Livre I
XXXIV. Rue de la hache
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Un double événement empêcha le maréchal de Damville de donner suite, cette nuit-là, à son projet. Chose étrange, en quittant Jeanne de Piennes, il se trouva presque heureux. En somme, il avait porté le premier coup. Et puis, son invention de dire qu’il les avait enlevées pour les soustraire à un péril lui paraissait magnifique.

— Elle commence par me maudire, une autre fois, elle m’écoutera sans colère…

Ce fut plein de cette idée qu’il s’apprêta à assurer à ses prisonnières une retraite sûre.

Se séparer d’elles lui était certes pénible. Mais la certitude que François était à Paris, de vagues pressentiments que son frère pourrait bien venir à l’hôtel, le décidaient à cette séparation qui d’ailleurs, d’après lui, ne devait pas être de longue durée.

Henri attendit que le soir commençât à tomber.

Vers sept heures et demie, au crépuscule, il s’enveloppa d’un ample manteau, posa sur sa tête une toque sans plume, passa un solide poignard à sa ceinture et sortit de l’hôtel.

Une demi-heure plus tard, il était rue de la Hache et s’arrêtait au coin de la rue Traversière, devant la petite maison à la porte verte… la maison d’Alice de Lux !

Par un rapide regard, le maréchal s’assura qu’on ne le guettait pas, puis il introduisit une clef dans la serrure.

Mais la porte ne s’ouvrit pas…

— Ah ! ah ! songea-t-il, elle a fait changer les serrures ! Oh ! c’est une femme de tête, autant que j’ai pu en juger.

Alors, il se décida à frapper. Le silence demeura profond dans la maison. Et une lumière qu’il venait de remarquer à travers les jointures s’éteignit aussitôt.

— On se méfie ! gronda-t-il. Donc elle est là. Par le diable, il faudra bien qu’on m’ouvre !

Il heurta plus fort. Et sans doute, à l’intérieur, on craignit que le bruit n’attirât la curiosité sur cette maison qui avait absolument besoin qu’on ne s’occupât pas d’elle, car Henri entendit des pas sur le sable du petit jardin, et bientôt, à travers la porte, une voix aigre se fit entendre :

— Passez votre chemin, si vous ne voulez que j’appelle le guet…

— Laura ! s’écria Henri.

Une exclamation étouffée lui répondit.

— Ouvre, Laura, reprit le maréchal, ou, par tous les diables, j’entrerai en sautant par-dessus le mur !

La porte s’ouvrit aussitôt.

— Vous, monseigneur ! fit la vieille Laura.

— Oui moi, qu’y a-t-il là d’étonnant ?…

— Depuis près d’un an…

— Raison de plus pour m’accueillir avec empressement quand je reviens. Ça, je veux parler à Alice.

— Elle n’est pas à Paris, monseigneur !

— Allons donc ! ricana Henri ; il n’était bruit que de son retour, l’autre matin, dans le Louvre, parmi l’escadron volant de la reine !

Henri avait haussé la voix.

— Elle est repartie ! reprit énergiquement Laura.

— En ce cas, je m’installe ici pour l’attendre, dussé-je l’attendre un mois.

— Veuillez entrer, monsieur, fit une voix, en même temps qu’une forme blanche se dessinait sur le seuil de la maison.

C’était Alice ; le maréchal la reconnut aussitôt et la salua avec une grâce non exempte de cette insolence que ce cavalier de haute envergure se croyait en droit de laisser deviner.

Alice était rentrée dans la maison… Laura ralluma les flambeaux. Le maréchal se tourna vers Alice. Celle-ci debout, un peu pâle, les yeux baissés, attendit que Laura fût sortie.

— Je vous écoute, monsieur, dit-elle alors ; vous forcez ma porte ; vous parlez haut, vous me saluez avec toute l’ironie dont vous êtes capable ; tout cela parce que j’ai été votre maîtresse. Voyons, qu’avez-vous à me dire ?

Le maréchal demeura un instant étonné.

Il y avait dans l’attitude et la physionomie d’Alice une sorte de dignité douloureuse.

Il se découvrit et s’inclina gravement.

— Ce que j’ai à vous dire ! fit-il. Tout d’abord, vous demander pardon de m’être ainsi présenté. Je crains bien de m’être attiré votre colère au moment où je viens vous demander un service.

— Je n’ai pas de colère, monsieur, dit Alice.

Et en effet, du moment où elle eut compris que le maréchal de Damville ne venait pas en amant qui a des droits acquis, du moment où il parlait d’un service qu’elle pouvait lui rendre, la présence d’Henri lui devenait indifférente.

Cependant, Henri avait parcouru du regard cette pièce qu’il connaissait bien.

— Rien de changé, fit-il, excepté deux choses.

— Lesquelles, monsieur ?

