Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 199-206).

CARDINAL


Joseph-Narcisse Cardinal naquit à Saint-Constant, le 8 février 1808, d’une honnête famille de cultivateurs. Après avoir fait un bon cours d’études au collège de Montréal, il étudia la loi sous M. Georges Lepailleur, de Châteauguay, dont il devint l’associé, lorsqu’il eut fini sa cléricature. En 1831, il épousait Mlle  Eugénie Saint-Germain et goûtait dans ce mariage autant de bonheur qu’il en avait espéré. Aux élections générales de 1834, on l’avait élu par acclamation député du comté de Laprairie.

En 1837, Cardinal avait tout ce qu’il faut pour aimer la vie, être heureux : une femme de cœur, quatre jeunes enfants, une belle clientèle, une grande popularité. Il était aimé pour sa bonté, estimé pour son talent et son honnêteté, admiré pour son patriotisme. Ce n’était pas un homme enthousiaste, exalté, il était calme, réfléchi, prudent, mais déterminé, entêté même une fois décidé.

Il resta tranquille pendant l’insurrection de 1837 ; il croyait et disait à qui voulait l’entendre que c’était une échauffourée, qu’aucun mouvement ne réussirait sans l’aide des Américains. Il voulait une insurrection sérieuse, faite avec de l’argent, des fusils et des canons, et ayant pour but l’indépendance du pays.

Les derniers actes du gouverneur et les propositions de lord John Russell l’avaient exaspéré et convaincu que l’émancipation seule sauverait la liberté du pays. Il cachait si peu ses pensées que son abstention, pendant l’insurrection de 1837, n’empêcha pas les bureaucrates du comté de Laprairie de chercher à le faire arrêter. Sa femme et ses amis lui ayant conseillé de se soustraire à la vengeance de ses ennemis, il partit pour les États-Unis et se rendit à Covington où il rencontra Nelson et bon nombre d’autres patriotes réfugiés.

Un seul sentiment anima bientôt ces braves gens, c’était de rentrer dans leur pays, les armes à la main.

Cardinal promit de se dévouer à tout mouvement qui aurait l’appui des États-Unis.

Il revint au Canada, dans le mois de février, et se fiant à ce qu’on lui disait relativement aux secours étrangers que les patriotes devaient recevoir, il travailla énergiquement au succès de l’insurrection de 1838.

Le 3 novembre, Cardinal et Duquette étaient à la tête des patriotes qui allèrent au village de Caughnawaga pour s’emparer des armes des sauvages. Nous avons déjà fait le récit de cette triste expédition, de l’arrestation de Cardinal et de ses compagnons, de leur procès et condamnation.

C’est le 8 que Cardinal, Duquette et François-Maurice Lepailleur furent condamnés à mourir.

M. Lepailleur échappa cependant à l’échafaud ; il fut transporté en Australie d’où il revint après cinq ans d’un exil douloureux. Il s’établit à Montréal, épousa la veuve de son pauvre ami Cardinal, et devint l’un des citoyens les plus paisibles et les plus estimés de notre ville. Il vit encore, jouit d’une bonne santé et se propose de vivre encore longtemps.

M. Lepailleur a passé avec Cardinal et Duquette les derniers jours de leur vie, il a été le confident de leurs dernières pensées, le témoin des luttes de leur âme contre les affections qui les attachaient à la terre.

Il ne peut raconter, sans être profondément ému, ce qu’il a vu et entendu.

Il nous montre Cardinal ferme, impassible, résigné lorsqu’il ne pense qu’à lui-même, au sacrifice de sa vie, mais attendri, bouleversé par moments, lorsqu’il songe à sa femme, à ses chers enfants. C’est dans ces tristes moments que Cardinal a écrit d’une main nerveuse ces lettres touchantes qu’on ne peut lire sans verser des larmes, où on voit comme, dans un miroir, le fond tendre et généreux de cette nature d’élite.

Le 20 décembre, veille de son exécution, il écrit à sa femme :

« Demain, à l’heure où je t’écris, mon âme sera devant son Créateur et son Juge. Je ne crains pas ce moment redoutable. Je suis muni de toutes les consolations de la religion, et Dieu, en se donnant à moi-même, ce matin, me laisse espérer avec confiance qu’il me recevra dans son sein aussitôt après mon dernier soupir. Je suis dégagé de toute affection terrestre, et le seul regret que j’aie en mourant, c’est de te laisser, chère amie, ainsi que cinq pauvres malheureux orphelins, dont l’un est encore à naître. Je te prie de croire que sans vous, rien ne pourrait me faire désirer la vie et que je recevrais ma grâce avec plus de répugnance que de satisfaction… »

