Les Paroles du Prophète

Le Bouclier d’ArèsÉdition du Mercure de France (p. 91-111).




LES PAROLES DU PROPHÈTE




Tu m’entendras, Géant héritier du Rebelle !
Je hurlerai si haut dans la nue et le vent,
Que, dans ma voix, grondant du couchant au levant,
Des créneaux de Ninive aux pylônes d’Arbèle,
Tu sentiras passer le cri du Dieu vivant.

Tu m’entendras, ô peuple insensé qui renies
L’Elohim qui te livre aux mâchoires des loups.
Et, sous les fouets de fer et la pointe des clous,
Dans la sueur de sang des rouges agonies,
Tu sentiras passer l’esprit du Dieu jaloux.


Tu m’entendras, repaire où les prostituées
De leur vomissement inondent le saint lieu,
Et quand tu crouleras sous la flamme et l’épieu,
Sur les nuques au joug du crime habituées
Tu sentiras passer la haine de ton Dieu.

Ma voix étouffera ta superbe démence,
Ir-David ! que le bras vengeur a dédaigné :
Tu seras comme un porc dans l’ordure baigné ;
Les petits du renard, dans ta ruine immense,
Lécheront la muraille où ton front a saigné :

Et là-bas, dans Millô, le palais du mensonge,
Tes Rois, adorateurs des Dieux des nations,
Bercés aux bras impurs des fornications,
Écouteront venir, dans les clairons de songe,
L’Exterminateur des abominations.






Tu sais que tu mourras, Dominateur du monde !
Et que tes ouvriers, d’un compas assuré,
Dans ta crypte royale ont déjà mesuré
Quelques pieds où tiendra, parmi la nuit profonde
Ton cadavre pourri dans ton caveau muré.


Tu sais que sur ton front repoussant et livide
Les hommes à venir se pencheront un jour,
Et, frissonnants, avec un balbutiement sourd,
Murmureront devant ton sarcophage vide :
« Où donc est le Géant qui régnait dans Asshour ?



Où donc le conquérant que précédaient naguères
Les chars de bronze et les étendards chevelus ?
Après les jours, les ans, les siècles révolus,
Comme il faut peu de place à l’oiseleur des guerres
Qui de son lourd sommeil ne s’éveillera plus !


Ses os dans le cercueil font la même poussière
Que les os des vaincus dans le sable roulant,
Et les vers de la tombe attachés à son flanc,
Tenaces fossoyeurs, de leur dent carnassière,
Ont dénudé l’horreur de son squelette blanc.


Retenez votre voix, car les faibles haleines
De vos lèvres pourraient, aux poudres du chemin,
Disperser ce qui fut le héros surhumain,
Et son talon de fer, qui fit trembler les plaines,
Est comme un peu de rouille au creux de votre main,


Éteignez la lueur des torches enflammées :
Ouvrez la porte grande aux rayons de l’azur,
Car le Maître est tombé dans le Shëol obscur ;
Ne craignez plus, vivants ! car le Roi des Armées
Ne peut plus même faire une ombre sur le mur. »






Tu le sais : mais ton cœur, comme un dieu dans son Temple
Enivré de l’encens qui monte sous tes pieds
Du grandissant amas des maux inexpiés,
Hors des âges futurs superbement contemple
Ta gloire impérissable aux flots multipliés.

Je lis dans ton silence et ton dédain farouche,
O Shin-Akhé-Irib, impur incirconcis,
L’impénétrable paix des pensers endurcis ;
Et voici ce que dit, lorsque se tait ta bouche,
L’esprit d’orgueil qui siége entre tes deux sourcils :


« Je mourrai. Dans ma tombe aux voûtes colossales,
Avec mon arc de fer, moi, le puissant Archer,
À mon heure, j’irai m’étendre et me coucher ;
Et, sur mes lourds créneaux et dans mes hautes salles,
L’univers affranchi n’entendra plus marcher,

Sur ma couche de pierre, auprès de mes ancêtres,
Ceint du glaive, entouré de mes noirs lévriers,
Je fermerai mes yeux éteints, et mes guerriers,
Mieux qu’au chant du kinnor ou qu’aux hymnes des prêtres,
Berceront mon sommeil de leurs pas meurtriers.