— Vous d’abord, qui êtes plus belle que jamais… oh ! soyez tranquille, ceci n’est pas une déclaration, mais une simple constatation.

— Ensuite ? fit Alice en se rassurant sur les intentions d’Henri.

— Ensuite, répondit-il avec un sourire sans dépit, cette place vide… cette place où se trouvait un portrait.

— Le vôtre, monsieur. Je vais d’un mot vous faire comprendre pourquoi votre portrait n’est plus là, pourquoi on a tardé à vous ouvrir, pourquoi je vous prie de m’expliquer vite ce que vous attendez de moi, et pourquoi je vous supplie d’oublier que j’existe, que cette maison existe… j’ai un amant.

Ceci fut dit avec une netteté qui eût paru bien douloureuse ou bien sublime à Henri s’il avait pu lire dans le cœur de son ancienne maîtresse. Alice de Lux se trouvait dans une de ces situations extrêmes où les ménagements deviennent inutiles, et où la sincérité prend la forme du cynisme.

Ce ne fut pas chez elle une bravade, un défi, ni un aveu : ce fut un avertissement qui, en somme, était à l’honneur du maréchal, puisqu’on le supposait capable de discrétion absolue.

— Je suis remplacé, fit Henri sans se douter qu’il disait une grossièreté ; vous m’en voyez tout heureux ; non pour vous, bien que je vous souhaite tous les bonheurs, madame, mais bien pour moi.

Alice leva un regard étonné sur le maréchal.

— Oui, reprit celui-ci, le genre de service que je viens vous demander exigeait que vous m’ayez assez oublié pour comprendre ce que je vais vous dire, et pas assez pour que vous m’ayez conservé votre bonne volonté.

— Elle vous est acquise.

— Je vais donc m’expliquer très clairement, reprit Henri, qui, sur un signe d’Alice, prit place dans un fauteuil.

À ce moment précis, Alice pâlit affreusement en étouffant un cri.

Elle saisit le maréchal par un bras, et avec une vigueur centuplée par quelque effroyable danger, l’entraîna vers un cabinet dont elle referma la porte.

À cette même seconde, la vieille Laura apparaissait, effarée.

— Silence ! dit Alice d’une voix rauque. Je sais ! J’ai entendu !…

Ce qu’elle savait, ce qu’elle avait entendu, c’est que quelqu’un venait de s’arrêter à la porte extérieure, et que ce quelqu’un ouvrait, et qu’il n y avait qu’une personne qui pût ouvrir ainsi : le comte de Marillac !…

En deux bonds, le comte franchit le jardin, et apparut à Alice qui, livide, bouleversée, debout au milieu de la pièce, s’appuyait à un fauteuil.

— Vous, cher bien-aimé ! eut-elle la force de prononcer.

Il s’avançait souriant, les deux mains tendues vers elle. Et tout de suite, il vit son trouble, sa pâleur.

— Alice ! Alice ! s’écria-t-il, seriez-vous malade ? Ou bien quelque émotion…

— Oui, l’émotion, fit-elle brisée par la secousse ; l’émotion de vous voir, la joie…

Elle se raidit convulsivement, et parvint à donner une physionomie naturelle à son visage.

Déodat demeurait étonné. Il est vrai que jusque-là il avait scrupuleusement respecté la convention de ne venir qu’aux heures et aux jours indiqués. Alice, qui l’observait avec cette intensité d’attention qui était si remarquable en elle, vit clairement ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme.

— Suis-je assez petite fille ! s’écria-t-elle en souriant ; voilà que j’ai failli me trouver mal parce que je vous vois le jeudi au lieu de demain vendredi. Mais c’est une si heureuse surprise, mon doux ami… Je n’ai que vous, je ne songe qu’à vous, et quand je vous vois, c’est toujours le même battement de cœur.

Elle parlait avec cette volubilité nerveuse que nous avons déjà signalée.

— Chère Alice ! murmura le jeune homme en la prenant dans ses bras et en posant ses lèvres sur ses cheveux parfumés. Moi aussi, je n’ai que vous au monde… Moi aussi, lorsque j’approche de cette maison bénie, je sens mon cœur qui se dilate, et une joie puissante qui me soulève, me transporte…

Alice se rassurait, et songeait :

— Le maréchal entendra… eh bien, que m’importe après tout ! Il ne verra pas Déodat… il ne le reconnaîtra pas…

— Pardonnez-moi donc d’être venu sans vous prévenir, reprit le comte.

— Cher aimé, vous pardonner ! Alors que je suis si heureuse…

— Hélas ! tout le bonheur est pour moi, et il sera bien bref… Je venais vous avertir que je ne pourrai pas, demain, passer près de vous les heures de charme, de douce causerie auxquelles vous m’avez habitué…

— Je ne vous verrai pas demain ! s’écria Alice dans la sincérité de son regret.

