Hetzel et Cie, bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 339-353).


XXII



madame gretel van gleck










CHAPITRE XXII


DISPARITION MYSTÉRIEUSE DE THOMAS HIGGS


GRAND SOLEIL


La manufacture de Thomas Higgs était une mine de jouissances pour les commères de Birmingham. C’était un bâtiment juste assez grand pour contenir beaucoup de mystères. D’où venait le propriétaire ? Quel homme était-ce au juste ? C’est ce que personne ne pouvait dire. Il avait l’air bien élevé, c’était certain, quoique tout le monde sût que d’apprenti il était devenu maître et qu’il savait se servir de sa plume comme un professeur de calligraphie.

Il y avait des années qu’il avait fait son apparition dans l’endroit. Âgé de dix-huit ans, alors, il avait appris son état, gagné la confiance de son patron, était devenu son associé peu de temps après l’apprentissage terminé, et enfin, à la mort du vieux Willett, il avait repris les affaires à son compte. C’est tout ce qu’on connaissait de son histoire, et ce n’était pas assez pour la curiosité publique.

Les bonnes gens faisaient la remarque qu’il n’avait jamais un mot à dire à un chrétien, tandis que d’autres soutenaient que, quoiqu’il parlât divinement bien quand cela lui plaisait, il y avait quelque chose qui n’était pas clair dans son accent.

Sa nationalité était une grande énigme. Son nom anglais disait assez de quel pays était son père ; mais sa mère ? D’où pouvait-elle bien être ? Si ç’avait été une Américaine, il aurait certainement eu les pommettes des joues saillantes et la peau plus colorée ; si une Allemande, il aurait su quelques mots d’allemand, et Squire Smith déclarait qu’il n’en savait pas une syllabe ; si une Française, il n’eût pas été si sombre. Chacun sait qu’un Français ne parvient jamais à être triste tout à fait. Était-ce peut-être un Flamand, un Hollandais ? Mais, bien que certainement il dressât toujours les oreilles quand on parlait de la Hollande, il ne semblait pas connaître le moins du monde ce pays, si vous veniez à l’interroger à ce sujet. De quelque pays qu’il fût, ce qui était sûr, c’est qu’il ne recevait aucune lettre de l’étranger. Un homme ainsi abandonné de tous les siens ne pouvait pas être grand’chose de bon. Thomas, bien qu’il affectât de marcher la tête haute, pouvait bien avoir eu en d’autres temps quelque mauvaise pierre dans son sac. Les commères déclaraient bien qu’elles n’avaient nulle intention de se casser la tête pour lui ; néanmoins, Thomas Higgs et ses affaires étaient devenus pour elles des sujets inépuisables de discussions.

Figurez-vous donc la consternation de toutes les bonnes gens lorsque quelqu’un qui l’avait vu, de ses deux yeux vu, et qui par conséquent devait bien le savoir, annonça que le facteur avait remis le matin même à Thomas Higgs une lettre d’une tournure étrangère, et qu’en la recevant l’homme était devenu blanc comme une chemise ; que de plus il s’était précipité dans son atelier, avait causé un instant avec le contre-maître, et, sans dire adieu à une seule créature vivante, était parti, un simple sac de nuit à la main, avant que vous eussiez pu cligner de l’œil. Mistress Scrubbs, son hôtesse, car Thomas ne demeurait pas dans sa maison d’affaires, mistress Scrubbs était dans la plus profonde affliction. La chère femme avait des frémissements en parlant de son locataire. Quitter son logement d’une façon soudaine, sans seulement prévenir un jour à l’avance, ce à quoi devait s’attendre toute femme comme il faut, n’aimant pas à être foulée aux pieds, ce qui, Dieu merci ! n’était pas dans ses habitudes, à elle, mistress Scrubbs, c’était un fait inouï ! une chose révoltante ! Non, Thomas Higgs ne l’avait pas remerciée de ses bontés passées. Certes, mistress Scrubbs n’était pas de ces femmes qui mendient des remerciements à chaque pas. Mais au moment de partir, rien !! C’était scandaleux. Sans doute, mister Higgs avait tout payé jusqu’au dernier sou, il avait même laissé une paire de bottes neuves dans un coin de la chambre, chose qui dénotait à elle toute seule un grand trouble d’esprit, mais la vue de ces bottes vides, droites comme des soldats en faction, faisait mal à la sensible dame, si mal qu’elle avait fait mander sans retard auprès d’elle une de ses bonnes amies, miss Scrumpkins, afin d’avoir devant elle quelqu’un avec qui elle pût exhaler ses douleurs.

