Les Parisiennes de ParisMichel Lévy Frères (p. 57-64).

VII

GALATÉE IDIOTE


— Irma Caron —

Un matin que le dieu assembleur de nuages, Jupiter lui-même, était allé courir les amourettes, qui sait ? peut-être sous son habit de cygne, ou bien déguisé en pluie d’or et en ouragan de banknotes, les autres dieux eurent la fantaisie d’entrer dans l’atelier où le fils de Saturne passe ses jours à modeler des figures d’hommes et de femmes, sans le secours d’aucun rapin, ni modèle, ni praticien quelconque. Comme chez tous les artistes, la porte fermait assez mal, et, quoiqu’ils n’eussent pas la clef, les olympiens n’éprouvèrent que très-peu de difficulté à pénétrer chez le maître.

Une fois introduits dans le sanctuaire, ils se mirent à regarder avec curiosité les ébauches, les figures inachevées qu’on avait couvertes de grands linges mouillés pour empêcher la terre de se durcir, et celles que le marbre dompté et révolté emprisonnait encore à demi. Apollon, Mercure et le jeune Bacchus regardaient surtout avec curiosité les images féminines, tandis que Diane et Vénus elle-même devenaient rêveuses devant le torse nu d’un berger adolescent. Les déesses couraient comme des folles sur les échafaudages, et jouaient avec les ébauchoirs. Vous voyez d’ici l’espièglerie que devaient amener ces enfantillages.

On résolut de mettre à profit l’absence du terrible Zeus pour sculpter sans lui, avec sa propre argile et ses propres outils, une femme parfaitement belle.

Comme toutes les fois qu’on joue la comédie en société ou qu’on fait de l’art entre amateurs, on chargea du gros de l’ouvrage le seul artiste qui fût présent, Vulcain. C’est lui qui modela en terre la nouvelle Galatée, et quel chef-d’œuvre ! Traits enfantins et superbes, ardente et riche crinière, bras dignes de l’arc, corps d’amazone victorieuse, pieds aux ongles purs, aux doigts écartés ; Coysevox lui-même n’aurait pas fait mieux.

Puis Vénus dénoua sa ceinture et toucha le sein de Galatée, et elle lui donna ainsi le charme irrésistible.

Les autres dieux firent aussi leurs présents.

Bacchus, pareil aux femmes, accorda à Galatée le pouvoir d’affoler et d’enivrer les enfants et les vieillards.

Apollon la doua de la symétrie ; il lui donna le nombre et le rhythme harmonieux des mouvements.

Mars, l’ardeur héroïque ; Junon, la fierté ; Pallas, les colères vengeresses ; Cérès, la couleur blonde ; Mercure, l’habileté en affaires, l’art d’élever des amants et de s’en faire trois cent mille livres de revenu ; Diane, cet air de virginité sans lequel une femme n’est pas adorable.

Le cruel Amour donna à ses dents la blancheur et la force des dents de tigresse, à ses ongles la rage meurtrière de ceux des bêtes fauves.

La Nuit et les Parques lui firent des sourcils noirs et de grands cils noirs.

Ainsi l’ouvrage était bon. Et toutefois, avant de l’exécuter en marbre, il fallait compléter le modèle et lui mettre les deux petites choses qui lui manquaient, l’intelligence et l’âme. Mais l’atelier était si mal en ordre ! On eut beau fouiller les bahuts et retourner les coffres, impossible de trouver les intelligences et les âmes, et de deviner où Jupiter avait pu les ranger.

— Pour ce qui est de l’âme, dit Amour, j’en ai bien une sur moi, assez médiocre, à la vérité, comme toutes celles que je donne, et je puis bien en faire cadeau à Galatée ; quant à l’intelligence, cherchez !

Mais on n’eut pas le temps de chercher. On entendit Jupiter qui fredonnait sa chanson de Vert-Galant et de Diable-à-Quatre en montant l’escalier ; ce fut un sauve-qui-peut général.

Galatée resta belle, harmonieuse, habile, virginale, charmeresse et féroce, mais idiote.

Telle est, en réalité, l’origine de mademoiselle Juliette Caron, la même qui, devant nous tous, est devenue si célèbre comme danseuse d’abord, puis comme comédienne à l’Opéra et au théâtre des Variétés, sous le nom d’Irma Caron, qu’elle a adopté ; la même aussi qui doit se marier la semaine prochaine avec un écrivain célèbre, s’il faut en croire les journaux habituellement mal informés.