— Non. Écoutez, mon amie… j’assiste ce soir, dans une heure, à une fort grave réunion où vont se trouver de hauts personnages… mais je ne veux rien avoir de caché pour vous…

Alice demeura atterrée.

Elle comprit clairement que le comte allait lui dire des secrets politiques.

Et sur-le-champ, cette torturante interrogation se posa dans son esprit affolé.

— Comment l’empêcher de parler ? Comment faire pour que Damville n’entende pas ?

— N’êtes-vous pas le cœur de mon cœur, continuait Déodat, la pensée de ma pensée ? Sachez donc que ce soir…

— À quoi bon, mon aimé… non, taisez-vous… je ne veux rien entendre de vous que des paroles d’amour…

— Alice, fit le comte en souriant, vous êtes la compagne de ma vie, je ne vous aime pas seulement avec mon cœur, mais encore avec mon esprit, et vous devez être celle pour qui il n’y a point de secret en moi…

— Parlez plus bas, je vous en supplie, balbutiait-elle terrorisée.

— Parlez bas ? Et pourquoi ?… Qui pourrait nous entendre ?…

Et le comte, étonné, regardait autour de lui.

— Laura, Laura ! souffla Alice à bout de forces. Songez que ma tante est curieuse… et bavarde… comme toutes les vieilles femmes…

— Ah ! pardieu, vous avez raison ! Je n’y songeais pas ! fit le comte en riant.

À ce moment, la porte s’ouvrit. Laura parut.

— Chère enfant, dit-elle, j’ai à sortir quelques minutes… Je veux profiter de la présence de M. le comte de Marillac pour ne pas vous laisser seule…

Alice faillit jeter un cri de désespoir. Elle s’était arrangée pour ne pas prononcer une fois le nom du comte, et la vieille le disait à haute voix, le criait presque !…

— Vous pouvez dormir tranquille, dit Déodat.

— Non ! non ! Ne sortez pas ! Ne vous éloignez pas de cette pièce ! s’écria Alice, hors d’elle.

— Oh ! Alice ! murmura ardemment le jeune homme, vous vous méfiez donc de moi ?…

— Moi ! s’écria-t-elle dans un élan, me méfier de vous !…

Pantelante, martyrisée par la nécessité de paraître calme, elle murmura :

— Allez… Allez… ma tante… mais revenez vite…

— Oh ! fit la vieille Laura, du moment que monsieur le comte est là, je n’ai pas peur…

L’instant d’après, le comte de Marillac entendit la porte de la rue qui se fermait très fort.

— Nous voici seuls ! dit-il avec un sourire. Et je vous veux persécuter de ma confiance et de mes secrets…

Elle fit une dernière tentative désespérée.

Saisissant Déodat par la main, elle essaya de l’entraîner, et prenant une de ces résolutions extrêmes qu’on a dans les moments d’affolement, elle bégaya :

— Venez… vous n’avez jamais vu ma chambre… Je veux vous la montrer…

Le jeune homme tressaillit. Une bouffée ardente monta à son front.

Mais dans ce cœur généreux, le respect de celle qu’il considérait comme sa fiancée s’imposa aussitôt. Il se reprocha violemment la pensée qui avait traversé son esprit et, pour échapper à la tentation, se jeta éperdument dans son récit.

— Restons ici, répondit-il, palpitant. Je n’ai d’ailleurs plus que quelques minutes. Savez-vous qui m’attend, Alice ? Le roi de Navarre ! Oui, le roi en personne. Et l’amiral de Coligny ! Et le prince de Condé… Ils se sont réunis rue de Béthisy…

— Malheur sur moi, malheur sur nous ! clama la malheureuse au fond de son âme.

— Sans compter quelqu’un que nous attendons… le maréchal de Montmorency !

Alice fut secouée d’un tressaillement terrible. Et si le comte n’eût pas été, à ce moment, effrayé par ce tressaillement, il eût peut-être pu remarquer un bruit, quelque chose comme une exclamation étouffée, tout près de lui, derrière une porte…

— Qu’avez-vous, Alice ! s’écria le jeune homme. Pourquoi pâlissez-vous ?… Oh ! mais vous allez vous trouver mal !…

— Moi ? Non, non !… ou plutôt, tenez… en effet… je ne me sens pas bien…

Un instant, Alice se demanda si un évanouissement ne serait pas la seule solution possible. Mais avec cette rapidité de calcul qu’elle possédait au suprême degré, elle envisagea aussitôt que, si elle s’évanouissait, Déodat chercherait de l’eau dans la maison, qu’il ouvrirait peut-être la première porte venue… celle du cabinet où se trouvait Henri de Montmorency !