Il regrette, par dessus tout, de ne pouvoir embrasser avant de mourir, son épouse à laquelle les médecins défendent de sortir. « Qu’il est dur, lui écrit-il, de mourir sans te donner le baiser d’adieu ! On me dit que tu es trop faible pour supporter une entrevue ; moi, je te croirais assez forte ou du moins assez raisonnable pour me venir voir sans faire des extravagances. Ceux qui te défendent de venir me voir n’ont jamais été dans notre situation. Ils ne pensent pas qu’ils me privent de la seule et dernière consolation que je pourrais espérer en ce monde, et, que par rapport à toi, ils s’exposent à de justes reproches pour t’avoir privée de recevoir les prières d’un époux mourant. Pardonne, ma chère amie ; nous sommes nés pour souffrir, c’est un sacrifice de plus à offrir à Dieu et qui nous servira à nous obtenir plus de mérites auprès de lui. Du moins s’ils m’amenaient Marguerite et Charlote afin qu’elles pussent toutes deux recevoir les baisers de leur père pour te les rendre. Oh ! Dieu, ayez pitié de moi, de ma femme et de mes enfants, je vous les recommande ; veillez sur eux, servez-leur d’époux et de père et ne tardez pas de les réunir tous avec moi dans votre saint paradis. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Rien de plus consolant, continue-t-il, ma chère Eugénie, que d’envisager la mort avec les yeux d’un mourant. On se sent dégagé des peines et des angoisses de ce monde de misère pour s’envoler dans un lieu de paix et de délices, et l’on plaint ceux que l’on a aimés sur la terre de ce qu’ils ne peuvent jouir assez tôt d’un bonheur qui nous paraît si parfait. Chère Eugénie, ne t’apitoie pas sur mon sort ; bénis la Providence de ce qu’elle ne m’a pas fait mourir subitement lorsque j’avais la conscience moins préparée. Eh bien ! Dieu a exaucé mes vœux ; je suis courageux autant qu’il est possible de l’être, et si je pouvais te communiquer la moitié de mes forces, il m’en resterait encore assez pour le moment fatal. »

De grands efforts avaient été faits par des personnes influentes pour obtenir la grâce de Cardinal ou plutôt la commutation de la terrible sentence. Colborne avait résisté à toutes les instances, il était resté sourd à toutes les prières.

Mme  Cardinal, croyant qu’une femme serait plus sensible à, la douleur d’une mère et d’une épouse, avait écrit à lady Colborne la lettre suivante ;

« Mylady,

« Vous êtes femme et vous êtes mère ! Une femme, une mère poussée par le désespoir, oubliant les règles de l’étiquette, qui la séparent de vous, tombe à vos pieds, tremblante d’effroi et le cœur brisé, pour vous demander la vie de son époux bien-aimé et du père de ses cinq enfants ! L’arrêt de mort est déjà signé !  ! L’heure fatale approche ! Demain ! hélas ! demain ! ! !… Dieu ! ô Dieu ! Je n’ai pas la force d’envisager un sort aussi horrible. La seule pensée que j’en ai remplit mon âme de désespoir : que sera la réalité ? Oh ! je ne pourrai jamais supporter une pareille calamité ! Le coup qui tranchera le fil de ses jours, nous frappera tous deux. Je serais plus forte si une autre existence ne dépendait pas de la mienne ! Mais mon malheureux enfant ne verra jamais la lumière du jour ! Il périra avec sa mère sous l’échafaud où son père, qui méritait un meilleur sort, aura péri. Ô Dieu ! est-ce ainsi que vous punissez ? Non, non, pardonnez-moi ce blasphème. Les hommes seuls ont recours à de telles vengeances. Les hommes seuls font périr l’innocent avec le coupable… coupable… Que dis-je ? Et mon mari, de quoi s’est-il rendu coupable ? Le plus qu’on puisse dire, c’est qu’un peu d’excitation, de faiblesse peut-être, l’a perdu. Son ennemi juré, celui qui avait résolu sa mort… est le même homme qui n’a pu le convaincre d’un seul acte de violence ! Faut-il que son sang soit répandu, lui qui loin de répandre le sang de ses semblables n’a jamais causé le moindre tort dans tout le cours de sa vie ? Car c’est une atroce calomnie de dire qu’il a causé la ruine des autres. D’un caractère très timide, fréquentant peu la société — ne jouissant de la vie qu’au milieu de sa famille qui l’adorait — il n’a pris aucune part à l’agitation qui a précédé les dernières scènes de malheur. C’est donc dans sa maison qu’il a été surpris par un mouvement soudain et non prévu. Il n’a pas fait de victimes, au contraire, il est lui-même victime. Voilà tout son crime, et ce crime, (si c’en est un), ne l’a-t-il pas déjà expié ? N’a-t-il pas déjà trop souffert ? Et durant tout le temps de sa détention dans son cachot solitaire, négligés de tous, nous, votre humble requérante et ses enfants, n’avons-nous pas souffert suffisamment pour lui ? Autrefois, heureux avec lui, bien que de condition humble, n’avons-nous pas été bannis de notre demeure par la torche et la brutalité de l’incendiaire ? N’avons-nous pas été dépouillés de tout, même de nos vêtements ? N’avons-nous pas été obligés de vivre du pain provenant de la bonté du Très-Haut, et qui nous était donné par les personnes charitables, qui pour l’amour de Dieu, prennent plaisir à le distribuer à ceux qui sont dans le besoin. Et vous, Mylady, quel trésor le ciel n’a-t-il pas mis entre vos mains ? Ne vous a-t-il pas donné une influence immense sur l’esprit et le cœur de celui qui aujourd’hui gouverne nos destinées ? Faites comme les personnes charitables dont je viens de parler, servez-vous de ce trésor pour votre avantage dans l’éternité, pour celui de l’époux que vous chérissez et des enfants qui font votre gloire et votre bonheur. Oh ! l’humanité n’est certainement pas bannie de cette terre de vengeance, elle doit s’être réfugiée dans le cœur des femmes, sans doute, dans le cœur des mères, comme le vôtre. L’humanité parlera par vos lèvres, — elle sera persuasive, éloquente, irrésistible, — elle arrêtera le glaive de la mort, prêt à immoler tant de victimes, elle apportera la joie dans le cœur de tant d’infortunés qui redoutent le lever du soleil de demain, elle sera entendue même dans le ciel et sera inscrite à votre crédit dans le livre de vie.

