Hetzel et Cie, bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 321-337).


XXI



elle s’élance pour aller en faire hommage à son père et à sa mère










CHAPITRE XXI


LES DEUX VAINQUEURS – JOIE DE LA CHAUMIÈRE


Un long murmure d’approbation parcourt toute l’enceinte. L’enthousiasme gagne jusqu’à la musique qui éclate en fanfares joyeuses. Mais lorsque le drapeau s’agite, tout se tait de nouveau. De nouveau le cor se fait entendre. Sa voix fait voler les garçons comme au vent la paille d’avoine.

Cette paille tourbillonne autour des hampes formant limite. Les cris et les bravos la chassent avec plus de vitesse encore. Nous commençons à la voir revenir. Trois garçons sont en tête, cette fois tous en ligne : Hans, Peter et Lambert. Karl rompt bientôt les rangs avec furie. Volez, Peter ! Ne permettez pas à Karl de l’emporter encore cette fois. Ne laissez pas prendre cet avantage à son défaut capital, à sa vanité ! Lambert fléchit, mais Hans et Peter sont aussi solides que jamais. Hans et Peter, Peter et Hans. – Lequel est en tête ? Nous les aimons tous deux et nous voudrions les voir gagner l’un et l’autre.

Hilda, Annie, Gretel, assises sur la longue banquette, ne peuvent plus tenir en place. Elles sautent sur leurs pieds, se ressemblant par l’anxiété qui les agite. Hilda veut se contenir : elle se rassied ; personne ne saura combien elle s’intéresse à l’issue de la course ; personne ne verra combien elle est à la fois inquiète et remplie d’une seule espérance. Fermez les yeux, Hilda, cachez votre visage rayonnant de joie. Votre ami Peter est vainqueur ! N’entendez-vous pas ces cris qui saluent son triomphe ?

« Peter Van Holp – premier arrivé ! – vainqueur pour ce mille ! » Le crieur l’a répété trois fois.

Mais serait-il arrivé quelque accident ? Un groupe se presse autour de l’une des colonnes. Karl est tombé. Il ne s’est pas blessé, quoiqu’il soit un peu étourdi de sa chute. S’il se montrait moins maussade, il trouverait plus de sympathie dans ces jeunes cœurs. Tel qu’il est, on l’oublie aussitôt qu’il est remis sur ses pieds et qu’on voit qu’il n’est pas mort.

C’est aux filles à franchir le troisième mille.

Comme tous ces jeunes visages ont un air décidé ! Quelques-uns sont graves. Un timide sourire sur quelques lèvres. D’autres moins modestes semblent triompher à l’avance. Mais la même expression résolue règne dans tous les regards.

Ce troisième mille peut décider de la course. Pourtant, si Hilda ni Gretel ne gagnent pas, une chance s’ouvrira encore pour les autres.

Chaque jeune fille semble maintenant assurée qu’elle parcourra la distance en moitié moins de temps que ses compagnes. Avec quelle attention elles examinent les courroies de leurs patins ! Et comme elles se redressent, à la fin, les yeux fixés sur Mme Van Gleck !

Au son du cor, elles s’élancent en avant, toutes frémissantes, le buste penché, mais dans un équilibre parfait. Les premiers coups de patins sont éblouissants.

Elles effleurent à peine la glace. Les regards des spectateurs ont peine à les suivre. Chacun fait des vœux pour sa préférée. Mêmes bravos se font entendre. Quatre ou cinq jeunes filles ont dépassé les autres. Déjà elles se rapprochent des colonnes.

Qui est la première ? Ce n’est ni Rychie, ni Katrinka, ni la jeune fille en jaune – c’est Gretel – Gretel, le petit lutin le plus léger qui ait jamais chaussé le patin. C’est à croire que la première course pour elle n’avait été qu’un jeu, mais il est clair que cette fois elle se livre tout entière : on dirait que quelque chose lui souffle à l’oreille qu’il faut qu’elle gagne le prix, pour que son père voie enfin ce que vaut sa petite Gretel. Sa taille souple et nerveuse, ses petits pieds d’acier font miracle. Arrivée première au but, son élan est tel qu’elle ne peut plus s’arrêter et le dépasse de plus de cent mètres.