— C’est fini, reprit-elle alors, c’est passé… j’ai souvent de ces vapeurs…

— Pauvre cher ange ! Je vous ferai la vie si douce et si belle que ces inquiétants malaises s’en iront…

— Oui, oui, parlons de l’avenir, mon cher aimé…

— Il faut que je vous quitte, Alice ! Vous savez qui m’attend. Des résolutions graves vont être prises. Écoutez, si notre plan réussit, c’est la fin de toutes les guerres… et alors, Alice, nous ne nous séparons plus, vous devenez ma femme, nous sommes heureux à jamais… Alice, Alice, écoutez… il ne s’agit de rien moins que d’enlever Charles IX et de lui imposer nos conditions…

Cette fois, un cri sourd échappa à Alice qui, faisant un suprême effort, courut à la porte en disant :

— Silence ! Voici ma tante !…

Elle ouvrit la porte, et Laura parut en effet.

Alice n’avait prononcé ces mots que pour arrêter Déodat. Si elle eût été moins bouleversée, elle se fût demandée pourquoi elle n’avait pas entendu s’ouvrir la porte de la rue, et pourquoi l’apparition de Laura coïncidait si bien avec ce qu’elle venait de dire.

Quant au comte, il fut persuadé que la vieille femme venait en effet de rentrer.

— Donc, reprit-il comme s’il continuait une conversation commencée, nous n’aurons pas demain notre bonne soirée ; vous savez, chère amie, le voyage que je suis forcé de faire.

— Allez, allez, monsieur le comte, balbutia Alice, et que le ciel vous conduise !…

Comme d’habitude, Déodat, devant la tante Laura, serra les mains de sa fiancée. Comme d’habitude encore, elle le reconduisit jusqu’à la porte de la rue dans le petit jardin, tandis que la tante demeurait dans la maison. Comme d’habitude, enfin, ils échangèrent là leurs adieux dans un baiser passionné.

— Déodat, murmura-t-elle alors avec un frisson, ces vapeurs que vous m’avez vues ne sont pas sans raison. Depuis quelques jours, je suis inquiète, je fais des rêves terribles, de sinistres pressentiments m’assaillent…

— Enfant ! Enfant !…

— M’aimez-vous ? demanda-t-elle en mettant toute son âme dans la question.

— Si je t’aime ! Comment peux-tu me demander cela ?

— Eh bien ! fit-elle avec une ardeur qui alarma le jeune homme, si vraiment ton cœur et ta vie sont à moi, Déodat, je t’en supplie en grâce, veille sur toi ! Oh ! veille ! à tous les instants ! Et maintenant plus que jamais ! Défie-toi de tout le monde ! Si ton père était là, je te dirais : Défie-toi de ton père !… Déodat, je te dis plus encore : défie-toi de ta fiancée !…

Et comme il cherchait à lui fermer la bouche par un baiser.

— Est-ce qu’on sait ! continua-t-elle fiévreusement. Est-ce que dans un sommeil, dans une folie, il ne peut pas m’échapper une parole imprudente ! Oh ! Déodat, jure-moi de veiller, de sonder le pavé sur lequel tu marches, de t’écarter de l’inoffensif passant que tu rencontres, de regarder derrière les murailles avant de parler, de t’assurer que l’eau que tu bois, le fruit que tu manges ne sont pas empoisonnés… jure ! jure…

— Eh bien, je te le jure, dit-il effrayé de cette exaltation d’épouvante. Mais, vraiment, tu finirais par me faire peur. Aurais-tu entendu quoi que ce soit ? que sais-tu ?…

— Moi ! Rien, rien, je te jure ! rien que des pressentiments…

Et d’une voix singulière, elle ajouta :

— Mais mes pressentiments, à moi, ne me trompent jamais et deviennent de terribles réalités… Déodat, j’ai ta promesse, ton serment de te défier nuit et jour, de veiller sur toi-même, comme si tu étais entouré de mortels ennemis…

— Oui, chère adorée, tu as ce serment !… Allons, allons, rassure-toi… bientôt, ces alarmes finiront…

Elle l’étreignit convulsivement dans ses bras. Ils échangèrent un dernier baiser, et, rapidement, le comte de Marillac s’éloigna dans la nuit.

Alice demeura une minute seule dans le jardin pour recueillir ses idées et envisager la situation avec cette froide intrépidité dont cette femme extraordinaire avait déjà donné tant de preuves.

Cette situation était effrayante, et, dans les visions qui traversèrent son cerveau avec l’incalculable rapidité des rêves, elle vit clairement, comme dans un jour livide, Déodat arrêté, torturé, mis à la roue, et finalement décapité.

