Livre I
XXXIII. Les Prisonnières
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XXXIII

Les Prisonnières

C’est aux premiers jours d’avril, c’est-à-dire vers l’époque où le vieux Pardaillan, vêtu de neuf et transformé de pied en cap, se rapprochait de Paris, et où son fils cherchait à se mettre en rapport avec François de Montmorency, que nous nous transportons à l’hôtel de Mesmes où Jeanne de Piennes et Loïse sont prisonnières depuis une douzaine de jours.

Le maréchal de Damville, sombre et agité, se promenait seul dans une vaste salle du premier étage.

Sa vie se trouvait bouleversée.

En retrouvant Jeanne, Henri s’était senti violemment ramené aux sentiments de sa jeunesse.

On a pu voir dans le précédent chapitre que, peu à peu, la puissance de ses sentiments s’était atténuée au point qu’il n’avait pas eu une parole de haine contre Pardaillan.

C’est qu’Henri avait fini par oublier Jeanne.

Du moins il le croyait.

Mais du moment où il la retrouva, où il la revit, où il s’empara d’elle, il comprit qu’il l’aimait encore.

Cet amour n’affectait peut-être plus les mêmes formes, il s’y mêlait peut-être une sorte d’orgueil entêté ; mais Henri voyait clairement que si, jadis, pour satisfaire ses passions, il avait été capable d’un crime, il était maintenant capable de toutes les violences et de toutes les lâchetés.

Or, cette passion était demeurée inassouvie.

— Autrefois, songeait-il, lorsque je la guettais à travers les haies de la chaumière où elle s’était réfugiée, lorsque je sentais mon cœur se gonfler et les veines de mes tempes battre sourdement, je me disais que jamais je n’oserais plus approcher d’elle. Et tout ce que je souhaitais, c’était qu’elle n’appartînt pas à un autre… à lui ! à cet hypocrite doucereux qui l’avait séduite par l’art des belles paroles que je n’ai jamais connu. Oui, je consentais alors à ne plus la revoir du moment qu’il ne la reverrait pas non plus. Je me souviens qu’au moment où il me blessa, au moment où je fus ramené mourant par ces bûcherons, ma plus violente douleur fut de penser qu’ils se rejoindraient peut-être, et que tout ce que j’avais imaginé et exécuté serait inutile ! Heureusement, il n’en fut rien, et lorsque j’appris que mon père avait arrangé leur définitive séparation, je faillis mourir de joie, comme j’avais failli mourir de douleur. Et cela me suffit !… D’où cela vient-il donc ? D’où venait que je ne mis pas à la rechercher l’ardeur que j’aurais dû y mettre ?

Le maréchal s’arrêta pensif, et se fît cette réponse :

— C’est que je le haïssais, lui, plus encore que je ne l’aimais, elle ! Voilà pourquoi les années avaient fini par effacer l’amour tandis que la haine est demeurée vivante ! La haine ! Oui, je l’ai toujours haï !… et c’est par haine, pour le dominer, pour l’abattre et l’écraser, que je me suis jeté dans cette formidable aventure d’où je ne sortirai peut-être pas vivant.

Donc, l’amour s’était effacé… et je comprends maintenant pourquoi !

Il reprit sa promenade agitée, poursuivant le fil de sa pensée ténébreuse.

— Oui : mais alors, pourquoi suis-je si troublé de l’avoir retrouvée ? Pourquoi éprouvé-je des ardeurs de passion que je croyais éteinte ? Est-ce que je l’aimerais maintenant plus que je ne l’aimais autrefois ?… Où est-il lui ?… Loin de Paris, sans doute… Que ne puis-je lui faire savoir que je la tiens, qu’elle est en mon pouvoir !

Comme Henri prononçait ces mots au plus profond de sa pensée, on heurta à la porte.

Il eut un geste d’impatience, et alla ouvrir.

Cet homme que nous avons entrevu aux Ponts-de-Cé, et qui lui servait d’écuyer, apparut.

