Les Parisiennes de ParisMichel Lévy Frères (p. 33-42).

V

LE CŒUR DE MARBRE


— Valentine —

Ceci, chers lecteurs, serait un conte difficile à dire, si vous n’étiez pas là pour nous aider, tous tant que nous sommes, quand la tâche devient trop délicate. N’est-ce pas à vous qu’on doit la suave figure de Mignon, non décrite par le poëte ? N’avez-vous pas dessiné Laure et Béatrix d’après votre rêve, et Ariel d’après votre fantaisie ? N’avez-vous pas travaillé, pour la moitié au moins, aux romans de Boccace et à ceux de La Fontaine, et n’êtes-vous pas toujours là pour donner le fameux ut à la place de Gueymard et à la place de Tamberlick ? Cet ut (qu’on ne s’y trompe pas !) sort bien moins de leurs gosiers que de vos poitrines, et quand Paganini jouait du violon avec une canne, c’était avec votre canne. Aidez-moi donc à marcher dans mon sentier si étroit, entre des abîmes ! car j’entreprends une rude affaire ; je veux faire passer sous vos yeux le profil indécis de la trop célèbre Valentine : mais… ne le fallait-il pas ?

Partout où l’on prononce le nom de Valentine, que ce soit sous les poutres sculptées et dorées ou sous les plafonds blancs et nus, on entend s’éveiller et murmurer un essaim de souvenirs poignants, comme des démons qui fouetteraient l’air de leurs ailes. Parmi les assistants, les uns essuient une de ces larmes brûlantes qui creusent des rides sur le visage, les autres portent la main à leur poitrine comme pour y étancher le sang d’une blessure encore ouverte ; ceux-ci tressaillent, ceux-là baissent vers la terre des regards pleins de regrets et de honte. Car Valentine a été de moitié dans tous les amours qui tuent la foi et la jeunesse de l’âme, et les lustres de toutes les orgies ont baigné son front d’une lumière blafarde, et, depuis sept ans, il n’y a pas eu un verre empli de vin par des mains tremblantes et pâlies dans lequel elle n’ait trempé sa chevelure. L’Agonie la salue avec un sourire, et le râle des mourants lui dit : ma sœur ! car elle s’appelle Démence et elle s’appelle Luxure, et les innombrables baisers qui ont à peine effilé les doigts de cette Omphale auraient suffi à user les degrés de granit qui mènent aux vestibules des palais. Goules et vampires se contenteraient de boire pour se réchauffer le jeune sang de vos veines ; mais Valentine boit ce rayon de lumière et de flamme que Dieu a mis sur les visages humains comme le signe de leur race, et elle les laisse pareils à ces oranges qu’une femme capricieuse a déchiquetées entre ses lèvres. Plus dangereuse, en effet, que l’innocente et naïve Marco, elle a absorbé plus de Raphaëls que l’armée de Sambre-et-Meuse n’a usé de paires de souliers, et ses amours ressemblent à ces troupes de grands Anges en armes qui planent au-dessus d’un champ de bataille jonché de cadavres. Elle disperse l’or comme le vent d’automne disperse les feuilles mortes. Honneur, vertu, le respect de la patrie, l’amitié sainte, la vénération filiale, au souffle de Valentine tout tombe en cendres dans les cœurs desséchés et brûlés. Le jeune homme égorge pour elle son avenir et l’avenir des siens ; et sous la bise de janvier, le père de famille se promène sous la fenêtre de Valentine, serrant entre ses mains la dot de ses filles qu’il vient de voler. Le fils de son portier, enfant de treize ans, est amoureux d’elle et vole sa mère pour lui envoyer des bouquets de camellias.

Surtout, souvenez-vous qu’il s’agit ici des Parisiennes, et n’allez pas commettre la faute de vous figurer Valentine sous les traits effroyables et magnifiques d’une belle Furie, secouant des chevelures de serpents et des torches flamboyantes. Valentine est jeune et jolie, elle a l’air décent et distingué, parfaitement élégant et assez honnête. Les bandeaux lisses, à rouleaux revenant pardessus, emploient à merveille ses cheveux bruns ; ses yeux noirs, grands, noyés et étonnés, son nez presque régulier, ses lèvres où le minium n’a pas été épargné et dont les coins sont heureusement coupés, et sa prestance déjeune première s’arrangent à souhait avec les chiffons de Laure et de Palmyre et avec les extravagances des dentelles. Enfin, Valentine, qui touche un peu du piano, a surtout un vrai talent pour le style épistolaire et personne n’écrit mieux qu’elle la fameuse lettre : « Mon cher bien-aimé, il est trois heures du matin et je m’éveille toute triste. Tu sais comme ta Valentine devine ce qui te touche. Il me semble que tu dois souffrir, et, par je ne sais quel pressentiment, je sens que quelque chose t’afflige en ce moment même. Rassure tout de suite celle dont tu es la seule vie... » Maintenant voici son histoire :