Le crieur n’a rien à apprendre à personne. La supériorité de la petite paysanne, la distance qui la sépare de ses compagnes est telle qu’il n’y a doute pour qui que ce soit. La nouvelle se répand en un clin d’œil jusque dans les profondeurs de la foule. Les bravos éclatent. Gretel a gagné les patins d’argent !

Il n’y a qu’un instant elle volait sur la glace comme un oiseau dans les airs. Comme un oiseau elle s’arrête subitement et regarde autour d’elle d’un air timide et effrayé. Elle voudrait pouvoir se sauver vers le coin abrité où se tiennent son père et sa mère. Mais Hans vient de la rejoindre et bientôt toutes les jeunes filles l’entourent. La voix joyeuse et pleine de bonté de Hilda résonne à ses oreilles. À partir de ce moment, personne ne la dédaignera plus ; gardeuse d’oies ou non, Gretel est proclamée par ses rivales elles-mêmes : « Reine des patineuses ! »

Hans, dans son orgueil fraternel, se retourne pour voir si Peter Van Holp, qui était tout à l’heure près de lui, a été témoin du triomphe de sa sœur.

Peter n’en a rien perdu, mais pour le moment il ne regarde pas de ce côté. Il est agenouillé et travaillant d’une main fiévreuse à assurer la courroie de son patin.

« Souffrez-vous, mynheer ? lui dit Hans.

— Ah, Hans ? Est-ce vous ? Je puis bien vous l’avouer, j’enrage ! En essayant de resserrer cette maudite courroie pour y percer un nouveau trou, j’ai eu la maladresse de lui faire une entaille qui l’a presque coupée de part en part.

— Tranquillisez-vous, mynheer, dit le bon Hans. Et d’un geste rapide, défaisant sa courroie : Prenez celle-ci, elle est solide.

— Prendre votre courroie, Hans Brinker, s’écria Peter en relevant la tête, y pensez-vous ! Allez à votre poste, mon ami. Le cor va sonner dans un instant !

— Mynheer, dit Hans suppliant et d’une voix étouffée, vous m’avez appelé votre ami. Prenez cette courroie, ne me faites pas le chagrin de me refuser. Vous n’avez pas une minute à perdre. Je ne patinerai plus. Que vous preniez ou non ma courroie, je renonce à la course. »

Et Hans, aveugle et sourd à tout ce que lui disait Peter, attacha sa courroie au patin de Peter et l’adjura de le remettre.

« Allons, Peter, cria Lambert déjà en ligne, nous n’attendons plus que vous.

— Pour l’amour de votre mère aussi, ajouta Hans, dépêchez-vous. Elle vous fait signe à son tour de rejoindre les patineurs. Là, votre patin est presque mis ; vite, mynheer, attachez-le. Si la course reste entre vous et Karl Schummel, je ne serai pas inquiet.

— Vous êtes le meilleur garçon de la terre, Hans ! répondit Peter, enfin vaincu. D’aucun autre que de vous je n’accepterais un tel sacrifice. »

Mais Hans, pour le forcer à rejoindre ses concurrents, l’a déjà quitté. Peter rentre dans le rang, juste au moment où le mouchoir tombait.

Les rivaux s’élancent.

« God !!!! s’écrie un gros homme de Delft, ces jeunes gens d’Amsterdam, c’est capable de tout ! Voyez ! »

Oui vraiment, voyez-les : ce sont des Mercures ; ils ont des ailes aux talons. Quelle folie les pousse ? Ah ! ah ! c’est le jeune Peter Van Holp qu’ils poursuivent. Ils l’attraperont ! Karl maintenant est en tête. C’est de la rage. L’Anglais Ben est le premier à son tour. Vont-ils laisser gagner le jeune étranger ! À la bonne heure ! Peter a regagné la tête. Bravo, Peter !

