Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 170k-170t).

WOLFRED NELSON


Parmi les Canadiens d’origine anglaise qui ont combattu pour nos libertés politiques, on remarque les deux docteurs Nelson, Robert et Wolfred. Issus d’une famille loyale et fils d’un officier de la marine anglaise, parents enfin de cet illustre Lord Nelson dont le nom signifie gloire et dévouement pour l’Angleterre, l’amour de la justice et de la liberté a été plus fort chez eux que les liens du sang. Ils ont eu la force de s’élever au-dessus des préjugés de la plupart de leurs compatriotes pour ne voir que la grandeur et la justice de notre cause. Ils n’ont pas craint de faire perdre à leur famille le fruit d’un siècle de combats et de loyauté, d’exposer leur vie et leur fortune pour un peuple qu’ils croyaient opprimé. Ils ont approuvé l’énergie de ce peuple revendiquant les droits et privilèges attachés à la qualité de sujet anglais et ils ont voulu eux-mêmes être libres, ici, à l’ombre du drapeau anglais, comme on l’est en Angleterre. Quelle que soit l’opinion qu’on entretienne sur l’opportunité des insurrections de 37 et 38, il est incontestable qu’ils en furent les deux chefs principaux, à tel point que sans eux, sans leur exemple et leurs conseils on a le droit de se demander, si elles auraient eu lieu.

Wolfred Nelson avait commencé à étudier la médecine à l’âge de quatorze ans, à Sorel, sous le docteur Carter, et s’était mis à pratiquer presqu’aussitôt. Les médecins étaient si rares à cette époque qu’ils exerçaient la profession avant d’y être admis ; c’était un excellent moyen d’acquérir de l’expérience aux dépens des malades. À seize ans, Wolfred Nelson avait la direction de la pharmacie d’un petit hôpital militaire.

Il reçut son diplôme, en 1811, et s’établit à Saint-Denis, dans une des parties les plus riches et les plus heureuses du pays, sur les bords charmants de cette rivière Richelieu où le patriotisme poussait dans les âmes comme le blé dans les champs.

En 1813, il fut l’un des premiers à offrir ses services au gouvernement anglais ; la loyauté était pour lui une tradition de famille, un sentiment naturel.

Mais il y avait quelque chose d’aussi naturel dans son âme, c’était l’amour de la justice et de la liberté, la haine de la tyrannie. Loin de condamner, comme beaucoup de ses compatriotes, les mécontentements que soulevait dans le pays une politique arbitraire et odieuse, il les comprit et les approuva. Au lieu d’apaiser, il activa le souffle patriotique qui animait la population au milieu de laquelle il vivait. Pour lui le drapeau de l’Angleterre était un emblème de liberté et non d’oppression, la qualité de sujet anglais un titre d’indépendance politique et non d’esclavage.

Aux élections de 1827, les patriotes de Sorel lui prouvèrent la confiance qu’ils avaient en lui, en l’élisant contre le célèbre procureur-général James Stuart. Ce fut une des luttes les plus émouvantes de l’époque, le gouvernement et la bureaucratie firent l’impossible pour le triomphe de leur candidat, mais leurs efforts se brisèrent contre la volonté du peuple ; Nelson fut élu par deux voix de majorité.

Nelson ne se porta pas candidat aux élections suivantes, mais il continua de dénoncer la politique du gouvernement et de soulever les sentiments du peuple contre les menées et les injustices de la bureaucratie. Après Papineau, dont il était le plus chaud partisan, personne, sur les bords de la rivière Richelieu, n’avait plus d’empire que lui sur le peuple qui le recherchait comme médecin et l’aimait à cause de ses idées libérales et de la franchise de son caractère. Quand Nelson avait parié ; tout le monde croyait, les malades qu’il avait condamnés mouraient tranquilles, et les gens devant lesquels il avait flétri les abus du gouvernement, disaient : « quel homme que ce docteur Nelson ! »

Nous avons déjà signalé le rôle important joué par Nelson dans les événements qui précédèrent le combat de Saint-Denis.

Il se distingua, comme nous l’avons déjà dit, dans cette glorieuse journée du 23 novembre 1837, par sa présence d’esprit et son courage ; il fut digne des braves qu’il commandait.

Lorsque la bataille fut finie et que les patriotes, qui avaient poursuivi avec ardeur les habits rouges, furent revenus au village, Nelson les assembla et leur dit : « Mes amis, nous avons le droit d’être fiers de la victoire que nous venons de remporter, vous avez noblement fait votre devoir, mais nos têtes sont en jeu maintenant, il n’y a plus moyen de reculer, il faut que nous tenions bon, que nous acceptions comme des hommes les conséquences de nos actions.