— Monseigneur, dit-il sans attendre d’être interrogé, une grave nouvelle.

— Parle.

— Le frère de monseigneur est à Paris.

Damville pâlit.

— Je l’ai vu moi-même ; poursuivit l’écuyer, je l’ai suivi ; il est en son hôtel.

— Tu es sûr de ne pas te tromper ?

— Je l’ai vu comme je vous vois, monseigneur.

— C’est bien, laisse-moi.

Demeuré seul, Henri de Montmorency se laissa tomber sur un fauteuil. Lui qui, l’instant d’avant, s’affirmait qu’il eût voulu rencontrer son frère, tremblait maintenant.

Et déjà il cherchait le moyen d’éviter, de fuir cet homme…

Car cet homme, son frère ! c’était la vengeance qui, d’une minute à l’autre, pouvait se dresser devant lui, menaçante, implacable !

— François à Paris ! murmura-t-il avec un grand frisson. Oh ! je sens que la rencontre est inévitable ; je sens qu’une main nous pousse fatalement l’un vers l’autre. En vain, depuis seize ans, avons-nous mis la distance entre nous ! En vain ai-je couru le Midi pendant qu’il était au nord ! L’inévitable doit arriver… Dans huit jours, demain peut-être, nous nous trouverons face à face. Et alors, que me dira-t-il ? Que lui dirai-je ?

Il se leva, fit quelques pas, le visage contracté, cherchant à dominer ou à excuser à ses propres yeux cette épouvante que lui causait la seule nouvelle de l’arrivée de son frère.

Sur son chemin, il rencontra une petite table. Il asséna un coup de poing sur la table.

— Ah ! si j’étais seul ! gronda-t-il. Comme je l’attendrais d’un pied ferme ! ou plutôt comme j’irais le chercher, le braver, lui crier dans le visage : Est-ce moi que vous êtes venu chercher à Paris ! Me voilà ! Que voulez-vous !… Mais je ne suis plus seul ! Elle est là ! Et je l’aime ! Et je ne veux pas qu’il la trouve ici ! Je ne veux pas qu’ils se rencontrent ! Qui sait s’il ne l’aime pas toujours, lui !… Que faire ? Où la mettre ? Où la cacher ?…

Pendant une heure, Henri de Montmorency continua sa promenade qui, peu à peu, se calma.

Enfin, un sourire parut sur ses lèvres.

Peut-être avait-il trouvé ce qu’il cherchait, car il murmura :

— Oui… là, elle sera en sûreté… j’ai un bon moyen de m’assurer la fidélité de cette femme… nous verrons !

En même temps, il se dirigea vers l’appartement où Jeanne de Piennes et Loïse étaient enfermées. Arrivé à la porte, il écouta un instant, et n’entendant aucun bruit, ouvrit doucement au moyen d’une clef qu’il gardait sur lui, puis il poussa la porte, et s’arrêta en pâlissant :

Jeanne et sa fille étaient devant lui !

Serrées l’une contre l’autre, enlacées dans une étreinte comme pour se protéger mutuellement, blanches, le sein palpitant, elles le regardaient avec un indicible effroi.

Sur le premier moment, il ne vit que Jeanne…

Comme elle était belle encore ! Et comme sa beauté, pour avoir perdu cette fleur de grâce qui n’appartient qu’au printemps, s’épanouissait radieuse et forte dans son été !…

Il fit un pas, referma soigneusement la porte derrière lui, et s’avança en disant :

— Vous me reconnaissez, madame ?

Jeanne de Piennes se plaça résolument devant Loïse. Le rouge de la honte empourpra son front. Elle dit :

— Comment osez-vous paraître devant cet enfant ? Comment osez-vous me parler en sa présence ?