Vole, Peter ! – Hans te regarde. Il voudrait te donner ses jarrets que rien ne fatigue, te communiquer le souffle inépuisable de sa poitrine. Que rien ne te distraie, Peter ! Ta mère et ta sœur ont les yeux sur toi ; une autre encore : Hilda ne te quitte pas du regard. Tu t’en doutes bien ; à quoi bon t’en assurer ? Sois tout entier à la chose présente, Peter ! La foule t’applaudit : n’écoute pas ; ne pense qu’à ceci : c’est que les poursuivants sont sur tes talons ! Il s’agit de dépasser le premier la colonne blanche !

« Hurrah ! hurrah ! Peter a gagné les patins d’argent des garçons. Le commissaire jette par trois fois son nom à l’assistance. »

Mais personne ne l’entend, parce que tout le monde le répète, accompagné de vivats sans fin.

Avec Gretel, Peter était le favori.

« Courses superbes ! s’écrient les connaisseurs. Depuis vingt ans on n’en a pas vu de pareilles. »

La musique veut avoir son tour. Elle joue d’abord un air vif, entonne une marche gigantesque. Les spectateurs réduits au silence se décident à écouter et à regarder.

Les concurrents se forment en une seule ligne. Peter, comme le plus grand, se place à la tête ; Gretel, comme la plus petite, prend la queue. Hans, qui avait emprunté une courroie au marchand de gâteaux, se tenait non loin de Peter. Trois jolis arcs de triomphe formés de branches d’arbustes à verdure persistante s’élevaient en face du pavillon des Van Gleck.

Patinant en mesure avec la musique, les garçons et les filles, conduits par Peter, défilent avec un ensemble parfait ; on dirait un long serpent décrivant des courbes hardies, se doublant, s’allongeant, s’enroulant et se déroulant pour passer successivement sous les trois arcs. Partout où allait Peter, chaque anneau de la chaîne ne manquait pas de le suivre.

Dans une dernière figure de ce ballet et sur la vraie glace, Peter et Gretel finissent par se rejoindre : ils sont au centre, un peu en avant des autres. Mme Van Gleck se lève majestueusement. Gretel tremble, mais elle sent qu’il est de son devoir de regarder la belle dame. Elle n’entend pas les aimables paroles qu’elle lui adresse. Elle est si troublée qu’elle a comme un bourdonnement dans les oreilles. Elle avait rassemblé tout son courage pour vaguement essayer de faire une révérence à Mme Van Gleck, dans le genre de celles de sa mère au docteur Boekman, quand on lui plaça dans les mains quelque chose de si éblouissant qu’elle ne put que jeter un cri d’admiration.

Elle se hasarda alors à regarder autour d’elle. Peter aussi a quelque chose dans les mains. « Que c’est beau ! » s’écrie-t-elle. Et ces mots retentissent soudain comme un écho autour d’elle.

Les patins d’argent reluisent au soleil, éclairant joyeusement les deux heureux visages des vainqueurs.

Mme van Gend envoie aux lauréats de petits messagers avec des bouquets. Il y en a un pour Hilda, un pour Karl, les autres pour Peter et Gretel. Hans s’étant retiré de la course n’y a plus droit.

À la vue des fleurs, la petite reine des patineurs ne peut plus se contenir. Jetant de tous côtés des regards empreints de la plus vive gratitude, elle serre les patins d’argent dans son tablier, et, son bouquet à la main, elle s’élance pour aller en faire hommage à son père et à sa mère cachés dans la foule.

Vous avez peut-être été surpris d’apprendre que Raff Brinker et sa femme assistaient à la course. Vous le seriez plus encore, si vous leur teniez compagnie en la soirée de ce mémorable 20 décembre. À voir de l’extérieur la cabane maussade des Brinker, toute seule sur le marais gelé, avec ses murailles penchées et comme atteintes de rhumatismes, son toit en forme de chapeau à bords rabattus lui tombant sur les yeux, on n’aurait jamais pu se douter qu’une scène si animée se passait à l’intérieur. Au dehors, rien ne restait du jour qu’une ligne brillante à l’horizon. Cependant quelques nuages aventureux brûlaient encore dans un recoin des cieux ; d’autres dont les bords rougissaient d’un feu sombre allaient se perdre dans la nuit grandissante.