Il peut se faire d’ailleurs que notre succès décide le gouvernement à nous traiter avec plus de respect qu’auparavant et à nous faire des propositions honorables. Attendons. »

Les adversaires même de Wolfred Nelson ont rendu hommage à la bravoure et à l’habileté qu’il déploya pendant le combat et à l’humanité avec laquelle il traita et soigna les soldats blessés qui restèrent sur le champ de bataille. Six mois plus tard, lorsqu’il était en prison, deux de ces soldats lui donnèrent une preuve touchante de reconnaissance. Une nuit qu’ils étaient de garde, ils lui offrirent de le faire évader, mais il ne voulut pas accepter l’offre de ces braves gens.

Le lendemain de Saint-Denis fut triste pour la cause nationale, car les patriotes réunis à Saint-Charles étaient battus, et les Canadiens découragés s’enfuyaient dans toutes les directions.

Nelson se voyant abandonné de tout le monde, et sachant que les troupes anglaises ne tarderaient pas à venir à Saint-Denis, se décida à partir pour les États-Unis. Triste situation que celle où il se trouvait en ce moment !

Il lui fallait briser tous les liens qui l’attachaient à son pays, à l’endroit en particulier où il avait vécu dans le bonheur et la prospérité, se séparer de tout ce qu’il aimait, laisser sa famille et ses biens à la merci de la haine et de la vengeance de ses ennemis.

Mais c’est un peu l’histoire de tous ceux qui se jettent dans les hasards des révolutions, dans les nobles luttes du droit contre la force. La fortune inconstante les conduit, du jour au lendemain, du Capitole à la Roche tarpéienne, de la gloire à l’humiliation. Les vainqueurs d’hier, proscrits aujourd’hui, ne trouvent plus sur ce sol de la patrie qu’ils aimaient tant, un pied de terre où ils soient en sûreté ; souvent on les voit parcourir, tristes et désolés, les pays étrangers et traîner misérablement, loin de la patrie, les restes d’une existence brisée.

Nelson se dirigea donc du côté de la frontière. C’était dans les derniers jours de novembre. Le temps était froid, les chemins impraticables, les cantons de l’Est parcourus en tous sens par des bandes de volontaires qui brûlaient du désir de mettre la main sur les chefs des rebelles, sur ceux dont la tête était mise à prix.

Pendant quinze jours, il eut à supporter toutes les tortures du froid, de la faim et de l’inquiétude, marchant la nuit à travers les bois, dans l’eau et la boue jusqu’aux genoux, se cachant le jour, obligé quelquefois de revenir sur ses pas pour ne point tomber au pouvoir des volontaires, d’avoir recours à toute espèce de subterfuges pour se procurer un peu de vivres. Une couple de fois, il faillit périr en traversant des ruisseaux ou des marais.

Le douze décembre, des volontaires le rencontrèrent et le firent prisonnier. Ce fut un bonheur pour lui, car il était épuisé et n’aurait pu mener longtemps encore une existence aussi misérable. La nouvelle de son arrestation produisit une grande joie parmi les bureaucrates. Lorsqu’il traversa les rues de Montréal, ils s’attroupèrent autour de la voiture qui le conduisait en prison, et plusieurs d’entre eux, les lâches ! l’insultèrent ; on dit même qu’un misérable osa lui cracher à la figure.

Lorsque les exploits sanglants de Colborne eurent rétabli le calme dans le Bas-Canada, il fallut songer aux prisonniers qui encombraient les prisons. Lord Gosford avait été rappelé en Angleterre, au mois de janvier 1838, et deux mois après, Lord Durham avait été nommé gouverneur-général et commissaire royal chargé de pouvoirs extraordinaires.

Il avait pour mission spéciale de faire une enquête sur la situation du pays et d’adopter les mesures nécessaires pour rétablir la paix dans les deux provinces. Ne sachant trop que faire des prisonniers politiques et croyant qu’un acte de clémence aurait un bon effet sur l’esprit de la population, il lança, dans le mois de juin, une ordonnance qui graciait presque tous les détenus, mais en condamnait huit sans procès à la déportation aux Bermudes.

Ces huit victimes étaient Wolfred Nelson, MM. Bouchette, Bonaventure Viger, Marchessault, Gauvin, Goddu, R. DesRivières et le docteur H. Masson. Ils partirent pour leur triste exil, le 7 juillet, à bord du vaisseau royal le Vestal ; mais ils n’y furent pas longtemps, car trois mois après, le parlement impérial annulait l’ordonnance de Lord Durham, qui les avait condamnés sans procès.

Nelson quitta les Bermudes, mais comme il ne pouvait pas revenir dans le pays où on aurait pu l’arrêter de nouveau, il s’établit à Plattsburg avec sa famille, et se remit à la pratique de sa profession. Il avait besoin de travailler pour refaire sa fortune, car de tout ce qu’il avait si péniblement acquis au Canada il ne lui restait plus rien ; les soldats qu’il avait battus étaient retournés à Saint-Denis et avaient bravement vengé leur défaite en incendiant toutes ses propriétés.