En effet, Montmorency avait tout entendu. Cela, elle en était sûre. Il essaierait de nier, mais elle savait bien qu’il avait entendu. Tout !… D’abord le nom du comte, prononcé par Laura. Ensuite, ces confidences qui avaient échappé à son amour. Donc, le maréchal savait que le comte de Marillac complotait contre le roi de France, avec le prince de Condé, avec Henri de Navarre, avec Coligny, avec François de Montmorency !

Or, d’une part, le maréchal de Damville, attaché aux Guise, avait intérêt à dénoncer les huguenots.

D’autre part, sa haine contre son frère devait le pousser à cette dénonciation, même dans le cas où il eût voulu épargner les huguenots.

Cette haine était bien connue d’Alice.

Elle connaissait également les attaches secrètes d’Henri avec les Guise.

La conclusion dans le terrible syllogisme qu’elle échafaudait fut d’une clarté d’éclair :

En sortant d’ici, le maréchal ira au Louvre et dénoncera tout, son frère, Coligny, Condé, Navarre.

Le reste lui apparut dans le même éclair sinistre :

Déodat dénoncé comme les autres ! c’était la mort…

Quoi ! tout ce qu’elle aimait, son unique et dernier espoir, sa raison de vivre encore, cet homme allait mourir…

Voilà quelles furent les réflexions d’Alice de Lux dans le petit jardin, au moment où le comte de Marillac s’éloignait si heureux, si épris, si content d’avoir donné à la bien-aimée une telle preuve de confiance et d’amour.

À cette situation, il n’y avait pas d’issue possible.

Le front dans les deux mains, les dents serrées, Alice lutta quelques secondes à peine contre l’horrible nécessité qui se présentait à elle :

Supprimer la possibilité de la dénonciation en supprimant le dénonciateur possible.

Bientôt son esprit fut prêt. Le meurtre fut accepté, décidé.

Alors, elle devint étonnamment calme, après une rapide période des frissons de sa chair révoltée contre l’effusion du sang.

Elle rentra dans la maison ; et, rappelons-le, tout ce débat avec elle-même avait à peine duré une minute. La mort de Montmorency lui apparut en même temps, pour ainsi dire, que la mort de Déodat. Elle se vit poignardant le maréchal au moment même où elle vit son ami, son aimé, montant à l’échafaud.

Alice rentra et, dans la pièce d’où sortait Déodat, décrocha rapidement un court poignard acéré, solide, non un joujou de femme, mais l’arme meurtrière avec sa pointe presque triangulaire, sa lame épaisse, son manche bien en main.

Elle plaça l’arme dans sa main, comme elle avait vu faire à des Espagnols quand elle était à la cour de Jeanne d’Albret : la lame cachée dans la manche du vêtement flottant, la pointe en haut. En sorte que, dans un brusque mouvement, il n’y avait qu’à lever le bras pour que ce bras se trouvât armé.

Alors, sans une faiblesse, sans pâleur, elle alla au cabinet où Henri était enfermé et l’ouvrit de la main gauche.

Le maréchal était de taille élevée.

À cause de cela, elle avait résolu de le frapper quand ils seraient assis tous les deux, l’un en face de l’autre, causant bien tranquillement. Alors, elle se lèverait soudain, et frapperait l’homme qu’elle se trouverait dominer un instant.

— Attention, se dit-elle, il va nier, soutenir qu’il n’a pas écouté ; et tandis qu’il sera bien occupé à me le prouver, le moment sera propice…

Le premier mot du maréchal de Damville fut :

— Je dois vous prévenir, Alice, que j’ai entendu tout ce qui s’est dit ici.

Elle demeura comme stupide. Elle avait tout prévu, hormis cela.

Un geste d’effarement lui échappa. Dans le mouvement de la manche flottante, le maréchal vit luire le poignard…

Une seconde, il fut comme pensif. Puis, avançant d’un pas, il dit tranquillement :

— Je dois vous dire aussi que j’ai sur moi une cotte de maille qui ne me quitte jamais et contre laquelle s’émousserait votre poignard. Ainsi, Alice, il serait inutile que vous tentiez de me tuer.

Alice recula vivement jusqu’à la porte de sortie qu’elle ferma. Elle s’appuya contre cette porte, et répondit :

— Je regrette que vous m’ayez devinée, car cela va m’obliger à une lutte répugnante où je risque d’avoir le dessous, mais je suis forcée de vous tuer. Ainsi, monsieur, je vais vous attaquer. J’aime mieux mourir sous vos coups que de vous laisser sortir d’ici vivant.

Elle cessa dès lors de dissimuler son poignard, elle l’emmancha solidement dans sa main ; et, les bras croisés, appuyée de dos à la porte, un peu pâle seulement dans sa longue robe de laine blanche, elle fixa sur le maréchal un regard intrépide.

Henri de Montmorency eut un geste d’admiration.