Un dernier rayon égaré se glissa sournoisement dans la cabane. La chambre dans laquelle il fit cette visite du soir était propre comme la propreté même. Les fentes mêmes du plafond étaient brillantes. Des senteurs délicieuses emplissaient l’air. Un grand feu de tourbe lançait de gais éclairs sur les murs étonnés. Les lueurs capricieuses du foyer se jouaient tour à tour sur le dos de cuir de la vieille Bible, puis sur la porte du cabinet de Gretel, sur les ustensiles de ménage accrochés à leurs clous, enfin sur les patins d’argent et les magnifiques fleurs coquettement disposées sur la table. La figure honnête de dame Brinker brillait à la changeante lumière. Hans et Gretel, les bras entrelacés, étaient appuyés à la cheminée. Raff Brinker, lui, dansait !

Je ne veux pas dire qu’il faisait des pirouettes ou des sauts de carpe ; non, ces gestes eussent manqué de dignité dans un père de famille ; j’affirme seulement que, pendant qu’ils causaient tous agréablement ensemble, Raff s’était soudainement levé de son siège, et qu’après avoir fait claquer ses doigts et tournoyer trois fois son bras en l’air, comme il est d’usage de le faire, au point culminant d’une gigue écossaise, il avait subitement saisi sa femme dans ses bras et l’avait soulevée de terre dans son ravissement.

« Hurrah ! s’écria-t-il, je le tiens ! Ce nom qu’il faut au docteur ! C’est Thomas Higgs ! Oui, c’est là le nom que je ne pouvais retrouver ! Il m’est revenu tout à coup comme un éclair ! Écris-le, garçon, écris-le tout de suite. »

Quelqu’un frappa à la porte.

« Si c’était le docteur ! cria la dame ravie. Il n’est pas impossible que ce soit lui. Ah ! quelle joie ce serait de lui faire ce bien ! Goede Gunst ! comme les choses arrivent ! »

La mère et les enfants se bousculèrent pour arriver les premiers à la porte.

Ce n’était pas le docteur ! Mais c’étaient trois jeunes gens : Peter Van Holp, Ludwig et Ben.

« Bonsoir, jeunes maîtres, fit dame Brinker, si heureuse et si fière qu’une visite du roi lui-même l’aurait à peine surprise.

— Bonsoir, dame Brinker, firent les trois jeunes gens en saluant gracieusement.

— Seigneur ! pensa dame Brinker en se baissant et se relevant comme une batte à beurre, comme c’est heureux que j’aie appris à faire la révérence à Heidelberg. »

Raff rendit aux visiteurs leur salut, empreint d’une noblesse qui lui était naturelle.

« Asseyez-vous, je vous en prie, messieurs, continua dame Brinker (Gretel poussait timidement un tabouret de leur côté). Il nous manque des chaises, comme vous voyez, mais celle-là près du feu est à votre service, et, si vous ne craignez pas d’être assis trop durement, ce coffre de chêne est le meilleur des sièges. C’est cela, Hans, avancez-le. »

Lorsque les jeunes gens furent placés, au grand contentement de la dame, Peter prenant la parole expliqua qu’ils allaient à Amsterdam assister à une conférence et qu’ils étaient entrés pour s’assurer de l’état de leurs santés à tous, puis pour remercier Hans et lui rendre sa courroie.

« Oh ! mynheer, s’écria Hans, c’est vous donner trop de peine. Je suis très-fâché que vous vous soyez dérangé pour si peu.

— Comment donc, Hans, je serais un ingrat, si je ne l’avais pas fait, je me serais reproché d’avoir attendu jusqu’à demain, c’est-à-dire jusqu’à l’heure où vous viendrez travailler. Mais, à propos de votre travail, je suis chargé par mon père, qui l’a examiné, de vous dire qu’il en est extrêmement satisfait. Un sculpteur de profession n’aurait pas mieux fait. Il désirerait bien que le berceau du sud fût orné aussi par vos soins, mais je lui ai dit que vous alliez sans doute retourner à l’école.