Ainsi qu’un cavalier, la tête sur sa selle,
D’Asshour et de Nimroud l’éponyme et l’aïeul
Dort sur son lit de roc, épouvantable et seul ;
Et, quand il m’entendra venir, le grand Rebelle
Étendra sous mes pas les plis de son linceul.

Superposant les arcs de pierre et les étages,
Plus haut que la clameur des montagnes du Nord,
Plus haut que l’ouragan, plus haut que le remord,
Mon sépulchre éternel, dominateur des âges,
De mon nom monstrueux encombrera la mort.

Car si profondément, dans la peur et la haine,
J’ai tracé mon ornière et creusé mon sillon,
Que, soufflant sur ma tombe en épais tourbillon,
L’inexpiable cri de la souffrance humaine
Éploiera dans mon ciel ses ailes d’aquilon ;


Que j’apparaîtrai seul sur la stupeur du monde,
Dans l’opprobre éternel des générations,
Et que, sur mon caveau, les pâles nations,
Cortège aux bras levés, voueront ma gloire immonde
À l’immortalité des exécrations.

Et quand, au soir des jours, la nuit évocatoire
Roulera dans son deuil l’univers finissant,
Les peuples à venir liront en frémissant
Aux murs de mon palais, aux plis de leur mémoire,
Et mes fastes de pierre et mes fastes de sang. »






Non ! ta gloire, ô Vainqueur ! est faite de mensonge ;
Devant les Elohim, Asshour, altier monceau,
Est moins qu’un gland pourri dans l’auge du pourceau
Et le ver, qui t’attend et qui déjà te ronge,
Du registre de vie effacera ton sceau.

Et quand les jours seront passés, et les années,
Comme flambe la paille à la chaleur des fours,
Les os des nations germeront dans tes cours,
Et les morts, se levant sur leurs mains décharnées,
Ne sentiront plus l’ombre énorme de tes tours,


Les peuples, aujourd’hui ployés sous tes étreintes,
Verront crouler d’Asshour le temple inachevé,
Ainsi que sur son aire un tas de senevé,
Et, brasier refroidi, noir de haines éteintes,
T’oublieront, ô Géant ! comme un chacal crevé,

Et le pâtre, en sifflant, dressant sa hutte neuve
Sur le sol où tes Dieux partagent ton sommeil,
Fera, dans la splendeur de l’orient vermeil,
Mêlant le roseau souple aux vases de ton fleuve,
L’argile de ton nom sécher au grand soleil.






Déjà bien des Tueurs ont rougi cette plaine,
Dont le pas ébranlait la Ville aux murs de fer,
Et secouait les monts de l’une à l’autre mer :
Et le vent de la nuit, apaisant son haleine,
Ne sait plus de quels sons leurs titres frappaient l’air,

Et bien des conquérants, comme un troupeau qui bêle,
Ont poussé des captifs le bétail ébloui,
Et fait blanchir les os comme un chanvre roui ;
Mais le bouvier qui passe, indifférent, épèle
Leur chiffre sous le sable et la glaise enfoui.


Les fondateurs sont morts des hautes dynasties
Dont le monde en tremblant épiait le courroux :
La porte de leur tombe a perdu ses verroux,
Et la chambre royale, où verdoient les orties,
Voit les scorpions noirs pulluler dans ses trous.

Leur nom n’est plus, et leur grande mémoire est morte,
Ainsi qu’un vent du sud s’éteint dans les roseaux.
Et nul ne saurait plus qu’ils eurent des caveaux,
Si les chiens affamés qui rôdent à ta porte
Pour les ronger, parfois, ne déterraient leurs os.






Et pourtant, tu vivras ! et ta gloire se lève
En moi, captif promis aux crocs du poteau vil,
Dont la chair des couteaux ébréchera le fil.
Cette immortalité, dont tu poursuis le rêve,
Ô Chien ! je te l’apporte au fond de ton chenil.

Parmi ceux que ton œil indifférent dénombre,
Un peuple est là, vaincu comme un bœuf énervé,
Qui, maudit entre tous, entre tous réprouvé,
Traîne sur les chemins qu’il souille de son ombre,
La malédiction jalouse d’Iahvé.


