VI

LA DAME AUX PEIGNOIRS


— Berthe —

Et sans plus attendre, amis, continuons cette petite symphonie à grand orchestre qui vous suit à Chatou au bord des flots d’argent, et sous les riants ombrages de Maisons-Laffitte, où l’on entend de si joyeuses chansons s’envoler, comme des troupes de rossignols, de la chaumière habitée par mademoiselle Brassine ! Donc, on venait de conter l’histoire de Valentine au cœur de marbre, et je ne sais plus si c’était Laure ou Pampinée, ou Dioneo, ou Flammette qui achevait cette légende sinistre par une péroraison renouvelée d’Eschyle, mais je me souviens que le Décaméron se murmurait ce soir-là dans cette délicieuse petite loge du théâtre de la Gaîté, dont mademoiselle Jacqueline Bouron a fait un paradis de soie vert d’eau à fleurs rouges et roses, fond charmant, sur lequel les trois dessins à la sanguine de Watteau, la Bohémienne de Célestin Nanteuil et les quatre aquarelles si amusantes d’Eugène Lami semblent heureux comme des poissons dans la rivière.

— « Eh bien, dit la maîtresse de la maison en se tournant vers le conteur, moi aussi j’ai connu une Valentine ! plus gaie que la vôtre, et appartenant, celle-là, à la vie heureuse. Mais (ajouta-t-elle, en me regardant avec une douce ironie) je ne vous engage pas à clouer ce joli papillon sur un feuillet de votre livre ! Pour toucher à ses ailes, il faudrait, je crois, une femme ; j’entends une femme aux mains délicates, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus rare au monde, car les filleules d’Ève ne peuvent faire ni des maîtres d’hôtel, ni des relieurs, ni même des corsetières sérieuses ! Je vous dirai toutefois quelle fut Berthe, l’insoucieuse et l’adorée, et tâchez, s’il se peut, d’en tirer pied ou aile, mais cette fois encore, défiez-vous de la manière de M. Courbet et gardez-vous de faire une orgie de réalisme !

» Berthe était avec nous au Théâtre-Historique, à l’époque où l’on y jouait ces longues chroniques d’Alexandre Dumas, pareilles à de grandes fresques brossées par un maître sur les murailles d’un palais de géants. Berthe excellait à représenter ces héroïnes de la Fronde et de la Guerre des Femmes, qui courent les grands chemins en habit de gentilhomme, le feutre sur l’oreille et la plume au vent, à côté d’un capitaine d’aventure. Elle représentait d’ailleurs tout ce qu’on voulait, car s’il eût été possible d’inventer une femme exprès pour le métier du théâtre, on ne l’aurait pas mieux réussie. Ses traits, pareils à ceux de la jeune Niobé, avec un peu plus de finesse et surtout avec la grâce moderne, son nez droit, ses yeux d’un or foncé et étincelant, aux cils noirs comme de l’encre, ses lèvres riches, enfin son excessive pâleur qui n’avait rien de maladif, la rendaient capable de supporter toutes les coiffures et toutes les perruques, depuis le tignasse rouge du petit paysan, jusqu’aux diadèmes de diamants attachés sur les Sévignés vaporeuses si bien exécutées par M. Auguste ! Et faite ! si mince et hardiment svelte que, sans ses bras et ses épaules, les gens qui n’y voient pas auraient pu la croire maigre, véritable fortune au théâtre ! Mais en réalité, si elle eût été accusée de quelque chose devant un aréopage quelconque, son avocat aurait pu, comme celui de Phryné, lui déchirer éloquemment sa robe, et découvrir un sein pareil à celui que montre le portrait connu d’Agnès Sorel. J’ajouterai un détail inouï pour ceux qui connaissent la difficulté d’habiller une actrice. Dans son Catilina, M. Dumas avait donné à Berthe un rôle de jeune esclave grec, et son costume se composait uniquement de ceci : un maillot de soie à doigts avec des cothurnes de pourpre, une tunique et un manteau, un bonnet phrygien, et voilà tout ! Pas l’ombre d’un jupon, ni d’un corset, ni d’une brassière, ni d’une ceinture ! Faites le tour des théâtres de Paris et de la banlieue, y compris le théâtre Séraphin et l’École Lyrique, et si vous trouvez deux comédiennes qui puissent en faire autant, vous étonnerez plusieurs personnes ! Vous pensez qu’une femme bâtie de la sorte ne devait guère connaître la Mélancolie ; aussi Berthe pouvait-elle dire de ce doux et pâle génie couronné de violettes, comme Sosthènes de Pagnani : Je ne sais pas où il demeure !