— C’est vrai, fit Raff Brinker, il est indispensable que Hans retourne à l’école tout de suite. Et Gretel aussi.

— Je suis content de vous voir dans ces idées, répondit Peter en se tournant vers le père ; avec de l’instruction un fils et une fille comme les vôtres, monsieur Brinker, pourront arriver à tout. Mais il me semble que vous êtes tout à fait bien portant.

— Oui, mon jeune monsieur, et en état de travailler aussi bien que jamais. Que Dieu en soit loué ! »

Hans écrivait quelque chose à la hâte sur le coin d’un almanach usé suspendu à la cheminée.

« Oui, oui, garçon, écrivez ce nom. Figgs ? Wiggs ? Hélas ! ajouta Raff en grande détresse, il est encore une fois parti !

— Ne vous inquiétez pas, père, dit Hans, le nom ne se perdra plus, il est maintenant écrit en blanc et en noir. Tenez, regardez ! Le reste vous reviendra peut-être. Si nous avions l’endroit aussi, ce serait parfait. »

Puis se tournant vers Peter, il ajouta à voix basse :

« J’ai une commission importante à faire à la ville, mynheer, et si…

— Non pas ! fit dame Brinker en faisant de la main un geste négatif. Vous n’irez pas ce soir à Amsterdam, alors que vous nous avez avoué que, si vous aviez eu encore une course à fournir, vos jambes auraient refusé de vous porter. Non, non ; remettez cela à demain, lorsqu’il fera jour.

— Jour ? dit Raff, vous n’y pensez pas, Mietje, il faut qu’il parte à l’instant. »

La dame sembla penser, pour une seconde, que la guérison de Raff lui était d’un médiocre avantage ; sa voix, à elle, ne faisait déjà plus, seule, loi à la maison. Heureusement que son proverbe favori : « à femme humble, mari docile, » s’était profondément enraciné dans son esprit ; il fleurit juste au moment où la bonne femme se demandait ce qu’il fallait faire.

« Très-bien, Raff, répondit-elle en souriant, c’est ton garçon aussi bien que le mien. Ah ! ma maison me donne bien du mal, jeunes messieurs ! »

Peter tira alors une longue courroie de sa poche. La remettant à Hans, il lui dit à voix basse :

« Je n’ai pas besoin de vous remercier de me l’avoir prêtée, Hans Brinker ; des garçons de votre sorte n’ont pas besoin de remercîment. Mais je dois dire que vous m’avez rendu un grand service et je suis fier de le reconnaître. Je n’ai bien su, ajouta-t-il, qu’au moment où je fus réellement engagé dans la course, combien j’avais à cœur de la gagner. »

Les garçons honnêtes et généreux comme Hans rougissent en vérité trop facilement. Hans semblait métamorphosé en pivoine.

« Cela n’en vaut pas la peine, dit la dame, venant au secours de son fils. L’âme tout entière du garçon était intéressée à ce que vous gagniez le prix. Ça, je le sais bien ! »

Ceci arrangea divinement les choses.

« Ah ! mynheer, se hâta d’ajouter Hans, à qui la présence d’esprit était revenue, ma mère vous a dit la vérité tout à l’heure. J’avais les pieds hors de service, et le sacrifice que j’ai semblé vous faire n’était rien, puisque je n’avais aucune chance de gagner. »

Ce fut au tour de Peter d’avoir l’air décontenancé.

« Cette partie de notre histoire n’est pas claire du tout pour moi, répondit-il, et si vous voulez en ami m’aider à décharger ma conscience, vous… »

Le reste du discours de Peter s’acheva si bas que je n’en entendis pas un mot. Qu’il vous suffise de savoir que Hans se recula tout saisi devant une offre que lui faisait Peter, et que celui-ci très-confus balbutia quelques mots dont le sens était qu’il les garderait, puisqu’il l’exigeait, mais qu’ils eussent entre ses mains été à leur vraie place.