Valentine passe pour la fille naturelle de ce vicomte de Perthuis, dont les excentricités occupaient si fort les nouvellistes de la Restauration, et qui mérita plus que jamais sa réputation en avantageant d’une grande fortune cette enfant, dont la paternité lui était fort contestée par les événements eux-mêmes. Le vicomte de Perthuis mourut de la goutte comme Valentine entrait dans sa seizième année, et la jeune fille se trouva du même coup riche et tout à fait libre, car sa mère, la célèbre comédienne Madeleine Verteuil, dont les succès avaient pu tenir en échec pendant quelques années ceux de madame Menjaud et ceux de mademoiselle Mars, n’était plus alors qu’une coquette surannée, retirée du théâtre et accaparée par le culte des perruches. N’ayant pu assembler deux idées au temps de sa gloire, elle était trop occupée alors à relire dans les almanachs des Muses et des Grâces les madrigaux qui avaient célébré sa jeunesse, pour faire la moindre attention à sa fille. D’ailleurs mademoiselle Madeleine Verteuil avait été nourrie dans les principes de l’ancien théâtre et avait professé dans sa vie la plus grande indulgence pour les amourettes et pour « tout ce qui relève de la galanterie. »

Logiquement, Valentine aurait donc dû se laisser voler son cœur et le reste par le premier maître de clavecin un peu hardi ; mais le hasard en décida tout autrement. Elle éprouva un amour sérieux pour un jeune officier nommé Émile Levasseur, âme candide et loyale dans un corps de bronze, et cette passion promenée pendant trois mois au milieu de toutes les fêtes et de toutes nos campagnes verdoyantes, fut une des plus aimables élégies parisiennes de l’été de 1857. Émile partait pour rejoindre son régiment à Saumur, et devait solliciter le plus tôt possible un nouveau congé pour revenir conclure son mariage avec Valentine.

Souvent celle-ci redisait en longues confidences à son amie intime Mariette (que nous avons depuis applaudie au théâtre du Vaudeville) toute l’extase dont son âme débordait. — « Oh ! chère Marie, s’écriait-elle, s’il fallait perdre mon Émile, je mourrais, car par qui serais-je aimée ainsi avec la confiance d’un enfant et avec cet ineffable tendresse ? Il me semble que son souffle est ma vie, et je voudrais passer des heures à le contempler à genoux ! »

Aussi mademoiselle Mariette fut-elle assez vivement étonnée de ce qu’elle vit de ses yeux, un mois juste après le départ d’Émile Levasseur. C’était, je crois, à un bal d’artistes, chez mademoiselle Léontine Berlin, rue Tronchet. Suffoquée par la chaleur et toute déchevelée à la suite d’une valse très-ardente, Mariette avait cherché seule un petit boudoir où elle voulait se remettre un peu et rarranger ses belles boucles de cheveux d’or. Elle croyait bien sincèrement ne trouver personne dans cette oasis de soie de la Chine, mais elle avait compté sans le poëte Henri B… qui était occupé là à dire les plus jolies choses du monde, tout en soutenant une jeune fille à demi renversée et pâmée dans ses bras. Mais quel fut l’étonnement de Mariette en reconnaissant la fille de mademoiselle Verteuil !

Henri B… s’était esquivé en homme habile à ménager les transitions. Valentine tomba en pleurant et en sanglotant dans les bras de son amie, et la couvrit longtemps de baisers et de larmes avant de pouvoir parler.

— « Écoute, Marie, lui dit-elle enfin, tu me méprises ! apprends donc mon affreux secret ! Tu as entendu parler comme moi de femmes au sang glacé, dont l’esprit et l’imagination seuls vivent, mais dont le cœur ne palpite jamais, et qui restent de marbre sous les baisers. Eh bien ! je sens que je suis une de ces femmes. Oui, je crains d’être une d’elles, et cette idée me remplit d’épouvante. Lorsque Émile était là près de moi et qu’il tenait mes mains dans les siennes, quand ses lèvres effleuraient mon front, ma pensée s’en est allée en mille rêves délicieux, mais aucun frisson n’a passé dans mes veines, mon cœur n’a pas battu, je n’ai pas senti mes mains moites et brûlantes. Moi qui aime Émile à lui donner une à une toutes les gouttes de mon sang, suis-je condamnée, lorsqu’il m’aura nommée sa femme, à n’apporter dans ses bras qu’un cadavre insensible ?