Sur ce, miss Scrumpkins, la meilleure amie de mistress Scrubbs, une fois bien mise au courant, avait volé chez elle pour tout raconter à ses parents réunis. Et comme tout le monde connaissait les Scrumpkins dans Birmingham, un tissu de nouvelles très-panachées, nombreuses et légères, mais emmêlées comme des fils de la Vierge, voltigea bientôt d’un bout de la rue à l’autre bout de la ville.

Un comité d’enquête s’assembla chez mistress Snigham et délibéra en conseil secret autour de son service à thé des dimanches. C’était une réunion sans prétention. Cependant les affaires judiciaires traitées ce soir-là furent en nombre prodigieux. Les galettes refroidirent positivement avant qu’aucun des membres du comité eût eu le loisir d’en avaler une bouchée. Il y avait tant à dire, et il était d’une telle importance d’établir fermement que chacun des assistants avait toujours été « certain que quelque chose d’extraordinaire était arrivé, au temps jadis, à cet homme-là », qu’il était près de huit heures avant que mistress Snigham eût offert à ses visiteuses une seconde tasse de thé.

Par un jour de neige en janvier, Laurens Boekman accompagna son père à la cabane des Brinker.

Raff, à qui l’on avait rendu son emploi de premier maître ouvrier à la réparation des digues, se reposait après les travaux de la journée ; Gretel ayant rempli et allumé la pipe de son père, balayait soigneusement toute trace de cendre sur la pierre du foyer ; la mère filait, et Hans, perché sur un tabouret près de la fenêtre, étudiait dans un gros livre ses leçons. C’était un paisible et heureux intérieur dont la seule agitation pendant la semaine qui venait de s’écouler avait consisté à prévoir cette visite de Thomas Higgs.

Aussitôt que la grande présentation fut terminée, dame Brinker insista pour faire accepter à ses visiteurs une tasse de thé bouillant.

Pendant qu’ils causaient avec son mari, elle dit tout bas à Gretel que les yeux du fils du docteur et ceux de Hans ne se ressemblaient pas du tout assurément et que ceux de Hans étaient cent fois plus beaux. Gretel était bien de cet avis-là ; cependant elle trouvait que le fils du docteur était fort bien à sa façon. Pourtant, au premier abord, elle avait été très-désappointée. Elle s’attendait à une figure tragique telle que celles qu’Annie Bowman lui avait dépeintes pour les avoir vues décrites dans les livres. Et ce jeune homme abandonné, et que le désespoir d’avoir commis un meurtre avait réduit à fuir son père et sa patrie, était fait comme un autre. Il était là, assis tranquillement près du feu, d’un air aussi agréable et aussi naturel que le premier venu.