» Sans doute, vous me demanderez où je veux en venir avec cette photographie de Berthe, et quel fut le mystère de son existence, car il est entendu qu’une existence n’a pas besoin d’être racontée si elle ne cache aucun mystère. Il y en avait bien un ! j’y arrive, et c’est précisément ce qui m’embarrasse. D’abord, pour achever le portrait, figurez-vous une personne toujours gaie et sereine, d’une humeur parfaitement égale et affable, avec beaucoup de dignité pourtant, sachant se faire respecter de tous par sa seule manière d’être, et en retour se montrer constamment aimable. Elle parlait de tout avec aisance et sans pruderie, mais il ne fût venu à personne l’idée de dire devant elle un mot grossier ou de lui faire subir une plaisanterie équivoque. Elle obligeait tout le monde et n’imposait jamais son caprice ; mais aussi elle n’aurait pas sacrifié au schah de Perse sa volonté ni son plaisir, et, pour résumer tout, elle avait à dix-neuf ans la tenue d’une femme accomplie. Si, par hasard, on se trouvait avec elle au restaurant (car, bien souvent, nous ne voulions pas faire subir à nos familles les ridicules heures de repas imposées par des représentations qui commençaient à six heures et demie), Berthe demandait d’abord pour elle le plat dont elle avait envie, et le partageait gracieusement avec ceux des convives qui acceptaient son offre. Après cela, on pouvait bien demander des cuisses de rhinocéros ou des bifteks d’ours, elle n’y faisait pas la moindre objection, et s’en souciait comme M. Pereyre d’une poésie lyrique. Dans la mesure permise à une femme, elle tenait tête aux buveurs jusqu’à la fin du dernier flacon, et jetait dans la causerie une verve inépuisable, sans jamais sortir de la réserve imposée même à une artiste qui veut être respectée. D’ailleurs, les fatigues et les veilles ne laissaient pas la moindre trace sur son visage. Lorsqu’on faisait relâche pour mettre en scène les grandes machines d’Alexandre Dumas, il arrivait parfois que ces répétitions duraient jusqu’à trois ou quatre heures du matin, et alors les acteurs tombaient littéralement de fatigue. Vers ces dernières heures du matin où la flamme des quinquets mourait et où un vague crépuscule envahissait la scène, notre troupe, domptée et brisée, offrait avec un degré d’intensité mille fois plus grand le spectacle que montre un bal du grand monde surpris par l’aurore. Les femmes surtout étaient affreuses à voir. Cheveux dépeignés et dénoués, robes lâches, mains noircies par la poussière, elles succombaient, et leurs teints verdis et leurs yeux gonflés auraient sérieusement apitoyé tout autre qu’un auteur dramatique. Mais lorsque enfin, pâmées de lassitude, sentant leurs jambes se dérober et les mots expirer sur leurs lèvres, elles joignaient les mains vers le poëte : — Allons, disait celui-ci avec la plus aimable des brusqueries, il n’y a pas moyen de travailler avec vous. Voyez mademoiselle Berthe : elle n’est pas fatiguée, elle ! En effet, on regardait Berthe, ses yeux étaient vifs et limpides, ses lèvres étaient roses, sa chevelure nette et lisse. Il semblait qu’elle sortit des mains de sa femme de chambre, après avoir pris un bain d’eau de senteur. — À la bonne heure, murmurait en s’éveillant à demi notre camarade Colbrun, qui, tout debout, s’était endormi d’un sommeil héroïque : à la bonne heure ! mais si mademoiselle Berthe est vampire et boit ici le sang de quelqu’un, je ne puis pas en être responsable !