— Je vois maintenant que vous me reconnaissez ! fit le maréchal avec cette sorte d’âpre et rude ironie qui donnait à sa voix un accent spécial, même dans les moments de passion. Je m’en félicite. Je vois que je n’ai pas trop vieilli, comme le disait récemment… tenez… quelqu’un dont vous avez dû garder le souvenir… M. de Pardaillan !

Loïse laissa échapper un cri plaintif et se couvrit le visage des deux mains.

L’exaltation du sentiment maternel transporta Jeanne aux dernières limites de l’audace et décupla ses forces.

— Monsieur, dit-elle, d’une voix très pure et très calme, vous avez tort d’évoquer devant ma fille d’aussi odieux souvenirs. Allez-vous-en ; croyez-moi. Vous avez commis une dernière lâcheté en nous arrachant au pauvre bonheur qui me restait. Une félonie de plus ou de moins, cela ne compte pas dans votre vie ! Nous sommes vos prisonnières, soit ! mais je vous jure que je suis décidée à épargner à mon enfant la souillure de vos infâmes allusions.

Un frisson de fureur agita Montmorency. Ses poings se crispèrent. Il fut sur le point de laisser éclater les sentiments sauvages qui bouillonnaient dans cette nature passionnée. Mais il se contint.

— Oui, fit-il en hochant la tête, vous voilà bien telle que je vous ai toujours vue ; toutes les fois que je me suis trouvé en votre présence, c’est de la haine ou de la terreur que j’ai lu sur votre visage. Et aujourd’hui même, après tant d’années qui eussent dû vous inspirer l’oubli peut-être, terreur et haine, voilà ce que je retrouve dans chacune de vos paroles et chacun de vos gestes… Mais tout ceci vous importe peu sans doute. J’ai à vous parler, madame. Et, comme vous, je pense qu’il est convenable que notre entretien demeure de vous à moi. Je prie donc votre fille de se retirer.

Loïse jeta un de ses bras autour du cou de Jeanne.

— Mère, s’écria-t-elle, je ne te quitterai pas !

— Non, mon enfant, dit Jeanne, nous ne nous séparerons pas. Quoi que cet homme puisse dire, ta mère est là pour te défendre…

Henri rougit et pâlit coup sur coup. Son plan d’isoler Jeanne échouait. Un instant, il se demanda s’il n’allait pas recourir à la violence. Mais il vit Jeanne si décidée qu’il eut peur une minute.

Et pourtant, il voulait lui parler. Toute cette passion exaspérée de son jeune âge qu’il avait cru étouffée, montait à ses lèvres.

Son regard, maintenant, vacillait. Sa tête s’égarait.

— Que craignez-vous ? fit-il d’une voix basse et rauque, suppliante et menaçante à la fois. Si j’avais voulu vous séparer de votre fille, je l’eusse déjà fait et facilement. Je ne l’ai pas voulu. Dites et pensez ce que vous voudrez, vous ne m’ôterez pas le mérite de la franchise. Oui, j’ai été violent envers vous, et je le serai peut-être encore. C’est que je suis fidèle à moi-même ! Je ne suis pas de ces lâches qui, mariés, répudient leur femme… Ah ! vous grondez ! Toute votre attitude proteste. Que voulez-vous que cela me fasse ? Vous ne pouvez empêcher d’être ce qui est. Et ce qui est, c’est que si François vous a abandonné lâchement, moi, je suis fidèle !

Un cri d’horreur et d’indignation éclata sur les lèvres de Jeanne. Sans y penser, Henri venait de trouver la meilleure tactique pour forcer Jeanne à lui répondre.

Une seconde, elle oublia Loïse pour ne songer qu’à François.

— Misérable, cria-t-elle dans un élan où il semblait qu’elle fût soulevée par tout son amour de jadis, misérable, c’est toi, c’est ta félonie, c’est ton infamie qui nous a séparés… Mais sache-le, loin de moi, François me pleure, comme je le pleure !

Jeanne éclata en sanglots.

— Mère, mère ! Je te reste ! cria Loïse.

Ces mots de son enfant rendirent à Jeanne sa présence d’esprit. Elle serra sa fille dans ses bras.