Sa voix avait bien tremblé un peu lorsqu’il avait adressé la parole à Raff Brinker, et il avait répondu à son regard par un sourire encore empreint d’embarras et de tristesse. Mais il ne ressemblait pas, malgré cela, aux héros du livre d’Annie. Il n’avait pas une seule fois levé les bras au ciel, ce qui n’eût pas été de trop, étant donné les circonstances que devait lui rappeler la vue de Raff Brinker. À coup sûr, et tout bien considéré, Gretel trouvait cela insuffisant. Quant à Raff, il se sentait complètement satisfait. Il s’était, enfin acquitté de son message ; le docteur, par suite, était rentré en possession de son fils ; ce fils était là, sain et sauf, et, en somme, le pauvre garçon n’avait rien fait de mal, sinon qu’il avait pu croire que son père pouvait le renier pour un malheur involontaire. Il est vrai que le gracieux adolescent était devenu un homme, déjà un peu gros. Raff, sans s’en rendre compte, avait espéré serrer dans les siennes la main juvénile d’autrefois – mais n’était-il pas bien changé, lui aussi, malgré tout ce que pouvait lui en dire Mme Brinker ? Il repoussa donc ce qui n’était pas joie en voyant le père et le fils heureux tous les deux et assis côte à côte près du feu. Hans, lui, ne pouvait penser à autre chose qu’au bonheur de Thomas Higgs qui allait de nouveau pouvoir être l’élève de son père. Que n’aurait-il pas donné pour être en passe d’apprendre un peu de tout ce que savait l’illustre docteur ! Quelle belle chose, s’il lui avait été donné, à lui aussi, de pouvoir s’instruire, et, qui sait, de devenir peut-être à son tour un savant ! C’est si beau de savoir, c’est une si admirable chose qu’une science capable de rendre la santé et la raison à qui les avait perdues !

La lumière donnait en plein sur le visage du docteur. Qu’il avait l’air content ! et qu’il était plus jeune et plus vif qu’autrefois ! Les lignes dures fondaient. Il riait tout en disant à Raff :

« Ne suis-je pas heureux, Raff Brinker ? Mon fils va vendre sa manufacture ce mois-ci, et va ouvrir un magasin à Amsterdam. J’aurai tous mes étuis de lunettes pour rien ! »

Hans, tressaillant, sortit de sa rêverie.

« Un magasin, mynheer ! Est-ce que Thomas Higgs – je veux dire est-ce que votre fils ne sera plus votre aide ?

— Oh ! non, Laurens a assez de ce métier-là. Il veut rester négociant. »

Hans parut si surpris, que son grand ami lui demanda :

« Pourquoi ce silence, garçon ? Est-ce donc une honte d’être marchand ?

— Oh ! non, pas une honte, mynheer, balbutia Hans ; mais…

— Mais quoi ?

— Ah ! l’autre profession est si fort au-dessus ! répondit Hans, elle est si utile et si noble ! Mynheer, ajouta-t-il en s’animant, tout rempli d’enthousiasme, être un chirurgien tel que vous, rendre le bonheur à des malheureux, sauver des vies humaines, pouvoir accomplir enfin ce que vous avez fait pour mon père, c’est la plus belle chose du monde ! »

Le docteur le regardait sévèrement. Hans était tout rouge ; des larmes chaudes s’amoncelaient sous ses paupières.

« C’est une difficile et rude profession, garçon, que la chirurgie qui t’apparaît si belle. Tout n’est pas roses dans notre métier. La responsabilité est terrible et faite pour faire reculer même le brave, dit le docteur en fronçant le sourcil. Elle exige en outre une patience que rien ne décourage, une abnégation de tous les instants et une fermeté d’âme à l’épreuve de tous les dégoûts.

— Je crois tout cela, s’écria Hans s’animant de nouveau. Elle exige de la sagesse aussi et du respect pour les œuvres de Dieu. Ah ! mynheer, elle peut avoir ses épreuves, mais aussi quels triomphes ! vaincre la mort, la faire reculer ! Quoi de plus magnifique !! Mais, pardon, mynheer. Ce n’est pas à moi de parler si hardiment. »

Le docteur avait écouté Hans sans l’interrompre. Quand il eut fini, au lieu de lui répondre, il lui tourna le dos pour dire quelque chose tout bas à son fils. Dame Brinker, qui n’avait jamais vu Hans dans une surexcitation pareille, avait cru devoir avertir son garçon par un hochement de tête formidable que les grands personnages n’aimaient pas à entendre les pauvres gens s’exprimer d’une manière libre.