» Elle ne buvait pas de sang. Mais, je dois le dire, une chose m’étonna vivement dès mon arrivée au Théâtre-Historique. à ce boulevard du Temple où, mariés ou non mariés, tout le monde se promène par couples comme dans les comédies galantes de Shakspeare, Berthe était seule, et c’était sa femme de chambre Lucette qui venait la chercher pour la ramener chez elle après le spectacle. Plus tard, et quand je me fus un peu liée avec elle, ses rapports avec les comédiens m’étonnèrent plus que je ne saurais l’exprimer. Tous lui parlaient avec déférence et respect ; mais cent fois, derrière un de ces immenses portants que fabriquaient nos décorateurs, ou sur un escalier, ou dans l’ombre vague d’un couloir, il me sembla voir des mains presser furtivement la sienne ou lui glisser un billet plié menu, ou même je croyais entendre des mignardises de tutoiement murmurées à voix basse, ou le susurrement d’un ardent baiser qui faisait frissonner mes oreilles surprises. Mais, comme toutes les fois que le témoignage de nos sens nous dénonce un fait que notre raison se refuse à admettre, je me forçais à douter du témoignage de mes sens. Une autre circonstance vint me plonger dans une grande perplexité. Il arriva que pendant la durée de nos interminables représentations, des hasards de rubans ou d’épingles m’amenaient deux ou trois fois en une seule soirée dans la loge de Berthe pendant les entr’actes. Chaque fois je trouvais assis à côté d’elle un de nos camarades ou quelque auteur, ou même un artiste étranger à nous, en qui j’observais l’attitude d’un ami de cœur discret et bien élevé, s’attachant à ne pas compromettre celle qui l’a choisi. Ce qui me frappa le plus, c’est qu’à chaque visiteur nouveau je voyais à Berthe un nouveau déshabillé, des peignoirs délicieux, blancs ou à fleurettes, et je me demandais si l’on avait caché les magasins de la Ville de Paris et des Villes de France dans la petite armoire de sa petite loge ! Et en voyant l’inaltérable sérénité de ses traits, tandis que tant d’impressions équivoques revenaient à ma pensée et la sillonnaient comme un éclair, je me sentais tout indécise, cherchant si j’avais affaire à un ange immaculé ou à une courtisane sans frein.

« Un soir, par un hasard très-naturel, car on jouait en ce moment-là sur la scène un tableau de bataille où il se distribuait de grands coups d’épée sur les boucliers en fer-blanc de M. Granger, il n’y avait au foyer que des femmes. C’était par un de ces premiers jours d’été où les grandes fleurs s’ouvrent, où l’air est comme empli de senteurs amoureuses, et nous sentions toutes peser sur nous une énervante lassitude. — Ma foi, dit mademoiselle R…, partie depuis pour l’Australie, celle qui ne s’avouera pas plus sensible par ces soirs-là qu’au beau temps des bises de décembre, quand les talons des bottines font craquer le givre, ne sera franche qu’à moitié ! — Oui, répondit Laurette, être près d’un de ces beaux lacs bleus que nous avons vus ensemble en courant la Suisse et l’Italie, dans la troupe de M. Meynadier ! Le ciel est d’étoiles, une barque s’arrête au rivage, un jeune homme en descend et vous tend sa main. Il ne vous dit rien, mais à son regard on voit qu’on l’attendait et que c’est bien lui, et on va chanter aux flots harmonieux la Dernière pensée de Weber ! — Moi, murmura Béatrix, je rêve cela plus près de Paris, sous cette noire forêt de Saint-Germain, douce à la tristesse ! On a les bras passés au cou d’un enfant qui vous dit sa dernière chanson sans orchestre et sans musique, et on a l’âme noyée de joie. — Et comme chacun laissait ainsi déborder sa rêverie, Berthe restait silencieuse, et toutes les femmes la regardaient, effrayées en quelque sorte et comme humiliées de son silence ; et mademoiselle R… ne put s’empêcher d’interpeller Berthe : — Vous ne dites rien, Berthe, fit-elle avec une expression de défiance ; voudriez-vous nous faire croire que vous n’avez jamais eu de ces idées-là ? — Non, répondit Berthe très-simplement, moi je les ai toujours. Et elle sortit du foyer avec un pas de déesse.