» Je le saurai demain.

— » À ce prix ? demanda Mariette.

— » À tout prix ! dit Valentine, qui, à ce moment-là, fit entrevoir dans un regard l’implacable résolution qu’elle devait montrer depuis. Ce poëte décrit trop bien les joies de l’amour pour ne pas les connaître. Il me conduira dans le paradis enchanté, et alors je saurai bien me purifier d’avoir été infidèle ! et je ne sentirai plus cette douloureuse terreur d’apporter mon désespoir en dot à celui que j’aime. »

Le lendemain Mariette volait chez Valentine.

— « Eh bien ? fit-elle en l’interrogeant avec anxiété.

— » Eh bien ! dit Valentine, je suis une statue et rien ne vit en moi ; mon cœur est comme celui des dieux. Mais si quelqu’un peut l’animer, je trouverai celui-là, dusse-je le chercher comme un grain de sable au milieu des grains de sable de la mer !

— » Oh ! murmura Mariette, je te vois perdue. Pleure plutôt ta faute amèrement, et rappelle Émile. Sois sa femme et vis de l’amitié de cet honnête homme. »

Valentine secoua sa noire chevelure.

— » Laisse-moi, dit-elle, l’amitié n’est pas assez pour moi. Y songes-tu ! me sentir, image de pierre, pressée entre des bras vivants et que j’adore ! voir ses transports et ne pas les partager ! ce serait trop souvent mourir ! Non, je m’abandonne à ma destinée, et si jamais ce simulacre est vivant, si cette neige s’anime, il faudra bien qu’Émile me pardonne, dusse-je m’ensevelir cinq ans dans un couvent avant de toucher sa main, dusse-je marcher nue sous les pluies du ciel pour laver mes fautes ! »

Et Valentine l’a fait comme elle le disait. Fouettée par le vent de sa folie, elle a commencé sa course furieuse et insensée à travers le monde.

Un jour, tout Paris était agenouillé devant le grand pianiste qui prête sa passion aux touches imbéciles. — « Oh ! se disait Valentine, ce génie fait vivre le bois et l’ivoire, il éveille dans ce coffre ridicule des torrents d’harmonie, des larmes, mille douleurs poignantes, tout un monde ! Ne saura-t-il pas me faire tressaillir comme ces cordes de laiton et ces morceaux d’ébène ? Il transfigure la matière inerte ; celui-là saura le mot que je cherche. »

Mais le pianiste ne le savait pas.

Ou bien elle pensait : « Cet ingénieur a jeté des ponts d’un rocher à l’autre sur un océan irrité et sauvage ; il sait dompter la nature et faire l’impossible ! » Elle se disait : « Ce statuaire a surpris le secret de la vie ! Ce comédien a l’art de faire frissonner les nerfs par sa voix émue et sympathique ! Ils trouveront la femme cachée en moi. »

Mais tous ces enchanteurs continuaient à faire leurs prodiges, sans pouvoir conjurer la malédiction céleste.

Elle allait au matin dans le grenier où l’on est si bien à vingt ans, et où il y a trois pieds d’un vers charbonnés sur le mur ! Elle accrochait son châle à la fenêtre en guise de rideau, et elle s’asseyait sur l’humble couchette, et elle disait : — « Je suis Lisette ! parle-moi de l’amour et du printemps, et chante-moi des jeunes chansons ! »

Elle disait aux soldats : — « Venez, que je vous verse du vin bleu sur la table de la guinguette, et faites-moi voir comment vous embrassez la Victoire avec vos mains franches et brutales ! » Elle disait aux valets, aux esclaves : — « Montrez-moi ce que valent vos révoltes, et s’il y a de quoi s’enthousiasmer pour vos haines ? » Elle suivait les saltimbanques, les déshérités de l’art, pour savoir si on peut s’enivrer de pauvreté et de grand air en mirant tous les soleils dans le miroir des paillettes vagabondes ! D’autres fois, elle achetait des palais, et à tous les murs elle faisait percer des fenêtres pour y jeter son or et l’or des vieillards empressés autour d’elle, et l’or des jeunes gens asservis à ses caprices, l’or du Vice, l’or de l’Usure, le trésor du riche, l’épargne du pauvre ! Mais toujours son cœur restait immobile dans sa poitrine.