Et s’il faut le dire, cette admiration réelle n’allait pas tant à la bravoure de la jeune femme pétrifiée dans une attitude de guerre, qu’à la beauté fulgurante qui l’illuminait en ce moment tragique.

Puis, ramenant les yeux autour de lui, par une sorte de prudence, il se plaça de façon que la table demeurât entre Alice et lui.

— Alice, dit-il sourdement, le résultat d’une lutte entre nous deux ne saurait être douteux.

— Je le sais ! fit-elle avec un calme prodigieux ; tuez-moi donc ; vous ou moi, il faut que l’un des deux meure ici.

— Je ne vous tuerai point, et vous ne me tuerez point. Si je dois porter les mains sur vous pour me livrer passage, je me contenterai de vous désarmer, et je passerai sans vous faire grand mal ; du moins, je l’espère. En tout cas, n’espérez pas que je vous tuerai.

Elle tressaillit. Par ce mot, le maréchal indiquait qu’il avait compris son désespoir.

— Mais, continua-t-il, si vous m’obligez à des violences, je vous déclare que, le seuil de cette maison franchi, je me croirai libre de faire tel usage qui me conviendra des secrets que j’ai surpris.

Un tremblement agita la jeune femme. Mais ce fut court. Elle reprit aussitôt sa pose de défi, et ses yeux se strièrent d’éclaboussures rouges.

De sa même voix patiente, lente et forte, Henri continua :

— Au contraire, si nous parvenons à nous entendre, je me croirai engagé à un oubli absolu, et sur la foi de ma parole qui jamais ne fut donnée en vain, vous pourrez reprendre toute sécurité… Attendez, Alice, ne bougez pas de votre place, pas plus que je ne bouge de la mienne, laissez-moi vous expliquer toute ma pensée, et vous jugerez ensuite… Voyons, si je vous engageais ma parole d’oublier ?

Elle secoua rudement la tête.

Dans ce mouvement, ses cheveux se dénouèrent et tombèrent sur ses épaules.

— Je ne crois pas à votre parole, fit-elle, à mots brefs et rauques ; vous seriez Dieu que je n’y croirais pas !

Henri pâlit légèrement.

Il commença à éprouver comme une terreur sourde, devant cette femme décidée à mourir où à tuer.

Il respira péniblement et reprit :

— Et si je vous donnais un gage ? Un gage vivant ! Écoutez, causons en amis. J’étais venu vous demander un service. Je vais vous dire toute ma pensée telle qu’elle était tout à l’heure et telle qu’elle est maintenant. Vous m’écoutez attentivement, n’est-ce pas ?… Oui… je vois cela à la contraction de vos sourcils… Donc, voici, Alice : Je devine en vous un furieux désespoir d’amour. Vous avez été ma maîtresse. Je vous ai toujours vue alors un peu froide, et vous intéressant à peine aux questions de cœur. Or, vous voici bien changée. Pour que vous ayez pris vis-à-vis de moi l’attitude que vous avez, il faut que vous aimiez de toute votre âme, de tout votre esprit, de toute votre chair ! Alice, vous supposez que je veux me servir de ce que j’ai entendu. Je vous le déclare : vous ne voulez sauver ni le roi de Navarre, ni M. de Coligny, ni le prince de Condé, ni… mon frère ! Vous voulez sauver le comte de Marillac. Qui est cet homme ? Je l’ignore. Cet homme, Alice, c’est simplement à mes yeux l’homme qu’en ce moment vous aimez plus que votre vie, pour lequel vous voulez mourir !… Il y a toujours eu en vous, tant que j’ai eu l’honneur d’être votre amant, un côté ténébreux qui parfois m’a inquiété. Mais, à cette heure, je lis aussi clairement dans votre âme que si vos sentiments étaient les sentiments mêmes de mon âme. Vous aimez passionnément, prodigieusement, furieusement vous êtes tout amour ardent, intrépide, sauvage même, si je puis dire !

Elle le regardait d’un regard étincelant, farouche, insoutenable.

Et pendant qu’il parlait, elle n’avait d’autre souci que de le surveiller pour qu’il ne fît pas quelque brusque tentative.

Il reprit après un instant de silence :

— Alice, il est nécessaire que vous me répondiez ; car si par hasard je me trompais, ce que j’ai à vous dire n’aurait plus de signification. Alice, vous ai-je bien comprise ? Êtes-vous bien dans cet état de désespoir profond et d’amour absolu que je viens de peindre ?

Elle répondit avec une sorte de soupir terrible :

— Oui. C’est bien ainsi que j’aime. Et c’est bien l’homme que vous dites que j’aime ainsi. Oui, j’en suis bien à cette période de désespoir où il faut mourir ou tuer.

— Bon. Nous allons donc nous entendre ! Alice, voulez-vous un instant vous distraire de vous-même, et essayer de plonger un regard lucide dans l’âme de l’homme qui est devant vous ?…

Elle haussa les épaules, avec une indifférence superbe.