Il a vu d’un front morne et stupide, en silence,
La flamme dévorer sa ville, et dans ton camp,
Ses épouses, le sein froissé sous le carcan,
Les mâles des tribus percés de coups de lance,
Les vieillards au gibet, les vierges à l’encan.

Haletant sous l’opprobre et perdu sous la honte,
Il a brisé ses dents sur tes freins détestés,
Pour renier son Dieu dans ses cieux dévastés.
Et ce Dieu, qui le frappe et l’écrase, lui compte
Le salaire des jours par son crime empestés.

Obstinément tendu vers les choses charnelles,
Son cou dur s’est roidi dans la rébellion ;
Et, vaine comme toi, ta Victoire, ô Lion !
Oscillant lentement dans les mains éternelles,
Est le fléau de fer du divin Talion.






Car ce peuple, râlant la bouche dans le sable,
Immonde comme un porc et lépreux comme un chien,
C’est lui qui doit sauver ta mémoire, et qui tient
Entre ses viles mains ton Nom impérissable,
Ce nom victorieux et qui sera le tien.

L’odeur de sa misère offense ton quadrige,
Et devant cette ordure et devant ce fumier,
Comme sur son col bleu la plume du ramier,
La mitre de Nimroud se détourne, où s’érige
Le cercle d’or vivant, éclair de ton cimier,


Et ton fier attelage en hennissant recule.
Mais quand tes Dieux, pareils à des astres jumeaux,
Sentant leur front pâlir sous l’ambre et les émaux,
S’effaceront au ciel du divin crépuscule,
L’arbre de ta grandeur gardera ses rameaux.

Et l’Homme, soulevant la pierre primitive,
Un pied sur les degrés de ton sépulchre sourd,
Songera que Celui qui régnait dans Asshour,
Que Shin-Akhé-Irib, Roi d’Our et de Ninive,
Fut le Fléau de El et sa droite un seul jour.






Ce peuple est le gardien de l’éternel registre :
Et sur ses rouleaux si tu pouvais te pencher,
Tu sentirais en toi le reflet s’ébaucher
Du métal inconnu de la feuille sinistre,
Et l’ombre du futur sur le présent marcher.

Le cylindre est de boue et le cône est d’argile
Où le stylet du scribe inscrit, terrifié,
Le nom du Maître, à peine encor putréfié,
Le basalte éphémère et le marbre fragile
Au prix du Verbe ardent, à l’Esprit confié.


Le colosse chancelle ainsi qu’un géant ivre,
Et l’Homme et le rocher écoutent, haletants,
Goutte à goutte le jour se résoudre en instants,
Et la pierre et la chair s’écrouler ; mais le LIVRE,
N’étant pas de matière, est en dehors des temps.

Si quelque autre que Nous s’essayait à l’écrire,
Et, courbé sous la lampe au fond du souterrain,
Taillait le granit vif et les tables d’airain,
Le bronze et le grès dur fondraient comme la cire
Au contact foudroyant du Verbe souverain.

Et si quelque autre osait annoncer à la Terre
Ce que Nous savons seuls et seuls Nous proclamons,
La Parole ferait, en descendant des monts,
Sur sa tempe brûlée éclater son artère,
Et, comme un ouragan, briserait ses poumons.






Ton nom va flamboyer sur une de ses pages,
Ô Fléau de mon peuple ! et, quand nous passions,
Haletants sous le faix des expiations,
J’ai vu marcher devant nous, précédant tes Mages,
La colonne de feu guidant les nations.

Ton nom va resplendir sur une de ses lignes ;
Chef ! ta récolte est mûre, et, sous le pampre noir,
Ta vendange fera déborder ton pressoir.
Et, Maître somptueux, en tes royales vignes,
Au seuil de ta maison tu peux aller t’asseoir.


Car je t’inscris ici sur une de ses tables,
O Shin-Akhé-Irib ! et désormais ta chair,
Indifférente aux dents invisibles du ver,
En ta crypte orgueilleuse aux arcs épouvantables,
Peut aller reposer sur ta couche de fer.






Lors le Nabi se tut : les molosses hurlèrent ;
Les minces coutelas dans l’ombre étincelèrent.

Et Shin-Akhé-Irib, sans un mot, regarda
Les bourreaux entraîner l’homme de Iehouda.