais vouloir du gouvernement. Cependant les exigences de sa nombreuse et riche clientèle l’empêchant de vaquer à ses devoirs de député comme il l’aurait désiré, il quitta la Chambre.

Néanmoins, aux élections générales de 1834. il fut élu de nouveau avec M. Papineau dans la division-ouest de Montréal.

L’élection dura trois semaines. Comme il n’y avait qu’un poll et que l’officier-rapporteur était obligé de le tenir ouvert tant qu’il ne s’écoulait pas une heure sans qu’un vote fût donné, on s’explique les lenteurs et les désordres qu’entraînait un pareil système. Tous les jours c’étaient des rixes, des batailles à coups de poing, de bâton ou de pierre. Enfin l’officier-rapporteur, le docteur Lusignan, qui avait bravement fait son devoir, déclara qu’il ne pouvait plus tenir le poll ouvert sans danger pour sa vie et celle des électeurs et proclama Papineau et Nelson élus.

Comme nous avons déjà parlé des événements qui précédèrent l’insurrection de 37, nous nous contenterons de dire que Robert Nelson fut un de ceux qui persistèrent le plus énergiquement à refuser les subsides au gouvernement, tant que justice n’aurait pas été faite conformément aux 92 résolutions. Il fut un des membres des plus actifs du comité central, l’un des orateurs les plus véhéments dans les assemblées qui eurent lieu.

Il ne prit aucune part cependant à l’insurrection de l’automne de 1837.

Il vaquait tranquillement à ses devoirs professionnels, lorsque, deux ou trois jours après la bataille de Saint-Denis, où son frère Wolfred avait battu les troupes, il fut arrêté et jeté en prison. Il sortit, peu de jours après, sous caution.

Mais cette arrestation et la nouvelle des mauvais traitements qu’on avait fait subir à son frère et des excès commis par les troupes à Saint-Charles, à Saint-Eustache et à Saint-Benoit, exaspérèrent cette nature fière et sensible. Il partit pour les États-Unis, la tête grosse de projets, le cœur plein de vengeance.

Il y trouva M. Papineau, le docteur Côté, Malhiot, Rodier, Davignon et cinq ou six cents patriotes, tous décidés comme lui à prendre leur revanche, à rentrer, les armes à la main, dans leur foyers dévastés. Déjà, M. Papineau avait jeté dans les esprits l’idée d’une organisation en faveur de l’indépendance du pays et de l’établissement d’une république canadienne. Quelques-uns des hommes les plus importants de l’État de New-York avaient promis de favoriser ce mouvement, en fournissant des armes et de l’argent.

Des dissentiments ayant éclaté entre les chefs canadiens, Robert Nelson se mit à la tête du mouvement, rallia les Canadiens émigrés autour de lui et fit tous les préparatifs nécessaires pour envahir le Canada.

Tout le monde se mit à l’œuvre avec enthousiasme ; les uns fondaient des balles, les autres achetaient ou empruntaient des fusils, tous, le soir, se réunissaient pour faire l’exercice. Les encouragements qu’ils recevaient des citoyens américains et même des autorités militaires leur donnaient la plus grande confiance dans le succès. Aussi, à la fin du mois de février, Nelson franchit la frontière avec quelques centaines d’hommes, et lança la proclamation suivante :


« DÉCLARATION. »


« Attendu que le solennel contrat fait avec le peuple du Bas-Canada et enregistré dans le livre des Statuts du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, comme le ch. 31 de l’Acte passé dans la 31e année du règne du roi George iii, a été continuellement violé par le gouvernement britannique, et nos droits usurpés ; — et attendu que nos humbles pétitions, adresses, protêts et remontrances contre cette conduite préjudiciable et inconstitutionnelle, ont été faits en vain ; — que le gouvernement britannique a disposé de notre revenu sans le consentement constitutionnel de notre législature locale, qu’il a pillé notre trésor, qu’il a arrêté et emprisonné grand nombre de nos concitoyens, qu’il a répandu par tout le pays une armée mercenaire dont la présence est accompagnée par la consternation et l’alarme, dont la trace est rougie du sang de notre peuple, qui a réduit nos villages en cendres, profané nos temples, et semé par tout le pays la terreur et la désolation ; — et attendu que nous ne pouvons plus longtemps souffrir les violations répétées de nos droits les plus chers et supporter patiemment les outrages et les cruautés multiples du gouvernement du Bas-Canada : — Nous, au nom du peuple du Bas-Canada, reconnaissant les décrets de la divine Providence qui nous permet de renverser un gouvernement qui a violé l’objet et l’intention de sa création et de faire choix de cette forme de gouvernement qui rétablira l’empire de la justice, assurera la tranquillité domestique. pourvoira à la défense commune, augmentera le bien général, et garantira à nous et à notre postérité les avantages de la liberté civile et religieuse ;

« Déclarons solennellement :

1° Que de ce jour et à l’avenir, le peuple du Bas-Canada est libre de toute allégeance à la Grande-Bretagne, et que le lien politique entre ce pouvoir et le Bas-Canada, est maintenant rompu.