Lorsque M. Lafontaine eut fait adopter par la Chambre son bill d’amnistie générale, il se hâta d’en profiter pour revenir dans le pays. Il s’établit à Montréal où les sympathies et la confiance publiques lui créèrent en peu de temps une belle clientèle.

Mais sa nature militante et sa popularité devaient bientôt le rejeter encore dans les luttes politiques. Il fut de ceux qui, sous la sage conduite de M. Lafontaine, acceptèrent le nouvel ordre de choses et crurent y voir les moyens de conquérir les droits politiques pour lesquels il avait si vaillamment combattu. En 1845, les électeurs du comté de Richelieu, qui ne l’avaient pas oublié, lui demandèrent de poser sa candidature contre Denis-Benjamin Viger, qui avait accepté la tâche difficile de gouverner le pays contre les vœux de la majorité bas-canadienne.

La lutte fut vive, mais la parole et la présence de Nelson réveillèrent dans les campagnes où il avait autrefois vécu, des sympathies dont il fut impossible de triompher. Les habitants du comté de Richelieu se seraient crus déshonorés de rejeter l’homme qui pour la cause nationale avait tant souffert, celui de leurs chefs qui était resté avec eux jusqu’à la fin, celui qui avait battu les Anglais à Saint-Denis.

Nelson fut touché des preuves de reconnaissance et d’amitié qu’on lui donna dans cette élection, il apprit à estimer davantage ce qu’il y a, ce qu’il y avait surtout à cette époque de bon, de noble et de généreux dans le cœur de la population canadienne-française.

La peine qu’il se donna pour le succès du bill d’indemnité, la chaleur avec laquelle il plaida la cause des Canadiens, soulevèrent contre lui les colères et les vengeances des fanatiques. Aussi, lorsqu’en 1849, notre ville fut pendant plusieurs jours à la merci des émeutiers, Nelson et sa famille furent obligés de se tenir cachés chez un ami, et le soir même qu’ils se sauvèrent, leur maison fut attaquée avec fureur et fort maltraitée, il n’y resta ni portes ni fenêtres.

Lorsque M. Papineau rentra, lui aussi, dans la politique à son retour de l’exil, les deux anciens amis qui avaient si longtemps combattu les mêmes combats côte à côte, se trouvèrent dans des camps opposés et se portèrent des coups terribles et regrettables.

En 1851, Nelson sortit de la politique pour se consacrer exclusivement à sa profession.

En 1854, cependant, il fut le candidat du parti conservateur pour la mairie contre M. Fabre, père de Monseigneur Fabre, et remporta la victoire après une lutte acharnée.

L’élection terminée, Nelson fut promené en triomphe à travers les rues de la ville. En passant sur la Place d’Armes, le docteur aperçut, dans la foule qui l’acclamait, quelqu’un dont la vue le frappa. Il reconnut le ministre protestant qui, en 1838, alors qu’il était prisonnier, lui avait rendu de grands services et l’avait accompagné de l’endroit où il avait été arrêté jusqu’à la prison de Montréal pour le protéger et l’encourager dans sa détresse. Il ordonna au cocher d’arrêter les chevaux, descendit de voiture, serra cordialement la main du ministre et le força de monter dans son carrosse.

Le ministre protestant aimait à raconter cette scène et il disait : « J’ai été deux fois en voiture avec le docteur Nelson, mais dans des circonstances bien différentes. La première fois, nous étions en charrette, le docteur était prisonnier et nous traversions les rues de Montréal au milieu des injures, et des manifestations les moins agréables. La seconde fois, nous étions dans un carrosse tiré par quatre chevaux. Nelson venait d’être élu maire de Montréal et le peuple se pressait sur notre passage en poussant des cris de triomphe. »

Il aurait pu ajouter, pour rendre le contraste encore plus frappant, que parmi ceux qui l’avaient acclamé, la seconde fois, il y en avait plusieurs qui l’avaient hué la première fois.

Wolfred Nelson avait été nommé inspecteur des prisons en 1851 ; il fut plus tard nommé président du bureau des Inspecteurs et du Collège des Médecins et Chirurgiens du Bas-Canada. Il déploya dans toutes les charges qui lui furent confiées, le zèle, l’énergie et l’activité dont il avait fait preuve dans les luttes politiques.

Son zèle et son dévouement pendant le choléra de 1854, lui méritèrent l’admiration et la reconnaissance publiques ; il se multiplia, brava cent fois la mort pour secourir les malheureux pestiférés. Dans les hôpitaux, au sein des épidémies comme sur le champ de bataille, il ne reculait jamais devant le danger et payait héroïquement de sa personne.