« J’ai l’honneur d’être,
Mylady,
Votre très-humble et affligée servante,
Eugénie Saint-Germain,
Épouse de Joseph-Narcisse Cardinal. »


Cardinal était chrétien ; sa foi égalait l’amour qu’il portait à son pays, à sa famille. Il demanda à la religion la force que les martyrs de la foi et du patriotisme ont toujours puisée dans ses augustes sacrements pour mourir héroïquement sur les bûchers, les échafauds ou les champs de bataille. Il pria beaucoup, mais toujours plus occupé de ceux qu’il aimait que de lui-même, il pria pour eux, pour sa femme et ses enfants, pour son jeune ami Duquet, son compagnon d’héroïsme et d’infortune, auquel il voulut donner jusqu’au dernier moment l’exemple du courage et de la résignation.

Cardinal avait perdu l’espoir de voir, avant de mourir, sa femme et ses enfants, mais, la veille de son exécution, tard dans la soirée, on lui accorda la grâce qu’il sollicitait si ardemment.

Pauvre père, pauvre femme, pauvres enfants ! Quelle scène ! Cardinal, se tortura pour être fort, pour paraître résigné. Il n’osait parler pour ne pas succomber à l’émotion qui l’étreignait ; il était pâle comme la mort, il souffrait à suer du sang.

Et sa pauvre femme, comment décrire sa douleur ?

Quand l’heure fatale de la séparation sonna à l’horloge de la prison, quand ils se donnèrent dans un long sanglot le baiser de l’éternel adieu, ils étaient plus morts que vivants.

Quelle nuit pour l’un et l’autre, ou plutôt quelle agonie ! Cardinal cependant redevint calme, il dormit peu et pria la plus grande partie du temps.

Le lendemain, vers neuf heures, Cardinal et Duquet étaient à s’entretenir avec le ministre de Dieu, lorsqu’on vint les avertir de se préparer. « Nous sommes prêts, dirent-ils, » et ils se remirent entre les mains du bourreau pour subir le supplice décoré du nom de « toilette des condamnés. »

Quelques minutes après, ils gravissaient les degrés de l’échafaud, pendant que les prisonniers, leurs amis et leurs compagnons, presque anéantis par la douleur, essayaient de réciter le De profondis.

Le ciel était sombre ; d’épais nuages le couvraient d’un immense suaire que le vent soulevait en poussant des gémissements. Tout, au ciel comme sur la terre, respirait la tristesse.

Tout à coup un immense cri d’angoisse s’échappa de la foule qui encombrait les abords de la prison. La trappe était tombée ; tout était fini. La liberté comptait un martyr de plus.

Pendant ce temps-là une pauvre femme à genoux avec ses quatre enfants qu’elle inondait de ses larmes, adressait au ciel les supplications les plus touchantes.