Ici Lambert toussa comme pour rappeler à Peter que l’heure de la conférence approchait. En même temps, Ben posa quelque chose sur la table.

« Ah ! s’écria Peter, j’oublie mon autre commission. Votre sœur est partie si vite aujourd’hui que Mme Van Gleck n’a pas eu le temps de lui remettre l’étui des patins.

— Je la reconnais là, fit dame Brinker secouant la tête et regardant Gretel d’un air de reproche. Elle a été très-impolie, j’en suis sûre ! »

La vérité est qu’elle pensait à part soi que peu de mères pourraient se vanter d’avoir une si bonne et si jolie fille.

« Non pas, dit Peter en riant, elle a mieux agi en se hâtant de vous apporter ses trésors. Elles les avait si bien gagnés ! »

Hans n’était plus à la conversation ; quelque chose visiblement le préoccupait.

« Nous ne vous retiendrons pas davantage, Hans », lui dit Peter, qui ne voulait pas être indiscret.

Mais Hans, qui regardait attentivement son père, semblait avoir oublié leur présence.

Raff Brinker, enseveli dans ses pensées, répétait à mi-voix :

« Thomas Higgs ! – Thomas Higgs ! – Ah ! c’est là le nom. Si je pouvais me rappeler l’endroit aussi ! »

L’étui des patins était fort élégant : de maroquin rouge avec des ornements d’argent. Ces mots : « À la gentille reine des patineuses, à Gretel Brinker, » étaient écrits dessus en lettres d’or. Il était doublé de velours et sur un coin étaient gravés le nom et l’adresse du fabricant.

Gretel remercia Peter avec beaucoup de gentillesse. Puis, emportée par la curiosité, elle souleva l’étui avec soin et l’examina de tous côtés. C’était certes la chose la plus précieuse qu’elle eût possédée de sa vie.

« Tiens, cet étui a été fabriqué par mynheer Birmingham ! dit-elle.

— Birmingham ! dit Ben en riant, c’est le nom d’une ville en Angleterre, mais non celui d’un fabricant. L’étui a été fait à Birmingham, mais le nom du fabricant est en plus petites lettres, si petites que je ne puis les lire.

— Laissez-moi voir, dit Peter. Eh mais, c’est aussi clair que possible ; les deux premières lettres sont bien sûrement un T et un H.

— Tout cela est bel et bon, s’écria Lambert, mais il s’agit de lire le nom tout entier.

— Patience, dit Peter. Et se rapprochant de la lumière : Cette fois j’y suis : c’est Thomas Higgs. »

Mais qu’avaient donc les Brinker ? Raff et Hans s’étaient levés comme s’ils avaient été mus par un ressort, et tous les deux fixaient sur Peter des yeux remplis d’un étonnement si grand qu’il ne savait comment y répondre. Gretel battait des mains comme si elle avait été à la course, et dame Brinker, une chandelle éteinte à la main, courait à travers la chambre en criant :

« Hans ! Hans ! Où est votre chapeau ? Oh ! le docteur ! docteur ! Ne perdez pas une minute !

— Birmingham ! Thomas Higgs ! disait Hans. Avez-vous dit tout cela, monsieur Peter ? Êtes-vous bien sûr d’avoir bien lu ? Oh ! monsieur Peter, que je suis donc heureux ! Je voudrais déjà être bien loin ! »

Saisissant son chapeau que sa mère lui offrait, il attacha ses patins en un clin d’œil et se précipita hors de la chaumière.

Les jeunes gens se regardaient avec stupéfaction. Toute la famille Brinker aurait-elle tout à coup perdu l’esprit ?

Ils crurent devoir se lever pour partir. Mais Raff les arrêta.

« Ce Thomas Higgs, jeunes messieurs, est un… une personne…

— Ah ! fit Peter, persuadé que Raff était encore le plus fou de tous.