« Vous devinez que le mot nous avait frappées ! Je l’avouerai, malgré moi et presque à mon insu, je me laissai aller à un espionnage de commis voyageur, tant ma curiosité était excitée jusqu’à la souffrance. Sans le vouloir, sans le savoir, j’épiai Berthe sur la scène, dans les couloirs, dans sa loge, partout. Tout ce que j’avais cru voir, les serrements de main, les billets, les baisers, tout cela était vrai. Je voulus la mépriser ; mais en regardant ses yeux limpides, pleins d’innocence, cela m’était impossible, et au contraire je me liai de plus en plus avec elle. Enfin, enragée de savoir, je me livrai à ces petites finesses bêtes qui réussissent toujours. — Je disais à L…, notre premier rôle : — Vous aimez le violet, à ce qu’il paraît ? — Oui, pourquoi cela ? — C’est que Berthe vous attendait, m’a-t-elle dit, et elle avait mis un peignoir à petites fleurs pensée ! — Eh bien, répondait-il, c’est vrai, puisqu’elle vous l’a dit ! — Et moi j’étais stupéfaite, car l’expérience répétée dix fois à propos de la même soirée réussissait toujours de même, et Berthe avait toujours eu, ce même soir-là, le peignoir safran et le peignoir rose, et le bleu ciel, et le vert d’eau, et le lilas tendre, et des fleurettes de toutes les couleurs de fleurettes !

» Quand je fus tout à fait son amie, il fallut parler, car cela m’étouffait. Permets-moi, lui dis-je, une question qui va sans doute nous brouiller, mais je t’aime tant, belle et bonne comme tu es, que je ne puis me résigner plus longtemps à douter de toi. — Douter de moi ? fit-elle avec un air réellement attristé. T’ai-je donné une occasion de me croire égoïste ; et t’es-tu quelquefois adressée à ma complaisance ou à ma pitié pour les malheureux sans obtenir ce que tu désirais ? — Non pas, murmurai-je, un peu honteuse déjà de ma vilaine action, mais je voudrais comprendre…. dans quels rapports tu es avec nos camarades ? — Mais, dans les rapports les meilleurs et les plus simples. — Mais, dis-je, impatientée, je voudrais savoir s’ils sont tes amis ou… — Ou… achève ! — Eh bien ! tu m’y forces, ou tes amants ! — Ma foi, ma chère, dit Berthe, toujours affable et pourtant avec une certaine nuance de raillerie, permets-moi de te faire observer que la distinction m’échappe lorsqu’il s’agit d’affection entre des hommes et une femme, mais peut-être ne comprenais-je pas bien le mot dont tu t’es servie ? Veux-tu me demander par là si je dois à l’admiration et à la générosité d’un de ces messieurs la robe que j’ai sur le dos et les bottines que tu me vois aux pieds et le châle de l’Inde que Lucette me tient sur son bras en ce moment-ci ? Si c’est cela, non, Jacqueline, ils ne sont pas mes amants, comme tu dis avec ce pluriel ambitieux ; je paye mes souliers au cordonnier et mes chapeaux à la modiste, comme ma viande au boucher et mon épicerie à mon épicier, avec l’argent que le caissier me compte le premier du mois ! et je suis toute à toi, et la question ne nous brouillera pas, car on ne saurait se brouiller pour des questions qui n’ont aucun sens !

» Il était réservé à une autre occasion de me faire entendre la profession de foi de Berthe. À ce propos, permettez-moi de passer légèrement sur ce qui touche à ma propre vie. J’en étais, vous m’avez tous connue alors, à mon grand désespoir pour ce beau comédien italien qui rappelait la fameuse définition de l’écrevisse, petit poisson rouge qui marche à reculons, si heureusement corrigée par Cuvier à l’Académie française, en ce sens qu’il n’était ni comédien, ni Italien, ni beau surtout. Je me mourais dans ces jolis instants de rage où l’on se casse la tête contre des murs et où l’on arrache à pleines mains de longs cheveux, si cruellement regrettés six mois après. Berthe me consolait comme une sœur avec une douceur et une patience angéliques ; mais, je dois le dire, ces consolations mêmes m’irritaient, car elle semblait trop manifestement ignorer, quant à elle, les souffrances qu’elle venait soulager, et sa pitié, par trop sereine, me remplissait de confusion. On eût dit un être supérieur venant verser un baume divin sur des blessures qu’il ne connaîtra jamais, et tout mon cœur se révoltait contre cette fierté superbe.