Phénomène véritablement inouï, dont l’absence se fait cruellement sentir dans la ménagerie rassemblée à grands frais par Daumier, cette jeune artiste unit dans des proportions fabuleuses la rouerie la plus machiavélique à une stupidité qui dépasse tous les délires les plus passionnés de la bêtise extravagante. Pour faire entrevoir son immense astuce, je raconterai tout à l’heure brièvement l’histoire de sa vie, mais quelques-uns de ses mots, devenus célèbres, suffiront à donner une idée de ce qu’elle est comme jeune demoiselle idiote.

C’est à elle que va comme un gant la comparaison homérique : Elle s’avance, pareille à une oie grasse ! La lumière étonne ses beaux yeux, l’air étonne ses lèvres suaves, la brise étonne ses cheveux, et ce qu’elle porte surtout avec étonnement ce sont les trésors de son riche corsage ! Un homme maigre qui sentirait tout à coup pousser et poindre sur sa poitrine ces monts de neige animés et de marbre vivant ne les porterait pas, à coup sûr, d’une manière plus gauche et plus embarrassée. Les seuls cas où Galatée ne puisse pas s’étonner, ce sont ceux où il faudrait pour cela assembler deux idées. Alors elle est comme une pierre, ou comme est au Festin de Pierre la statue dont parle Boileau ! À ce sujet, on cite au théâtre des anecdotes dont le seul récit encourage tous les étrangers à prendre les Français pour des menteurs. Une fois, pendant une répétition, un rideau de fond se détacha des cintres et tomba avec un bruit effroyable ; une autre fois, six fusils chargés pour une répétition générale devant l’inspecteur des théâtres, partirent par accident. On sait ce que sont ces violentes surprises, qui arrachent un mouvement d’effroi aussitôt réprimé à l’homme le plus brave et le plus sûr de lui-même.

Irma seule ne bougea pas, ne tressaillit pas, ne se retourna pas. Il lui avait été absolument impossible d’associer l’idée de bruit à l’idée de danger, semblable en cela au bouillant Ajax ! Pour elle, comme pour toutes les moissonneuses de bluets qui sont entrées demoiselles de comptoir dans le magasin de Thalie, le jour arriva, il arrive toujours ! où elle laissa effeuiller la blanche couronne qui lui tombait jusque sur les yeux, par les mains d’un jeune premier scrupuleusement ganté de gants à quatre francs cinquante centimes. Eh bien, le lendemain du soir où cet artiste dramatique avait marché vivant dans son rêve étoilé, il pouvait raconter à ses amis la plus étrange histoire. Au moment où mademoiselle Caron avait donné sa réplique dans cette éternelle et touchante comédie de l’Oaristis ; au moment où Diane avait fui courroucée, tandis que les ailes sans tache tombaient en poussière et où le berger avait pu s’écrier, ivre de son idylle : « Te voilà femme maintenant, et chère à Aphrodite ! » à cet instant suprême que l’on se rappelle, dit un poëte, même après que l’on a oublié le nom de son pays et le nom de sa mère, Irma n’avait pas sourcillé ; le plus insaisissable éclair d’émotion n’avait pas traversé son visage ; elle avait gardé la sérénité impossible de ces nymphes de pierre qui, depuis trois cents ans, renversent leurs urnes inépuisables dans les bassins murmurants des fontaines.

Voici quelques-uns de ses mots : il y en aurait mille.

Mademoiselle O… disait au foyer à mademoiselle Caron, en lui parlant d’un homme à bonnes fortunes déjà mûr, et plus connu comme vaudevilliste que comme employé au ministère des finances :

— Oh ! ma chère, prends garde à V…. il est bien ennuyeux, va ! c’est un homme qui est pendu toute la journée après une femme !

— Allons donc ! répondit Irma, il ne peut pas, puisqu’il a un bureau !

Irma se figure l’univers comme une ligne droite, partant de Paris pour aboutir à un point, qui, pour elle, reste dans le vague. Comme un des rois de la fashion venait lui faire sa visite d’adieu :

— Vous partez, dit-elle, est-ce que vous allez loin ?

— Non, fit le dandy, à vingt lieues seulement.

— À vingt lieues ? alors vous devriez bien vous charger d’une lettre pour V…, il y est. (À vingt lieues !)

Après celle-là, faut-il tirer l’échelle ? Non.

Visiblement troublée depuis longtemps par quelque chose qui lui était inconnu, Irma se décida enfin à éclaircir ses doutes en s’adressant à mademoiselle O…

— Quel est donc, lui dit-elle, ce martyr dont le visage a une expression si divine, et qu’on voit chez tous les marchands d’images, les mains clouées sur une croix ?

À cette question prodigieuse, mademoiselle O…, épouvantée, effarée, atterrée, faillit tomber à la renverse.

— Voyons, demanda-t-elle à Irma en la regardant entre les deux yeux et sans pouvoir dissimuler sa stupeur, est-ce que tu n’as pas fait ta première communion ?