Et voici quelle fut la plus grande démence de Valentine : elle pensa que peut-être elle trouverait dans un mariage bien bourgeois et bien calme, entre le pot-au-feu et le livre de cuisine, ce que lui avaient refusé les fantaisies effrénées ! « Sans doute, dit-elle, la fleur bleue de l’Idéal fleurit dans quelque champ paisible, à l’ombre de la modeste haie d’aubépine, et non pas dans les forêts luxuriantes, au bord des grands lacs, sous les guirlandes de lianes et les architectures de feuillage. » Et, à la grande joie de sa mère, Valentine se maria avec M. Anacharsis, riche fabricant de Chemins de la Croix et d’objets religieux ; établi rue Cassette. Elle se mit à raccommoder les chaussettes avec frénésie, et à écrire sur le livre de cuisine, en comptes de menues dépenses, la valeur des œuvres complètes de Voltaire ! Elle fit une orgie de vie bourgeoise, occupée du linge, du comptoir, donnant des ordres, faisant des conserves, recevant le soir de vieux voisins qui venaient jouer au boston à un sou la fiche. Hélas ! vains efforts ! Aucune fleur bleue ne s’épanouit au souffle de cette brise domestique, et madame Anacharsis resta, comme Valentine, une statue.

Alors elle jeta son bonnet par-dessus les moulins ! Il y eut madame Anacharsis infidèle, quittant son mari, le perdant, le retrouvant, cherchant à connaître les âpres saveurs de ces fruits défendus que croquent à belles dents les épouses fugitives. Il y eut madame Anacharsis donnant à ses amoureux des alliances de mariage, et allant faire bénir à Greetna-Green ses unions adultères. Puis les voyages ! La Suisse et l’Italie vues en compagnie d’un jeune Anglais aux cheveux dorés ou d’un féroce Brésilien, qui sait si bien dire : « Si jamais tu me trompes, je te tuerai ! » Valentine a bu la neige des torrents, elle a laissé bondir sur son sein les cascades échevelées, elle a frappé du poing les rocs et mordu l’écorce des arbres en criant à toute cette nature : « Dis-moi ton secret ! » Ce secret, elle l’a demandé aux noires forêts, aux grottes obscures où pendent les stalactites, aux fleuves immenses, aux villes, aux basiliques, à la vieille Venise endormie en son linceul ! Mais la Nature a gardé son secret pour elle et pour les hommes de bonne volonté, et madame Anacharsis, ivre et folle, à continué à faire la joie du Paris folâtre en promenant son éternelle interrogation des agents de change aux poëtes lyriques et des princes russes aux marchands de peaux de lapin, et elle se console en lisant Lélia.

Émile Levasseur, qui a quitté le service, et qui, lui aussi, est devenu fou de désespoir, a joué à la Bourse par dépravation et y gagne des millions dont il ne sait que faire. Vingt fois il a voulu arracher Valentine à son affreuse vie et l’a suppliée à genoux d’accepter le pardon qu’il lui offrait avec une résignation abominable et sublime. Mais madame Anacharis est du moins restée fidèle à son rêve de jeune fille. Elle a tout traîné dans le ruisseau des rues, excepté son premier et son seul amour, et d’ailleurs elle ne renonce pas encore à vivre ! Parfois, elle s’extasie pendant de longues heures sur le roman de madame Beecher Stowe et se demande si, parmi cette race noire, opprimée et héroïque au dire de l’illustre écrivain, il n’y a pas quelque Othello dont la lèvre lippue échaufferait son cœur de marbre.

Mais apaise-t-on la soif des damnés lors même qu’on leur fait boire toute l’eau de la pluie et toute l’eau des fleuves ? Toujours, toujours les Euménides chassent devant elles, en les meurtrissant à coups de sanglantes vipères, tout un troupeau de victimes furieuses, marquées au front pour la Démence et pour le Crime. Attachés à leurs flancs, un vautour leur mord le foie, un taon avide le dévore, et l’ouragan qui fouette leurs visages aveuglés, les empêche d’entendre les gémissements plaintifs, les doux sanglots et le chant consolateur des Océanides.