— » Ainsi, lui dis-je exaspérée enfin, tu n’as jamais eu ni amant ni chagrin d’amour, et j’ajoutai avec colère : ni sang dans les veines probablement ? — Amie, me répondit Berthe avec une grande douceur, je crois que vous confondez, toutes tant que vous êtes, des choses qui hurlent de se trouver ensemble, et peut-être passez-vous votre vie à vous faire des illusions et à les perdre ? Vous donnez votre âme, vos secrets, votre maison, votre liberté au premier venu, et vous faites après cela grand bruit, vous, des bohémiennes de grand chemin, pour lui abandonner un bien que les héroïnes de l’antiquité et les marquises du XVIIIe siècle n’estimaient pas si haut que vous le faites. La raison ne conseillerait-elle pas de faire tout le contraire ? Les faveurs que vous accordez vous semblent d’un si haut prix que l’homme qui les a reçues est dispensé de toute politesse. Lui seul est beau, spirituel, sacré entre les hommes, et c’est vous offenser directement que de voir la beauté et l’esprit ailleurs que chez lui. Puis, quand vous apercevez qu’il n’est rien de ce que vous aviez inventé, vous arrachez vos cheveux que personne ne vous remplacera. Pour moi, ma chère Jacqueline, j’ai du sang dans les veines, quoi que tu en dises ; mais si j’admire des yeux noirs je ne me figure pas pour cela qu’il n’y a plus au monde d’autres yeux noirs, et surtout je ne leur donne pas le droit de lire jusqu’au fond de mon âme. Je me crois quitte envers les plus belles lèvres du monde quand je leur ai permis de baiser ma joue. Si je ne me suis pas mariée, c’est pour ne pas avoir de mari ; mais je vois que vous en avez toujours un. J’ai gagné ma vie depuis l’âge de dix ans, et pour prévoir le cas où je devrais abandonner notre art, j’ai appris non pas un métier, mais tous les métiers de femme, et je les sais tous comme une excellente ouvrière. Aussi suis-je parfaitement libre ! Je mettrais à la porte un monsieur qui m’offrirait une bague de quinze sous, mais je ne consentirai jamais à dire qu’il n’y a qu’un seul homme au monde, fût-il Antinoüs ressuscité avec l’esprit de Rivarol ! Artiste, j’aime la beauté ; femme, l’esprit et les bonnes manières, comme j’aime les fleurs, la musique et les vins de soleil, et si vous voulez me parler de certaines faiblesses qu’il n’est jamais de bon goût d’avouer, je vous dirai qu’une femme a toujours le droit de ne pas se les rappeler elle-même ! Et laisse-moi ajouter ceci, vous me semblez toutes plus avares que le ciel et la nature, car ils ne choisissent pas une seule fleur cachée et un seul coin de terre pour y verser à flots la lumière et la joie ! Mais, ajoutait-elle, je vois bien que nous ne nous comprenons pas : laisse-moi.