Hans s’étonnait d’avoir osé ainsi parler et regrettait de n’avoir pas su se taire.

Le docteur se retourna.

« Quel âge avez-vous, Hans Brinker ?

— J’ai quinze ans, mynheer, fit-il tout surpris.

— Aimeriez-vous sérieusement à être médecin ?

— Oh ! oui, mynheer, balbutia Hans tremblant d’émotion.

— Seriez-vous disposé, avec la permission de vos parents, à vous consacrer à l’étude, à entrer à l’Université, et, avec le temps, à devenir mon élève et mon aide ?

— Ah ! mynheer, qui pourrait en douter ?

— Vous ne vous rebuteriez pas devant la longueur et les difficultés de la tâche, et vous ne changeriez pas d’idée juste au moment où je penserais à faire de vous mon successeur ? »

Les yeux de Hans brillèrent.

« Non, mynheer, je ne changerais pas !

— Croyez-le, mynheer, s’écria dame Brinker qui ne pouvait plus se retenir. Hans est ferme comme un roc, lorsqu’il est une fois décidé ; et quant à l’étude, mynheer, l’enfant s’est presque soudé à son livre depuis quelque temps. Il marmotte déjà du latin comme un prêtre. »

Le docteur sourit.

« Eh bien, Hans, dit-il, je ne vois rien qui nous empêche de mettre ce plan à exécution, si votre père y consent.

— Hem ! fit Raff, fier de son garçon. Le fait est, mynheer, que je préfère une vie active et en plein air, en ce qui me concerne ; mais si le garçon se sent disposé à étudier, à devenir docteur, et si vous êtes assez bon pour l’aider à faire son chemin dans la vie, je ne demande pas mieux. Si l’argent devait manquer ici, j’ai deux bras valides pour en gagner avant que nous…

— Ta, ta, ta ! interrompit le docteur ; si je vous retire votre bras droit, camarade, il faudra bien que je vous dédommage. Ce sera comme si j’avais deux fils. N’est-ce pas, Laurens ? L’un sera négociant et l’autre chirurgien. Je serai l’homme le plus heureux, de la Hollande ! Venez me trouver demain matin, Hans, et nous arrangerons cela tout de suite. »

Hans aurait donné bien des choses pour oser sauter au cou du docteur. Il s’en abstint. Mais le docteur savait lire dans les cœurs. Il était homme à comprendre le silence de Hans et il le comprit.

« Raff Brinker, dit-il, mon fils Laurens aura besoin d’un homme de confiance tel que vous quand il ouvrira ses magasins d’Amsterdam ; quelqu’un pour surveiller tout et prendre garde que les paresseux s’acquittent bien de leur besogne ; quelqu’un pour… Mais pourquoi ne lui dis-tu pas cela toi-même, toi, vaurien ! »

Ces derniers mots étaient adressés à son fils et n’étaient pas de moitié aussi féroces que les paroles prononcées pourraient le faire supposer. Le vaurien et Raff s’entendirent bientôt parfaitement.

« Il m’en coûte de quitter les digues, dit Raff après qu’ils eurent causé quelque temps ensemble, mais vous m’avez fait une offre si avantageuse, mynheer, que ce serait faire tort à ma famille que de la laisser échapper. »

Regardez longuement Hans, tandis qu’il est assis là, fixant ses yeux reconnaissants sur le docteur, car vous ne le reverrez plus de quelques années.

Et Gretel ? Ah ! quelle perspective d’études embarrassantes s’ouvre devant elle ! Oui, pour l’amour du cher Hans, elle travaillera maintenant. S’il doit réellement être médecin, sa sœur ne lui fera pas honte dans sa grandeur.

Comme ces yeux pétillants vont s’appliquer fidèlement à chercher les trésors de science cachés dans les livres des écoles !