2° Qu’une forme républicaine de gouvernement est celle qui convient le mieux au Bas-Canada, qui est ce jour déclaré être une république.

3° Que sous le gouvernement libre du Bas-Canada, tous les individus jouiront des mêmes droits : les sauvages ne seront plus soumis à aucune « disqualification » civile, mais jouiront des mêmes droits que tous les autres citoyens du Bas-Canada.

4° Que toute union entre l’Église et l’État est par la présente déclarée être dissoute, et toute personne aura le droit d’exercer librement telle religion ou croyance qui lui sera dictée par sa conscience.

5° La tenure féodale ou seigneuriale des terres est par la présente abolie, aussi complètement que si telle tenure n’eût jamais existé au Canada.

6° Que toute personne qui prendra les armes ou qui donnera autrement de l’aide au Canada, dans sa lutte pour l’émancipation, sera et est déchargée de toutes dettes ou obligations réelles ou supposées résultant d’arrérages des droits seigneuriaux ci-devant en existence.

7° Que le douaire coutumier est, pour l’avenir, aboli et prohibé.

8° Que l’emprisonnement pour dettes n’existera pas davantage, excepté dans certains cas de fraude qui seront spécifiés, dans un acte à être plus tard passé à cette fin par la Législature du Bas-Canada.

9° Que la condamnation à mort ne sera plus prononcée ni exécutée, excepté dans les cas de meurtre.

10° Que toutes les hypothèques sur les terres seront spéciales, et pour être valides seront enregistrées dans des bureaux il être établis pour cette fin par un acte de la Législature du Bas-Canada.

11° Que la liberté et l’indépendance de la presse existeront dans toutes les matières et affaires publiques.

12° Que le procès par jury est assuré au peuple du Bas-Canada, dans son sens le plus étendu et le plus libéral, dans tous les procès criminels, et aussi dans les procès civils au-dessus d’une somme à être fixée par la législature de l’État du Bas-Canada.

13° Que comme une éducation générale et publique est nécessaire et est due au peuple par le gouvernement, un acte y pourvoyant sera passé aussitôt que les circonstances le permettront.

14° Que pour assurer la franchise électorale, toutes les élections se feront au scrutin secret.

15° Que dans le plus court délai possible, le peuple choisira des délégués, suivant la présente division du pays en comtés, villes et bourgs, lesquels formeront une convention ou corps législatif, pour formuler une constitution suivant les besoins du pays, conforme aux dispositions de cette déclaration, sujette à être modifiée suivant la volonté du peuple.

16° Que chaque individu du sexe masculin, de l’âge de vingt-un ans et plus, aura le droit de voter comme il est pourvu par la présente, et pour l’élection des susdits délégués.

17° Que toutes les terres de la Couronne, et aussi celles qui sont appelées Réserves du Clergé, et aussi celles qui sont nominalement en la possession d’une certaine compagnie de propriétaires en Angleterre, appelée : « La Compagnie des Terres de l’Amérique Britannique du Nord, » sont de droit la propriété de l’État du Bas-Canada, et excepté telles parties des dites terres qui peuvent être en possession de personnes qui les détiennent de bonne foi, et auxquelles des titres seront assurés et accordés en vertu d’une loi qui sera passée pour légaliser la dite possession et donner un titre pour tels lots de terre dans les townships qui n’en ont pas, et qui sont en culture ou améliorés.

18° Que les langues française et anglaise seront en usage dans toutes les affaires publiques.

Et pour l’accomplissement de cette déclaration, et pour le soutien de la cause patriotique dans laquelle nous sommes maintenant engagés avec une ferme confiance dans la protection du Tout-Puissant et la justice de notre conduite, — nous, par ces présentes, nous engageons solennellement les uns envers les autres, nos vies et nos fortunes et notre honneur le plus sacré.

Par ordre du gouvernement provisoire.

Robert Nelson, Président.


Cette déclaration porte naturellement l’empreinte d’une situation où les esprits étaient surexcités, où les idées avaient plus de fermeté que de justesse, mais on y trouve des sentiments et des intentions qui méritent d’être respectés, et plusieurs des mesures proposées sont passées dans nos lois.

Mais les projets des patriotes avaient transpiré, et des mesures avaient été prises par les autorités canadiennes et américaines pour faire avorter leur entreprise. Ils avaient à peine mis le pied sur le sol canadien qu’ils se trouvèrent entre deux feux, attaqués d’un côté avec énergie par les loyaux anglais et poursuivis de l’autre par les troupes américaines. Ils regagnèrent la frontière et furent presque tous arrêtés et désarmés par les troupes américaines.