— C’est nécessaire, reprit Henri. Voulez-vous vous demander pourquoi je suis si patient, moi, le soldat sans patience, moi, le chef habitué à tout voir trembler et plier devant lui ! Voulez-vous vous demander pourquoi je m’exerce à être éloquent, moi qui suivant mon tempérament, devrais déjà vous avoir jetée hors d’ici ! Pourquoi j’ai besoin de vous ! Pourquoi enfin et surtout, j’ai si bien compris votre désespoir et votre amour !

Pour la première fois depuis le commencement de cet entretien, vraiment funèbre dans sa marche comme il paraissait calme dans ses apparences, une lueur humaine parut dans le regard fixe et farouche d’Alice.

Le maréchal saisit cette lueur.

— Je commence à vous intéresser, dit-il. Je vous intéresserai davantage tout à l’heure. Aux questions que je viens de poser, je vais répondre moi-même. Cela va me torturer et me déchirer le cœur. Mais il le faut ! Il le faut, Alice, non pas pour vous prouver que votre amant n’a rien à redouter de moi, mais pour obtenir votre aide qui m’est indispensable… Pourquoi je suis patient, moi le soldat qu’on dit féroce ? Pourquoi j’ai compris votre amour, moi qui ai toujours fait profession de mépriser l’amour ? C’est que j’aime, Alice !… C’est que mon amour est aussi ardent, aussi furieux que le vôtre, et que mon désespoir, à moi, est si profond, si insondable, que j’en ai le vertige quand je n’arrive pas à en détourner mon esprit… Car l’homme que vous aimez vous aime, vous ! Et la femme que j’aime me déteste, me méprise, me hait ! Car vous inspirez amour pour amour, et moi je n’inspire qu’épouvante et horreur…

Le maréchal s’arrêta, en proie à une émotion si violente et si communicative qu’Alice en trembla.

Un revirement se fit en elle.

Lentement, elle décroisa ses bras qui retombèrent le long de ses hanches puissantes.

Les doigts crispés sur le poignard se détendirent.

L’arme glissa sur le parquet avec un bruit vibrant.

Henri de Montmorency, s’il eût joué la comédie de la douleur, eût souri de son triomphe. Avoir, par la seule suggestion de sa parole, par le seul exposé de son désespoir, bouleversé les idées d’une femme telle qu’Alice, avoir changé sa pensée de meurtre en une pensée de pitié, c’était une belle victoire…

Mais Henri était sincère. Et c’était cette sincérité qui désarmait Alice. Elle ne se fut pas laissée prendre à une comédie, elle qui devinait la vraie pensée de la comédienne la plus étonnante de ce temps : Catherine de Médicis !

Mais du moment qu’elle put mesurer la profondeur de l’amour et du désespoir d’Henri, elle comprit qu’elle pouvait traiter de gré à gré avec cet homme.

Elle s’avança vers lui la main tendue.

Le maréchal de Damville saisit cette main. Tout entier à l’évocation de son amour, étonné peut-être d’avoir éclairé à ses propres yeux cet amour dont il ne s’était jamais entretenu avec personne, il en venait à oublier le but de sa visite.

Il souffrit cruellement à cette minute. Et lorsqu’il saisit la main d’Alice, un sanglot râla dans sa gorge, deux larmes que la honte évapora à l’instant brûlèrent ses paupières.

Et ils étaient l’un en face de l’autre comme deux damnés de l’amour.

— Asseyez-vous, monsieur le maréchal, dit-elle doucement, et soyez persuadé que le secret de votre douleur ne sortira jamais de mon cœur.

— Je vous remercie, dit-il d’une voix sourde, en cherchant à reprendre son sang-froid.

Ils s’assirent l’un devant l’autre et se regardèrent avec une égale expression de pitié ; ce criminel et cette espionne éprouvèrent un de ces rares rafraîchissements d’âme qui apaisent un instant les brûlures les plus atroces…

Le maréchal, plus calme, continua :

— Si je n’avais pas surpris votre secret, si je ne vous avais pas vue décidée à mourir, ou à tuer, je ne vous eusse pas parlé de cet amour qui me ravage. Il se trouve maintenant que le service que je venais vous demander devient une garantie pour vous, comme votre secret devient une garantie pour moi. Je m’explique.

Vous êtes une de ces femmes supérieures par l’intelligence à qui on peut tout dire. J’ai été votre amant. Mais vous savez très bien que je ne vous aimais pas ; vous avez été ma maîtresse sans m’aimer. Je ne sais quel était votre but en vous donnant à moi. Mais mon but à moi, était de me distraire de l’affreuse passion que je traîne depuis seize ans. Pardonnez-moi de vous parler avec cette franchise brutale… elle est nécessaire.