Mais il se fait tard, le docteur et Laurens prennent congé des hôtes de la cabane. Dame Brinker fait sa plus belle révérence. Raff se tient près d’elle ; il a l’air d’un homme, de la tête aux pieds, pendant qu’il serre la main du docteur. À travers la porte ouverte, nous voyons le paysage si uni de la Hollande tout animé par la neige qui tombe.


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CONCLUSION


Notre histoire tire à sa fin. Le temps passe en Hollande aussi sûrement et aussi régulièrement que partout ailleurs ; sous ce rapport il n’y a pas de pays excentrique.

Il a apporté de grands changements dans la famille des Brinker. Hans a traversé les années avec constance et profit, surmontant les obstacles qui se présentaient sur sa route, et poursuivant son but avec toute l’énergie dont il était susceptible. Si le chemin a été pénible souvent, sa résolution n’a jamais faibli. Il se rend compte à présent de la vérité de ce que lui avait dit autrefois son vieil ami dans la chaumière près de Broek : « La chirurgie est une difficile et rude profession. » Mais il est bien vite récompensé par le souvenir de ces autres paroles non moins vraies que les premières : « La chirurgie est une grande et noble science, elle enseigne à révérer les œuvres du Créateur ! »

Si vous étiez à Amsterdam en ce moment, vous pourriez voir le déjà célèbre docteur Brinker allant visiter ses malades dans son propre carrosse ou patinant sur le canal gelé avec ses garçons et ses filles. Vous vous informeriez en vain d’Annie Bowman, la belle paysanne au cœur franc ; mais Annie Brinker, la femme du grand médecin, lui ressemble beaucoup ; seulement le docteur Hans prétend qu’elle est cent fois plus jolie encore, plus instruite, meilleure même, si c’est possible, que la petite Annie Bowman ne l’était.

Peter van Holp est marié aussi. J’aurais bien pu vous le dire, car il y a longtemps que lui et Hilda se sont pris par la main pour traverser la vie ensemble, comme ils le faisaient autrefois pour effleurer côte à côte la rivière gelée et brillante aux rayons du soleil. Il s’agit de beaucoup mieux qu’une course, maintenant, il s’agit du voyage de la vie tout entière.

J’ai été sur le point, autrefois, de donner à entendre que Karl et Katrinka s’uniraient probablement par les liens du mariage ; il est heureux que je n’en aie rien dit, car Katrinka a changé d’avis et elle est encore fille. Elle n’est plus aussi gaie qu’autrefois, et j’ai le chagrin d’avouer que son esprit léger tourne parfois à l’aigreur. Cependant elle est toujours l’âme de son cercle, toujours brillante et souvent encore agréable, mais malheureusement incapable de se constituer une existence sérieuse, d’asseoir sa vie.

L’âme de Rychie a été remuée jusqu’en ses fondements pendant les années passées. Peu d’entre vous reconnaîtraient l’orgueilleuse et impertinente Rychie, qui dédaignait la petite Gretel. Un mariage tout de vanité n’est pas pour assurer le bonheur. Le brillant et sot mari qu’elle s’est choisi n’a pas fait un bon époux, n’a pu faire un bon père de famille.

Ludwig et Lambert ont prospéré ; mais l’un n’a pas quitté la vieille cité, il y est à la tête d’une grande et utile industrie. L’autre a été en Amérique et s’y est fixé. Il a retrouvé là la famille de l’Anglais Ben, qu’un héritage y avait appelée. Il pense souvent à la Hollande, et, de loin en loin, à la Katrinka de son adolescence ; mais c’est pour se féliciter qu’elle ait dédaigné sa recherche. Dieu sait pourtant que le jour où un refus avait accueilli sa demande lui avait semblé le plus sombre de son existence. Il faut dire qu’il ne connaissait pas alors l’aimable et charmante Jenny, la sœur de Ben, qui l’a rendu plus heureux que n’eût pu le faire aucune autre femme au monde.