— Mieux qu’une personne… un ami que nous croyions mort depuis longtemps, et, si c’est le fabricant dont vous venez de nous lire par hasard le nom, cela prouverait qu’il est encore en vie ; de là nos émotions.

— Je vous garantis qu’il n’était pas mort il y a un mois, dit Ben. Je connais ce Thomas Higgs, de Birmingham. Sa manufacture n’est pas à quatre milles de la nôtre. C’est un original, très-habile dans sa profession, fort estimé, mais d’humeur très-sauvage. Il n’a pas du tout l’air d’un Anglais. Je l’ai vu souvent ; sa figure est belle et triste ; il a des yeux superbes, et un de ces regards qu’on n’oublie pas. C’est un artiste en son genre, il m’a fait un jour un magnifique buvard que je voulais offrir à ma sœur Jenny pour son jour de naissance. Il fabrique des portefeuilles, des étuis de télescopes et toutes sortes d’objets en cuir très-remarquablement travaillés. »

Raff tremblait d’émotion, et les yeux de dame Brinker étaient remplis de larmes de joie.

Le docteur Boekman, très-ému, arriva le soir même en compagnie de Hans qu’il avait ramené dans sa voiture. Il se fit répéter dix fois toute l’histoire, il semblait qu’il ne pût se lasser de l’entendre.

« Quel dommage que les jeunes messieurs soient partis ! dit dame Brinker. Peut-être qu’en se dépêchant on pourrait les rencontrer revenant de leur conférence, et le docteur tirerait du jeune Anglais des renseignements encore plus précis. »

Raff approuva d’abord de la tête. « La femme tombe toujours du premier coup sur la chose à faire, dit-il. Il serait bon, en effet, mynheer, que vous pussiez interroger le jeune monsieur anglais avant qu’il oublie ce qu’il sait de ce Thomas Higgs ; c’est un nom glissant, voyez-vous, on n’est pas sûr de le tenir pendant une seule minute ; il est venu sur moi tout à coup, fort et soudain comme un marteau à enfoncer des pilotis, et mon garçon l’a écrit. Ah ! mynheer, à votre place, je me dépêcherais de parler au jeune Anglais. Il a vu votre fils bien des fois ; pensez donc ! »

Dame Brinker reprit le fil du discours.

« Vous reconnaîtrez facilement le jeune homme, mynheer, parce qu’il est avec maître Peter Van Holp ; et ses cheveux frisés vous aideront à le remarquer. Il dit de belles choses et bien vite ; seulement de temps en temps c’est de l’anglais ; mais ça ne vous embarrasserait certainement pas. »

Le docteur avait déjà pris son chapeau pour partir. Son visage débordait d’une joie qu’il essayait en vain de contenir. Il s’emporta en boutades pleines d’humeur contre l’idée, selon lui saugrenue, qu’avait eue son fils de s’affubler d’un nom anglais.

« Mais, docteur, dit Hans, plaidant la cause du fils, se croyant renié par vous, comme s’il était indigne de porter votre nom, il a cru répondre à votre désir en en changeant. Ce que vous lui reprochez, il l’a fait par déférence pour ce nom que vous aviez honoré. »

Le docteur avait écouté Hans sans lui répondre, mais, quand il eut fini de parler, il lui donna brusquement une tape sur la joue, en l’appelant : « mon fils, » et sortit sans plus de cérémonie, ce qui n’est pas étonnant, si l’on considère que les grands médecins ne sortent pas de chez leurs malades comme d’une visite d’apparat.

Cette course imprévue et cette longue attente à la porte d’une misérable chaumière n’avaient pas mis le cocher du docteur en bonne humeur. Il s’en soulagea en malmenant ses chevaux du fouet et de la voix. Le docteur, bien et dûment empaqueté dans le fond de sa voiture et enfoncé dans ses coussins et dans ses réflexions, ne pensait guère à l’humeur de monsieur son cocher. Vous conviendrez que le moment était magnifiquement choisi par celui-ci pour faire connaître au monde entier qu’il existait des gens qui n’avaient pas l’ombre d’humanité pour les cochers.