» Ainsi parlait Berthe, plus éloquemment sans doute, car ses yeux et ses lèvres si fières exprimaient toute l’ardeur de son sang, et moi je l’écoutais songeuse, me disant pourtant que je n’échangerais pas mes âpres souffrances contre cette tranquillité trop surhumaine. Voulez-vous un dernier trait pour cette biographie à bâtons rompus : J’ai connu un jeune pianiste nommé Octave, très-épris de Berthe, et se mourant d’amour pour elle, quoiqu’elle ne l’eût pas repoussé. J’avais vu cet enfant verser tant de larmes et donner tant de marques d’une douleur vraie, que je ne pus m’empêcher d’aller supplier Berthe pour lui. — Mais, ma bonne Jacqueline, me répondit-elle, je comprends mal ce qu’il veut ; je ne lui ai jamais fermé ma porte ni refusé ma main. Il me demande si je lui suis fidèle, et je ne sais pas bien ce qu’il veut dire ! Pendant les bonnes et longues heures que j’ai passées avec lui, il est certain que je m’occupais de lui et non pas d’un autre, car rien ne m’empêchait de les passer ailleurs si tel eût été mon bon plaisir. Me demande-t-il si je pressentais sa venue et si j’ai passé ma vie à l’adorer, même à l’époque où ma nourrice m’endormait dans ses bras ? Il est certain que j’ai aussi mangé des tartines de confiture, et plus tard appris des rôles, et il y a aussi des heures où je vais les répéter au théâtre. Est-ce là ce qu’il me reproche, ou désire-t-il savoir si j’aimerai encore ses cheveux blonds et ses dents blanches quand ses dents seront devenues noires et ses cheveux blancs ? Pour cela, non, tu peux le lui dire d’avance ; mais s’il veut que je m’engage à n’aimer jamais que ce que j’ai aimé, la Beauté, la Jeunesse et le Charme, il peut en être certain d’avance, et je ne lui demande pas d’autre fidélité que celle-là ! Peut-être a-t-il une fée pour marraine, et elle lui promet qu’il gardera tous ces dons jusqu’à quatre-vingts ans, comme Ninon ; mais, Jacqueline, nous ne croyons guère à cela, nous qui jouons si souvent les fées, et d’ailleurs, si cela arrive, nous le verrons bien. Va, Jacqueline, tu peux lui dire que je lui suis très-fidèle !

» Berthe disait aussi : Je connais un poëte très-sensé, qui, bien entendu, ne fait pas partie de l’École du Bon Sens. Quand il adore une maîtresse, il ne fait pas faire son portrait, car jamais un artiste ne peut reproduire un objet qu’il a sous les yeux, et si les peintres en décors esquissent si bien les fleurs, les fruits et tous les accessoires matériels, c’est qu’ils le font sans modèles et seulement de souvenir. Le poëte de qui je parle court les marchands de tableaux et les boutiques de bric-à-brac jusqu’à ce qu’il ait trouvé le portrait qu’il cherche, et il le trouve. Il y a toujours un homme de génie qui, sa palette à la main, a deviné, deux cents ans d’avance, une personne qui devait naître. Eh bien, avec un peu plus de patience, la femme qui regrette un amant perdu pourra de même retrouver son portrait vivant, car la nature a bien moins d’imagination qu’on ne pense et tire le même type à des milliers d’exemplaires. Aussi les désespoirs amoureux ont-ils été inventés par les paresseux qui cherchent des prétextes pour ne pas travailler et qui ne prennent pas de bains russes !

» Il y avait au théâtre une sorte de magasin dont les fenêtres donnaient sur la rue Basse-du-Temple ; dans l’intervalle d’une longue répétition, Berthe était venue là pour respirer un peu, et elle avait ôté son fichu de cou. Ainsi appuyée sur la barre de la fenêtre, son beau corps formait une ligne idéale, et son cou et sa poitrine nus auraient damné les anges. M…, notre jeune premier, qui était entré derrière elle, sentit tout son sang refluer vers son cœur, et les yeux troublés, fasciné et ébloui de ce spectacle divin, il s’avança à pas silencieux et posa un baiser sur ce col nu dont la blancheur l’attirait d’une manière irrésistible.

» Berthe ne se retourna pas.

» M… perdit tout à fait la tête, et cette fois, ce fut le millier de baisers dont parle Catulle ! Enfin, Berthe tourna lentement la tête. — Tiens, c’est toi, M…, dit-elle, je croyais que tu ne jouais pas aujourd’hui ? — Comme j’entrais aussi à ce moment-là, M… sortit presque fou. — Eh quoi ! dis-je à Berthe, tu ne savais pas qui c’était ? — Oh ! répondit-elle en souriant, sa main avait touché la mienne, et je savais tout ce qu’il fallait savoir ! Je me suis souvent demandé si dans un siècle païen Berthe n’aurait pas été la Sagesse elle-même ? Elle ne l’est pas à coup sûr dans un âge de rédemption où nous ne pouvons pas lever les yeux au-dessus de notre fourmilière fangeuse, sans voir de grandes croix d’or se découper sur l’opale des nuées et sur l’azur du ciel. »

Tout le monde admira beaucoup cette dernière restriction de madame Philomène, et la reine fit signe à madame Fiammette que c’était à son tour de parler.

— « Mesdames, dit Fiammette… »