La vie de Karl Schummel n’a pas été facile. Son père a fait de mauvaises affaires, et Karl, qui ne possédait pas un grand nombre de chauds amis et n’était pas d’ailleurs soutenu par ses principes, s’est vu rudement secoué par la raquette de la fortune. Il lui a fallu devenir humble, pour avoir été trop orgueilleux. Il est maintenant teneur de livres dans la maison prospère du fils du docteur Boekman et de son associé Schimmelpennink. Celui-ci a eu le bon cœur et le bon goût d’oublier, devant la détresse de Karl, les mauvais procédés qu’il avait eus pour lui dans sa jeunesse. Il le traite avec bonté, et Karl, en retour, se montre très-respectueux envers celui qu’il appelait le « petit singe au long nom ».

De tous nos amis hollandais, Jacob Poot est le seul qui ait quitté ce monde. Bon, sincère et désintéressé jusqu’au dernier jour, on le regrette maintenant aussi sincèrement qu’on l’aimait, tout en riant de lui trop souvent, lorsqu’on voyait apparaître sa vaste et large personne. Il a eu la grâce d’en haut d’avoir une fin douce et chrétienne, et de sentir, vivant encore, quels regrets il allait laisser. Son nom est béni dans les établissements de charité auxquels, n’ayant point d’héritiers directs, il a laissé sa fortune. Si vous y prononcez ce nom, tout de suite on vous répondra : « Oui, notre bienfaiteur ! »

Raff Brinker et sa femme vivent, depuis quelques années, confortablement à Amsterdam. Couple fidèle et heureux, ils se montrent aussi simples, aussi honnêtes dans leur bonne fortune qu’ils étaient patients et pleins de confiance au jour de l’adversité. Ils ont un pavillon d’été près de l’emplacement de la vieille chaumière ; c’est là qu’ils vont passer les belles après-midi d’été avec leurs enfants et petits-enfants, alors que les nymphéas élèvent au-dessus de l’eau leurs têtes royales.

J’aurais voulu, si mon sujet me l’eût permis, vous faire connaître la Hollande d’été ; de même que la Hollande d’hiver, elle a ses beautés et ses singularités.

L’histoire de Hans Brinker ne serait pas terminée, si nous ne le montrions avec Gretel à ses côtés. La patiente et alerte petite Gretel ! Qu’est-elle devenue ?

Demandez au vieux docteur Boekman : il vous soutiendra que c’est la plus charmante femme et la plus admirable chanteuse de toute la Hollande. Demandez à Hans et à Annie : ils vous affirmeront que c’est la plus aimable sœur qu’on puisse trouver. Demandez à son mari : il vous dira que c’est la plus délicieuse, la plus gaie de toutes les petites femmes. Demandez à dame Brinker et à son mari : leurs yeux brilleront de larmes joyeuses. Demandez aux pauvres : l’air sera rempli de bénédictions.

Mais, de crainte que vous n’oubliiez une petite créature tremblant et sanglotant sur une butte située devant la cabane des Brinker, demandez aux Van Gleck, et ils ne se lasseront pas de vous parler de la chère petite fille qui, après avoir gagné les patins d’argent, est devenue leur orgueil, la joie de leur maison, la mère adorée et respectée de leurs petits-enfants. On monte haut par un grand cœur et par un bon esprit. Qui donc parmi les fils Van Gleck eût craint de faire une mésalliance en prenant pour femme la plus honorée petite personne du pays et la plus chérie de tous ?


Pour ce qui est de la Hollande, à qui nous avons fait une grande place dans ce livre, nous vous dirons qu’elle est aussi intéressante, aussi extraordinaire aujourd’hui qu’elle l’était il y a plus de vingt ans, alors que Hans et Gretel patinaient sur l’Y gelé. Plus merveilleuse encore même, car chaque jour rend plus étonnant le fait qu’elle n’ait pas été emportée par les eaux. Ses cités ont grandi, et quelques-unes de ses singularités se sont effacées au contact des autres nations, mais c’est encore et ce sera toujours la Hollande, c’est-à-dire le pays le plus original de l’Europe. Dieu veuille lui conserver son caractère !



FIN