Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 65-71).

LES PRISONNIERS DE 1837


Lord Gosford, qui fut gouverneur du pays pendant les troubles de 1837, était un excellent homme. Venu parmi nous avec une mission de paix et de conciliation, il prit son rôle au sérieux et demanda son rappel dès le mois de septembre, avant les troubles, quand il s’aperçut qu’il ne pouvait accomplir son œuvre d’apaisement. Sa demande n’ayant pas été acceptée immédiatement, il fut obligé de rester ici pendant l’insurrection, et de prendre des mesures de rigueur qui lui répugnaient. Enfin, on acquiesça à son désir, et il partit de Québec dans le mois de février 1838, laissant l’administration du pays entre les mains du commandant des forces, le trop célèbre Colborne.

Pendant ce temps-là, on délibérait en Angleterre sur l’état des choses en Canada, et on avisait aux mesures que les circonstances requéraient. La suspension de la constitution du pays, la nomination d’un conseil spécial et la mission donnée à Durham de venir au Canada étudier la situation, furent le résultat des délibérations du gouvernement.

Le programme ministériel souleva de vifs débats dans le parlement anglais. On accusa les ministres d’avoir, par leur conduite arbitraire et imprudente, poussé les Canadiens à la révolte, et le célèbre lord Brougham fit un magnifique discours pour démontrer que les Canadiens, en résistant à un gouvernement arbitraire, qui avait pris des deniers dans le coffre public sans le consentement des représentants, n’avaient fait qu’imiter les exemples donnés par le peuple anglais en maintes circonstances. Plusieurs orateurs demandèrent pourquoi on suspendait la constitution, puisque l’insurrection était terminée.

Les ministres, serrés de près, furent obligés d’avouer que ce qu’ils voulaient au fond, c’était l’union des deux Canadas.

La mission de lord Durham fut approuvée, et le rusé gouverneur arriva au Canada, avec une suite brillante, dans le mois de mai.

La première chose dont il eut à s’occuper fut de décider du sort des prisonniers qui attendaient depuis six mois qu’on fît leur procès. Mais, sachant que des procès politiques devant des jurés n’auraient d’autre effet que de surexciter les esprits et de nuire à sa mission, voulant, de plus, donner une certaine satisfaction à la majesté de la Couronne et au fanatisme des bureaucrates, il eut recours à un expédient.

Il crut que s’il pouvait engager quelques-uns des principaux prisonniers, les chefs, à s’avouer coupables, il pourrait sévir contre eux et amnistier tous les autres. Dans ce but, le colonel Simpson se rendit de sa part à la prison de Montréal, et engagea quelques-uns des prisonniers à signer un document, par lequel ils s’avouaient coupables de haute trahison, et se mettaient à la disposition du gouverneur. Il fut très insinuant et chercha à les convaincre qu’il s’agissait d’une simple formalité destinée à sauver leurs compatriotes, et dont le résultat serait pour eux moins grave, dans tous les cas, que la situation où ils se trouvaient.

M. Girouard empêcha ses compagnons de signer le document que leur avait présenté le colonel Simpson, mais ils consentirent à écrire à lord Durham une lettre dont les termes furent trouvés trop vagues. Simpson étant retourné les voir, réussit à leur faire signer le document qui suit :

« Votre Excellence, — Nous avons lieu de craindre que les expressions dont nous nous sommes servis dans une lettre que nous vous avons adressée, le 18 courant, peuvent vous avoir paru trop vagues et ambiguës.

« Notre intention, Votre Excellence, était d’avouer formellement, qu’en poursuivant des fins chères à la grande masse de la population, notre conduite a eu pour effet de nous mettre sous le coup d’une accusation de haute trahison.

« Nous avons manifesté la volonté de plaider « coupables, »… pour éviter la nécessité d’un procès, et rendre par là, autant que c’est en notre pouvoir, la paix à notre pays ; mais, tout en voulant contribuer au bonheur des autres, nous ne pouvions pas condescendre à nous mettre à l’abri des dispositions d’une ordonnance passée par le ci-devant Conseil Spécial de la province.