— Eh bien ! qu’est-ce que tu as à présent, s’écria mademoiselle Caron en se mettant à pleurer ; si, je l’ai faite ; mais il y a si longtemps ! je ne me rappelle pas ce qu’on m’a dit !

À cela ajoutez une seule touche. Ainsi que je l’ai constaté plus haut, Galatée, qui de son vrai nom se nommait Juliette Caron, a volontairement, spontanément, sans que rien l’y forçât, changé ce nom en celui d’Irma Caron. Se complaît-elle dans l’admiration du jeu de mots abominable et ingénu que forme cet assemblage de syllabes, ou n’en a-t-elle pas eu conscience ? À cela, on peut faire la réponse du sergent Pilou : Ce sera éternellement un secret entre Dieu et elle !

Maintenant, qui étonnerai-je (pas Balzac assurément, s’il était vivant !) en disant qu’avec cet esprit-là mademoiselle Irma Caron, qui n’a pas vingt-trois ans, a déjà gagné trente bonnes ou mauvaises mille livres de rente ? Notez d’abord qu’elle possède une des plus jolies tantes d’actrices qui aient jamais prononcé ormoire et castrole ! Une tante si élégiaque et si cruellement blanchie à la poudre de fleur de riz et qu’un fantaisiste croyait devoir attribuer à sa monomanie le prix élevé auquel se vend le riz au lait au café du théâtre des Variétés. Pendant toutes les années passées à l’Opéra, cette tante de génie eut l’art de revendre successivement à vingt financiers (à celui-ci pour une rente, à celui-là pour une maison de campagne, toujours données d’avance !) cette dernière larme furtive et ce dernier geste désespéré de l’innocence que l’on ne peut cependant livrer qu’une fois. Mais elle, très-forte, ne livrait rien ! Elle se bornait à dire : C’est impossible, ma nièce est trop désespérée ! — Eh bien ! répondait Plutus ou Midas, je veux parler moi-même à Irma.

Oui, mais comment s’expliquer avec une idiote ? et on gardait la maison de campagne.

Il fallut cependant qu’Irma quittât l’Opéra, un cadre excellent pour elle ! Mais un soir qu’elle dansait pour la quarantième fois dans Robert-le-Diable, quelqu’un lui demanda :

— Dans quoi jouez-vous ce soir ?

— Je ne sais pas, dit Irma, je joue les nonnes !

Le mot fut rapporté à M. Duponchel et le fit souvenir que, depuis ce temps, Macaron, comme on l’appelait au petit quadrille, n’avait pas dansé une fois en mesure, et Macaron fut remerciée.

C’est alors qu’Irma se montra digne de sa tante, et, si elle continuait à ne rien comprendre, prouva du moins un instinct miraculeux de la manière dont nous entendons les arts en France. Elle fut reçue au Conservatoire en récitant le rôle d’Agnès ; elle y obtint un accessit, puis un second prix, toujours avec le rôle d’Agnès ; elle fut engagée à l’Odéon, puis à Rouen, toujours avec le rôle d’Agnès, puis enfin, il y a quatre ans, aux Variétés, sur la foi des souvenirs qu’elle a laissés dans le rôle d’Agnès.

À Rouen, elle a joué à elle seule (pas sur la scène) une longue et admirable comédie qui la fait deviner tout entière. Deux hommes, très-spirituels tous les deux, s’étaient associés pour diriger le théâtre. Aimée officiellement du plus âgé, elle se laissait aimer en cachette par l’autre. Pendant trois années elle a dirigé le théâtre sous leurs noms ; ni l’un ni l’autre ne se douta jamais de son influence, tant ils la voyaient stupide ! Mais inspirant, sans avoir l’air d’y toucher, toutes les résolutions, la prudence la mieux éveillée échouait contre les regards de ses yeux de faïence, et elle multipliait les traits de génie avec autant de prodigalité que les coq-à-l’âne. Comment les deux directeurs ne se sont-ils pas aperçus qu’elle les jouait tous deux ? Et lorsqu’ils s’abordaient, chacun voulant obtenir de son associé une augmentation ou un bénéfice pour l’adorée, comment n’ont-ils pas éclairci le quiproquo ? Et plus tard, comment Irma Caron a-t-elle dompté les auteurs dramatiques, la presse, tout le monstre parisien ?

C’est qu’elle possède cette force supérieure à la vapeur, à l’électricité et au génie qui les emploie, cette force faute de laquelle les poëtes vont mourir à l’hôpital ou à la porte de l’hôpital : la douce, l’immaculée, l’immuable, la triomphante et sereine Bêtise.