Alice eut un geste d’indifférence.

— Or, voici ce qui arrive, poursuivit le maréchal. Je me suis emparé de la femme que j’aime, et je la détiens prisonnière avec sa fille dans mon hôtel. Pour huit jours, moins peut-être, il faut que cette femme habite hors de chez moi, et cependant je veux être sûr qu’elle ne m’échappera pas. Je venais vous demander le service…

— De me constituer sa gardienne ! interrompit Alice dans un mouvement de révolte.

— Oui, répondit violemment le maréchal.

De nouveau, ils se mesurèrent du regard.

La pitié qui les avait rapprochés s’évanouit.

La lutte reprenait sous une nouvelle forme.

— Écoutez-moi bien, dit le maréchal : si je n’avais pas surpris votre secret, je vous eusse demandé cela en déguisant la vérité ; j’eusse inventé une fable. Maintenant, tout cela est inutile. Je vous dis : troc pour troc, aidez-moi dans mon amour, je vous aide dans le vôtre. Je précise : gardez chez vous la femme que j’aime, et je me tais sur le complot de votre amant. Vous voyez bien que je vous donne une garantie, un otage… Si je vous trahis… Si je livre votre amant, vous pouvez faire de moi l’homme le plus malheureux du royaume en prévenant le maréchal de Montmorency que Jeanne de Piennes se trouve chez vous, que Jeanne de Piennes est innocente du crime dont je l’ai accusée ! que Jeanne de Piennes n’a cessé d’aimer François… mon frère !…

Ces foudroyantes révélations, faites d’une voix farouche, produisirent sur Alice une indicible impression.

À leur aveuglante clarté, elle comprit le drame effroyable qui s’était déroulé dans la maison des Montmorency.

Et à la pensée de jouer dans ce drame le rôle odieux qu’on lui destinait, elle frémit d’horreur.

— Cela vous étonne, n’est-ce pas ? fit Henri, que j’aime la femme de mon frère ! que j’aie réussi à les séparer ! que je poursuive encore cette femme de ma passion ! Cela m’étonne bien plus moi-même. Cela est. Je n’y puis rien. Maintenant, voici le marché : gardez-moi Jeanne de Piennes, gardez-la moi fidèlement, soyez une gardienne prudente, forte, insensible, incorruptible… ou sinon…

— Ou sinon ? interrogea Alice blême d’angoisse.

— En sortant d’ici, je dénonce votre amant, Marillac, et je l’envoie à l’échafaud.

Et comme elle demeurait éperdue, palpitante, revenant peut-être à sa pensée de meurtre, pensée de suicide, il ajouta :

— Nous nous tenons l’un l’autre. Je vous livre un otage. Je prends la vie de votre amant en garantie. Voyez. Réfléchissez. Aimez-vous assez votre amant pour le sauver au prix d’une action honteuse ? Si vous ne consentez pas, c’est que vous n’aimez pas !

— Moi ! rugit-elle. Moi ! ne pas l’aimer ! Mais pour le sauver, je brûlerais Paris.

— Donc, vous acceptez !… Laissez votre poignard tranquille. Vous aimez trop pour vous frapper. Et quant à me frapper, moi, voyez !…

Il découvrit sa poitrine, et Alice entrevit la fine cotte de mailles d’acier serré qui le couvrait jusqu’au cou.

Alice de Lux se leva.

Elle tordit ses mains.

Ses yeux fulgurants se levèrent au ciel, sa bouche se crispa comme pour une imprécation.

— Ô mon amour ! gronda-t-elle, échevelée, terrible, hideuse et sublime ; ô mon Déodat, pour toi, je descendrai le dernier échelon de l’infamie… je n’étais encore qu’espionne, je me ferai geôlière !

Le maréchal s’inclina profondément devant elle, et certes, il ne s’était jamais incliné avec un pareil respect ni devant le connétable, ni devant le roi, ni devant la reine Catherine elle-même !

— Demain, murmura-t-il ; demain à la nuit noire, je serai ici ! disposez tout pour vous assurer de vos prisonnières.

Il sortit.

Alice, les deux poings dans les yeux, la bouche écumante, tomba à genoux et haleta.

— Je touche au fond de l’ignominie… qui, oh ! qui viendra me relever dans cet abîme de honte !…

— Moi ! répondit une voix grave, forte, menaçante et pitoyable.

Alice fit un bond terrible et se retourna.

— Le moine ! bégaya-t-elle à demi folle.

Dans l’encadrement de cette porte par où le maréchal de Damville venait de disparaître, debout, drapé comme une statue dans les plis blancs et noirs de sa robe, la figure immobile, le regard glacé, se tenait le moine Panigarola, le premier amant d’Alice de Lux !…





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