« Permettez-nous alors, Mylord, d’accomplir cet important devoir, pour manifester notre entière confiance en Votre Excellence et nous mettre à votre discrétion, sans nous prévaloir de dispositions qui nous dégraderaient à nos propres yeux, et indiqueraient de la défiance de part et d’autre.

« Avec cette explication de nos sentiments, nous nous mettons de nouveau à votre discrétion, et prions que la paix du pays ne soit pas mise en danger par des procès.

« Nous avons l’honneur d’être, Mylord, avec le plus profond respect, les très-humbles serviteurs de Votre Excellence, »


« R.-S.-M. Bouchette,
« Wolfred Nelson,
« B. DesRivières,
« L.-H. Masson,
« H.-A. Gauvin,
« S. Marchessault,
« J.-H. Goddu,
« B. Viger. »


Quelques jours après, le 28 juin, lord Durham lançait une proclamation dans laquelle il disait que les signataires de la lettre plus haut mentionnée, s’étant reconnus coupables de haute trahison, et s’étant soumis à la volonté et au bon plaisir de Sa Majesté, il les exilait aux Bermudes pour y rester aussi longtemps qu’il plairait à Sa Majesté. Par la même proclamation, il était défendu à Louis-Joseph Papineau, Cyrille-Hector-Octave Côté, Edmund-Burke O’Callaghan, Édouard-Étienne Rodier, Thomas-Storrow Brown, Ludger Duvernay, Étienne Chartier, ptre., Georges-Étienne Cartier, John Ryan, père, et John Ryan fils, Louis Perrault, Pierre-Paul Demaray, Joseph-François d’Avignon et Louis Gauthier, alors absents du pays, d’y revenir, sous peine d’être arrêtés et condamnés à mort pour haute trahison. Tous les autres prisonniers et tous ceux qui avaient pris part à l’insurrection étaient amnistiés, à l’exception de François Jalbert, Jean-Baptiste Lussier, Louis Lussier, François Mignault, François Talbot, Amable Daunais, François Nicolas, Étienne Langlois, Gédéon Pinsonnault, Joseph Pinsonnault, et autre accusés d’avoir mis à mort le lieutenant Weir et Joseph Chartrand.

Les signataires de la lettre comprirent alors la sagesse des conseils de M. Girouard, et protestèrent vainement contre la ruse et la condamnation illégale dont ils étaient victimes.

Ils reçurent ordre de se tenir prêts à partir au premier jour, et eurent à peine le temps de dire adieu à leurs parents et amis.

Le 2 juillet, vers cinq heures de l’après-midi, ils étaient conduits sous bonne escorte à bord du Canada, qui les attendait au Pied-du-courant. Les fers aux mains, ils passèrent, le cœur gros, mais le regard haut, à travers une foule silencieuse. Des larmes coulèrent de bien des yeux, et ceux même qui n’avaient pas de sympathie pour les pauvres exilés ne pouvaient s’empêcher d’admirer leur bonne mine, leur contenance fière et digne.

C’étaient tous aussi des hommes fortement trempés, et dont les traits accusaient l’énergie et l’intelligence.

À Québec, on les embarqua à bord d’un bâtiment de guerre, la Vestale, et on mit à la voile du côté des Bermudes.

Triste voyage !

Presque tous jeunes, à l’âge des nobles illusions, des sentiments énergiques qui rendent l’homme capable de tout, ils se voyaient jetés subitement dans l’isolement, réduits à l’inaction, loin de tout ce qu’ils aimaient. Ils avaient les yeux sans cesse tournés du côté de la patrie et chaque mouvement du navire qui les en éloignait les faisait tressaillir.

Ils furent bien traités, heureusement, durant la traversés ; lord Durham avait fait mettre à bord, pour eux, toute espèces de provisions, les meilleurs vins. Le 24, après vingt jours de traversée, la Vestale entra dans le port d’Hamilton.

