Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 137-142).

t.-s. brown


M. Brown souffrait encore beaucoup des blessures qu’il avait reçues, le 6 novembre, lorsqu’il apprit, pendant la journée du 16, qu’un mandat d’arrestation pour haute trahison venait d’être lancé contre lui. Il prit aussitôt la résolution de se rendre aux États-Unis. Il se fit conduire en toute hâte au Pied-du-Courant pour traverser à Longueuil, mais ayant appris que le bateau attendait deux compagnies de réguliers, il crut prudent de s’éloigner. Après avoir vainement cherché à se faire traverser en canot, il partit pour la Pointe-aux-Trembles avec un cultivateur chez qui il passa la nuit.

Le lendemain, il traversait à Varennes où il rencontrait chez le Dr  Duchesnois deux de ses chefs de division, Rodolphe Desrivières et le Dr  Gauvin, qui lui apprirent l’exploit de Bonaventure Viger et de ses braves compagnons, sur le chemin de Chambly.

— Puisque le bal est commencé, dit Brown, il faut prendre place dans la danse.

— Oui, reprit Gauvin, ne nous laissons pas traquer plus longtemps comme des bêtes sauvages. Allons à Saint-Charles, et établissons-y un camp.

Cela se passait pendant que Wolfred Nelson disait à quelques habitants réunis autour de lui à Saint-Denis, qu’il ne se laisserait pas arrêter comme un criminel.

Tels furent les commencements de cette insurrection de 1837, qui a fait tant de bruit, causé tant d’inquiétude à l’Angleterre et coûté des millions. Voilà cette rébellion à laquelle on a voulu donner les proportions d’une révolte mûrie et préparée longtemps d’avance.

Après cette déclaration de guerre, nos trois mousquetaires partirent pour Saint-Charles. S’étant arrêtés, sur leur chemin, à une auberge, ils entendirent des gens qui disaient : « Pourquoi les chefs désertent-ils ? Nous avons des fusils et de la poudre, nous pouvons les défendre. »

Ayant appris que M. Drolet, de Saint-Marc, avait fait de sa maison une espèce de château fort que défendaient une cinquantaine de patriotes, ils s’y rendirent ; mais au lieu de gens armés, ils n’y trouvèrent que Mme  Drolet, ses deux filles et le plus jeune de ses fils, ainsi qu’un vieux serviteur qui ressemblait peu à un guerrier.

Le lendemain, ils traversaient de Saint-Marc à Saint-Charles. Rendus de l’autre côté de la rivière, ils furent fort surpris d’y trouver M. Papineau, le Dr  O’Callaghan et le Dr  Wolfred Nelson. La rencontre fortuite de ces hommes dont les têtes venaient d’être mises à prix était singulière. Ils se séparèrent après s’être communiqué leurs projets, et nos trois guerriers s’occupèrent immédiatement de mettre à exécution le dessein qui les amenait à Saint-Charles.

Un patriote tenant par la bride un magnifique cheval, s’approcha de Brown et lui dit, en le saluant respectueusement :

— Général, les patriotes vous prient de vous rendre au camp.

Il s’y rendit aussitôt.

On accourut de tous côtés pour voir le nouveau général. On le trouva un peu maigre et décharné, d’apparence chétive, mais comme on avait appris la cause de ses souffrances, on n’en eut que plus de sympathie pour lui. Le fait est que ce pauvre général, à la tête meurtrie, aux mâchoires à demi-brisées et au corps disloqué, faisait pitié à voir ; il pouvait à peine parler et marcher. Être debout nuit et jour pour recevoir les patriotes qui arrivaient de tous côtés, leur trouver des vivres et des armes, les discipliner et les diriger dans les travaux de défense et de fortification, c’était une terrible tâche pour un homme malade, pour un général qui n’avait jamais été soldat.

Il se mit à l’œuvre cependant, et se montra digne de la confiance qu’on avait en lui par son zèle et son activité. Il put ainsi se rendre, à force d’énergie et grâce à une surexcitation nerveuse, jusqu’à cette fatale journée du 25 novembre. Rien d’étonnant que les forces lui aient manqué, que ses pensées se soient troublées dans l’état de corps et d’esprit où il était.

Avant la fin de la bataille, Brown était sur le chemin de Saint-Denis où il fut mal reçu.

— Pourquoi n’êtes-vous pas à Saint-Charles ? lui dit Wolfred Nelson en l’apercevant.