Nelson et les autres chefs canadiens ne se découragèrent pas. Voyant que leur expédition avait avorté, faute de discrétion et de préparatifs nécessaires, ils eurent l’idée d’unir tous ceux qui voudraient contribuer à l’indépendance du Canada par les liens d’une vaste société secrète.

Ils fondèrent l’association des « Chasseurs » qui partout aux États-Unis comme au Canada, fit de nombreux adhérents et recruta ses membres dans toutes les classes de la société. L’association avait quatre degrés : « L’Aigle » dont le rang correspondait à celui de chef de division ; le « Castor » qui avait l’autorité d’un capitaine ; la « Raquette » qui avait neuf hommes sous son commandement ; le « Chasseur » ou simple soldat. Chaque degré avait ses signes particuliers. Par exemple, pour savoir si la personne à qui on parlait faisait partie de l’association, on lui disait : « Chasseur, c’est aujourd’hui mardi. » La personne devait répondre : « mercredi. » Il y avait aussi une certaine manière de se donner la main, qui était l’un des signes de l’association. Toute personne qui voulait entrer dans les « Chasseurs » prêtait le serment suivant :

« Je, A. D…, de mon consentement et en présence de Dieu Tout-Puissant, jure solennellement d’observer les secrets, signes et mystères de la société dite des « Chasseurs, » de ne jamais écrire, peindre ou faire connaître d’une manière quelconque les révélations qui m’auraient été faites par une société ou une loge de Chasseurs, d’être obéissant aux règles et règlements que la société pourra faire, si cela se peut sans nuire grandement à mes intérêts, ma famille ou ma propre personne ; d’aider de mes avis, soins, propriétés, tout frère Chasseur dans le besoin, de l’avertir à temps des malheurs qui le menacent. Tout cela je le promets sans restriction et consens de voir mes propriétés détruites et d’avoir moi-même le cou coupé jusqu’à l’os. »

Le but de l’association était de conquérir l’indépendance du Canada, au moyen d’un soulèvement général qui devait avoir lieu au commencement de l’automne 1838, en même temps que l’invasion du pays en plusieurs endroits par des bandes armées de Canadiens émigrés et de citoyens américains. Le Haut-Canada, sous la direction de McKenzie et de McLeod, devait prendre part au mouvement, et les patriotes comptaient beaucoup encore sur l’aide ou du moins la neutralité des Américains.

Le lecteur trouvera ailleurs le récit des événements de 1838 et du combat d’Odeltown. C’est une triste affaire dont les résultats furent déplorables.


Robert Nelson ruiné, couvert de dettes, sous le coup d’une accusation de haute trahison, qui lui fermait les portes de la patrie, et fortement soupçonné d’avoir manqué de courage à Odeltown, partit pour la Californie, ce pays de l’or et des illusions, d’où l’on ne rapporte souvent ni l’un ni l’autre.

Nelson n’eut pas besoin de creuser la terre pour trouver de l’or, on lui en apporta, tous les jours, plein les mains, en paiement de ses services comme médecin et chirurgien. Il avait un champ vaste pour exercer son talent dans cette Babel où tout se prêtait au développement des passions et des vices de ces millions d’hommes qu’aucun lien ne retenait, qu’aucune loi ne gouvernait. Au bout de quelques années, il était en possession d’une belle fortune ; mais il n’en jouit pas longtemps, car un agent infidèle lui vola cette fortune qui lui avait coûté tant de travaux et de fatigues.

Revenu à New-York, il se remit à exercer sa profession qui put lui procurer encore une existence honorable. À des hommes comme Robert Nelson il reste toujours une chose qu’on ne peut enlever, que partout l’on recherche et l’on admire… le talent, cette science médicale surtout qui fait que l’univers entier est leur patrie.

C’est là, à New-York, que Robert Nelson passa les dernières années de sa vie, dans l’étude et la méditation. Lorsque M. Lafontaine eut fait tomber l’accusation de haute trahison qui pesait sur lui, ses parents et amis essayèrent vainement de le faire revenir au Canada. Il refusa avec obstination, disant qu’il ne reviendrait jamais tant que le Canada serait sous la domination anglaise. Il y vint cependant, deux ou trois fois, pour faire des opérations importantes.

Robert Nelson était brun, de moyenne taille, mais vigoureux ; il avait l’œil perçant, le regard vif et profond, la physionomie sévère. Il parlait peu ; ses discours étaient concis mais énergiques, il allait droit à son but, sans ménagement, sans déguisement. Il était d’un caractère énergique, hardi, original, aventureux et indépendant, entier dans ses opinions et ses sentiments.