— Oui, mon enfant, ma bien-aimée, tu me restes… et tu es bien maintenant mon unique trésor…

Henri contempla d’un œil sombre le spectacle de la mère et de la fille enlacées. Il comprit la faute énorme qu’il avait faite en ne les séparant pas… il comprit que toutes ses paroles seraient vaines, et que la violence seule lui restait comme une dernière ressource.

— C’est bien, reprit-il en essayant de donner à sa voix un accent de modération. Plus tard, vous me rendrez justice… oui ! quand vous saurez à quel péril je vous ai arrachées toutes deux, peut-être me regarderez-vous avec moins d’horreur. Pour le moment, il faut que vous sachiez ce que j’étais venu vous dire. Vous ne pouvez demeurer dans cet hôtel. Ce même péril qui vous menaçait rue Saint-Denis vous menace encore ici… Veuillez donc vous apprêter ; dans une heure, une voiture vous transportera dans une maison où vous serez en parfaite sûreté… Adieu madame !

Un imperceptible mouvement de joie échappa à Jeanne.

Mais le regard soupçonneux d’Henri saisit ce mouvement.

— Je dois vous dire, fit-il froidement, que toute tentative, tout cri pendant le trajet seraient au moins inutiles… à moins qu’ils ne soient très dangereux… pour cette enfant.

Et il sortit en grommelant à part lui :

— D’ailleurs, j’aurai soin de choisir un moment convenable.

Après le départ d’Henri de Montmorency, les deux femmes demeurèrent quelques minutes silencieuses et comme stupéfiées.

L’exaltation factice qui avait soutenu Jeanne en présence de son redoutable ennemi tomba d’un coup. Elle éprouvait une de ces terreurs qui paralysent la pensée. Pour en trouver une pareille dans sa vie, elle eut dû remonter à la néfaste journée de Margency où, devant François, Henri l’avait accusée.

« C’est fini, songeait-elle. Ma fille est perdue, je suis perdue ! »

En effet, l’entretien qu’elle venait d’avoir avec Henri — si on peut donner le nom d’entretien à cet échange de menaces et de défis — lui prouvait que cet homme était encore ce qu’il était jadis.

Dans les journées qui venaient de s’écouler, la malheureuse mère s’était reprise à espérer.

Et pourtant, elle savait qu’elle était au pouvoir d’Henri de Montmorency.

En effet, on n’a peut-être pas oublié que le jour où elles avaient été amenées à l’hôtel de Mesmes, le maréchal, ouvrant soudain la porte, était apparu à la mère et à la fille au moment même, où elles échangeaient des conjectures sur cet étrange emprisonnement.

Mais ce jour-là, Henri n’avait rien dit.

Peut-être la vue de Jeanne avait-elle produit sur lui un effet plus violent qu’il ne s’y était attendu.

Il n’avait rien trouvé à dire.

Livide, balbutiant d’incohérentes paroles confuses, à, demi murmurées, il s’était retiré après cette apparition d’une seconde.

Les jours s’étaient écoulés sans qu’il osât risquer une nouvelle entrevue.

Et alors que Jeanne espérait que le remords l’avait touché peut-être, le maréchal de Damville constatait que sa passion était plus violente que jamais.

Cet espoir de Jeanne venait de s’envoler. C’était bien toujours le même Henri qu’elle avait connu, avec moins de violence apparente, avec plus d’hypocrisie.

— Que va-t-il faire de nous ? se demanda-t-elle à demi-voix.

— Courage, mère, fit Loïse. Qu’importe où cet homme nous conduise, pourvu que nous ne soyons pas séparées ?

Cette nuit-là, les deux femmes ne se couchèrent point.

Mais la nuit s’acheva sans qu’on fût venu les chercher, malgré ce qu’avait annoncé Henri, et ce fut seulement sur le matin qu’elles s’endormirent, brisées, l’une près de l’autre.

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