Les Canadiens étaient exaspérés ; et sans l’intervention du Dr  Nelson, F.-X. Hubert, frère de M. le protonotaire Hubert, l’aurait tué probablement. Quand on apprit les circonstances de la bataille, les colères s’apaisèrent, et on se mit à réfléchir sur ce qu’il fallait faire.

On avait espéré, un instant, que toutes les paroisses se lèveraient pour barrer le chemin aux troupes anglaises qui se rendaient triomphantes à Montréal ; mais le désastre de Saint-Charles avait abattu tous les courages. Les gens disaient qu’ils étaient trahis par les chefs, et que le général s’était enfui avec l’argent des patriotes. M. Brown entendit plusieurs fois de ses propres oreilles ces propos peu flatteurs.

Wolfred Nelson, George-Étienne Cartier, Marchessault et Brown restèrent à Saint-Denis jusqu’au 2 décembre, cherchant à soulever les gens et à les décider à lutter contre les troupes si elles revenaient à Saint-Denis. Mais leurs efforts furent inutiles ; ils furent obligés de partir, le 2, pour ne pas tomber entre les mains du colonel Gore qui marchait de Sorel sur Saint-Denis. Ils prirent ensemble le chemin des États-Unis, mais ils se séparèrent dans les bois. Il n’y eut que M. Brown qui après des fatigues et des souffrances inouïes, put arriver, à moitié mort, aux États-Unis où il vécut jusqu’en 1844.

Le bill d’amnistie de M. Lafontaine lui ayant permis de revenir dans le pays, il se hâta d’en profiter. Ses adversaires comme ses amis d’autrefois le virent revenir avec plaisir, car il n’y avait qu’une opinion sur la loyauté de son caractère et la sincérité de ses convictions.

M. Brown est né au Nouveau-Brunswick en 1803. Son grand-père, Américain de naissance, avait quitté Boston pendant la révolution américaine, pour aller s’établir à Halifax. Sa grand’mère était cousine de sir John Wentwort, qui fut le dernier gouverneur du New-Hampshire, sous la domination anglaise, et le devint ensuite de la Nouvelle-Écosse.

Comme les Nelson, il était d’une famille loyale, qui avait souffert même pour sa fidélité à la couronne d’Angleterre ; mais son caractère généreux et son esprit droit en faisaient naturellement un adversaire de l’injustice et de la tyrannie. Longtemps avant 1837, il avait embrassé la cause libérale et protesté dans des discours et des écrits contre les injustices dont le Bas-Canada était victime. Il fut l’un des collaborateurs les plus utiles et les plus dévoués du Vindicator, le seul organe anglais de la cause populaire.

M. Brown n’a pas prouvé qu’il était un grand général, il a trop de nerfs pour cela ; mais ses discours et ses écrits dénotent un homme de beaucoup d’intelligence, à l’esprit vif, perspicace et poli, développé par l’étude et la réflexion, d’un caractère susceptible d’entraînement, porté vers les choses qui élèvent l’âme et ornent l’esprit. Il était plutôt fait pour être un homme de lettres qu’un homme d’affaires, un journaliste ou un homme politique qu’un général ; aussi ses écrits ont eu plus de succès que ses opérations commerciales et militaires.

Lorsqu’on voit le nom de M. T.-S. Brown au bas d’un article, on le lit, parce qu’on est certain que c’est bien pensé, écrit avec élégance et distinction.

Actif, instruit, d’une nature expansive, il s’occupe un peu de tout, et a sur beaucoup de choses une foule de connaissances. Les facultés brillantes sont plus développées chez lui qu’elles ne le sont généralement chez les Anglais, surtout les gens de commerce. C’est un homme à théories, chez qui le sentiment l’emporte sur le calcul. Ajoutons à cela un tempérament nerveux, et l’on aura l’explication de ses actes, la clef du rôle qu’il a joué en 1837.

Quoi qu’il en soit, son nom mérite d’être inscrit parmi ceux de ces généreux Anglais qui ont pris fait et cause pour nous, à une époque où il fallait pour cela de l’héroïsme. Ils sont rares les hommes qui ont le courage de se séparer de leurs compatriotes, de sacrifier leur intérêt personnel et leurs affections les plus puissantes pour une idée, un principe. Et c’est parce qu’ils sont rares qu’on doit les apprécier, comme ils le méritent.

M. Brown, malgré son grand âge et ses infirmités, est encore en pleine activité, et s’intéresse au sort de la société. Son esprit philanthropique, ses sentiments généreux le portent naturellement à s’occuper du bonheur et de l’avenir de ses semblables. La cause de la tempérance n’a pas de partisan plus dévoué, et les amis de cette noble cause le considèrent comme leur chef, leur patriarche.