Ils étaient arrivés au terme de leur voyage, au lieu de leur exil. Nelson et Gauvin eurent la liberté de choisir le logement qui leur conviendrait ; les autres furent installés dans un hôtel.

On les laissa libres de sortir, de parcourir l’île, après leur avoir fait promettre de ne pas chercher à s’évader ; on leur défendit de travailler, même de pratiquer comme médecins. Sans l’assistance qu’ils reçurent de leurs parents et amis du Canada, ils auraient été obligés de mendier pour vivre.

Qu’allaient-ils faire ? Comment allaient-ils passer leurs temps, chasser l’ennui ?

L’île où ils étaient ne leur offrait qu’un amusement, une distraction, la chasse. Aussi, s’en donnèrent-ils ; le gibier ne subit jamais, dans ces parages, une guerre plus acharnée. Quand il ne chassaient pas, ils passaient le temps à lire, à fumer et à parler du pays.

Ayant obtenu la permission de louer une maison aux portes de la ville, ils s’y installèrent et purent y vivre plus en famille qu’à l’hôtel. Il y avait quatre mois qu’ils vivaient ainsi, se demandant tous les jours quand ils pourraient revoir le sol natal, lorsqu’un jour le gouverneur leur fit transmettre un message, leur annonçant qu’ils étaient libres.

« Lorsque cette nouvelle nous arriva, dit l’un des exilés, nous n’étions pas tous au cottage ; les uns étaient à la chasse, les autres à la campagne, et aussitôt qu’un de nous arrivait, il était attendu sur le seuil de la porte, et on lui criait le plus haut possible : « Tu ne sais pas la grande nouvelle ? » Et lui de répondre : « Ma foi, non. » Ne pouvant retenir le secret plus longtemps, nous criions ensemble : « Nous sommes libres. » Quelle douce parole pour un exilé ! »

Voici ce qui s’était passé.

La proclamation de lord Durham avait été portée devant le parlement anglais et y avait soulevé des débats orageux. Lord Brougham, lord Ellenborough et les hommes les plus éminents du parlement anglais demandèrent, dans les termes les plus énergiques, l’annulation d’une proclamation qui violait les lois les plus élémentaires de la justice, en condamnant à la transportation, sans procès, des sujets anglais, et allait même jusqu’à décréter la peine de mort contre une quinzaine d’autres, s’ils revenaient dans le pays. Lord Brougham demanda quand on avait vu condamner sans procès des criminels à l’exil ou à la mort, qu’ils se fussent ou non reconnus coupables ?

La proclamation avait été annulée, et lord Durham, blessé profondément dans son amour-propre, avait demandé et obtenu son rappel en Angleterre.

Nos huit exilés se hâtèrent, comme on le pense bien, de quitter le plus-tôt possible le lieu de leur exil. Or, ce n’était pas chose aussi facile qu’on le croirait ; car, si on leur permettait de s’en aller, on ne leur en donnait pas les moyens ; ils devaient se rapatrier à leur frais et dépens. Ils n’avaient presque pas d’argent, et il leur fallait attendre un mois s’ils voulaient prendre le prochain paquebot. Incapables de rester plus longtemps dans l’exil, quand ils étaient libres, ils songèrent, délibérèrent, comptèrent plusieurs fois leurs fonds et s’informèrent de tous côtés.

Le hasard les favorisa.

Une goélette mettait à la voile, ils la louèrent, et, deux jours après, ils partaient : Le capitaine s’était engagé à les débarquer à New-York ou à Boston. La traversée fut longue et orageuse, la tempête faillit plus d’une fois engloutir la petite goélette et ses passagers.

Enfin, ils mirent pied à terre, le 9 novembre, au fort Monroe, où la population, prévenue de leur arrivée, se pressa sur les quais pour leur souhaiter la bienvenue. La garnison du fort leur donna un excellent dîner qui leur fit oublier les privations qu’ils avaient endurées durant la traversée.

Après quelques jours de repos, ils se séparèrent, et s’établirent dans différentes parties des États-Unis, attendant le jour où ils pourraient revenir dans la patrie.