C’est ainsi qu’il termina sa carrière, faisant le bien, dévoué à toutes les bonnes causes, à toutes les œuvres de la charité ou de la science, s’occupant plus de rendre service à ses semblables que de s’enrichir, entouré de l’estime publique, cher au peuple dont il fut toujours le protecteur et l’ami dévoué. Tant de travail et d’activité, chez un homme qui se fait vieux, abrège nécessairement la vie.

Dès 1861, il s’aperçut que ses forces s’en allaient, il languit pendant près de deux ans et s’éteignit, le 17 juin 1863, à l’âge de soixante-onze ans, laissant un nom honoré et des souvenirs qui vivront aussi longtemps que le peuple canadien.

Ceux qui ont connu Wolfred Nelson se souviennent de sa grande et imposante taille — il avait six pieds et deux pouces — de sa figure vive et énergique, de son regard ardent comme celui de l’aigle, de son extérieur militaire.

Tout dans sa personne et sa physionomie, dans ses manières et ses paroles commandait ; on y voyait un singulier mélange de vivacité et de distinction, de brusquerie et de bienveillance ; c’était une nature bouillante, impétueuse et philanthropique, susceptible de terribles colères et de grands dévouements, obéissant à l’impulsion du moment, faisant ce que le devoir et l’honneur lui dictaient, sans s’occuper des conséquences de ses actions, ainsi qu’il l’a prouvé en 1837. Il avait l’âme d’un héros et le cœur d’une sœur de charité. Personne plus que lui n’admirait les œuvres de la religion catholique et ne rendait plus volontiers hommage aux grandeurs de notre foi, au dévouement de nos prêtres et de nos religieuses ; il avait le respect de tout ce que nous respectons, admirait ce que nous vénérons.

« Pourquoi cet homme-là n’est-il pas catholique ? » disaient les gens qui l’avaient entendu parler.

Ses discours dénotaient un esprit droit, une intelligence cultivée, la connaissance de l’histoire et des luttes soutenues dans tous des temps par la liberté contre la tyrannie. Comme son frère Robert, c’était plutôt un homme d’action que de discussion, un soldat qu’un orateur, un agitateur qu’un diplomate. Sa nature belliqueuse et son esprit prompt comme l’éclair répugnaient aux atermoiements et aux compromis, en face d’un principe clair, d’un sentiment juste. Il y avait plus de Brutus que de Fabius chez lui, il n’aurait pas vaincu Annibal par la temporisation.

Le peuple aimait cette nature mâle et vigoureuse, il admirait cette parole franche, énergique, cette repartie terrible, il croyait à la bonne foi et à la sincérité du docteur Nelson. « C’est un honnête homme, » disaient les braves gens de la campagne. « Nous ne voulons pas d’autre médecin que lui », ajoutaient les femmes.

C’était en effet l’un des médecins les plus distingués du temps, aussi doux et dévoué pour ses malades que terrible pour ses adversaires politiques : il y avait une chose qu’il n’oubliait jamais surtout, c’était d’avertir à temps ceux qu’il ne pouvait sauver, afin qu’ils eussent le temps de se préparer. Il était le premier à envoyer chercher le prêtre, et cependant il était protestant.

Nelson a eu ses défauts ; il a commis sans doute des fautes, son tempérament nerveux et sa nature ardente l’ont sans doute entraîné trop loin en certaines circonstances, mais il n’en restera pas moins comme l’un des types les plus populaires d’une époque de luttes, d’une génération de grands caractères. Le peuple canadien n’oubliera jamais celui dont la vie tout entière fut consacrée à la conquête de ses droits et de sa liberté politique. Nous devons d’autant plus apprécier ce qu’il a fait pour nous qu’il était d’une origine différente de la nôtre, qu’il a combattu et souffert pour un peuple dont il ne partageait pas les croyances religieuses et nationales.

P. S. — Wolfred Nelson avait épousé, en 1819, mademoiselle Charlotte de Fleurimont, d’une vieille famille française alliée à plusieurs des plus nobles familles canadiennes et dont le nom est mentionné avec honneur dans les annales militaires du Canada. De ce mariage il eut plusieurs enfants dont voici les noms : Horace et Alfred, qui furent tous deux d’excellents médecins, morts, le premier, en 1863, et l’autre, en 1872, à un âge peu avancé ; Charles-Arthur, qui passa presque toute sa vie aux États-Unis où il fonda et rédigea un journal, mort en 1866 ; Dlle  Sophie, madame veuve Brosnam ; Dlle  Julia, qui épousa l’honorable juge Wurtele, morte en 1869 ; et MM. Walter et Charles Nelson, autrefois marchands à Montréal. Deux autres moururent l’année même de leur naissance. Tous furent élevés dans la religion catholique.