Livre I
XXVII. Le Confesseur
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La veille de ce jour où le chevalier de Pardaillan sortit de la Bastille grâce à la jolie ruse qu’il avait imaginée et où, malgré sa ferme résolution, il s’était retrouvé devant l’hôtel de Montmorency, une scène importante s’était passée dans l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.

Il était environ neuf heures du soir. Le prédicateur venait d’achever son sermon devant une foule énorme qui avait envahi la vieille basilique — foule composée en grande partie de femmes élégantes dont les riches toilettes chatoyaient dans l’ombre.

Ce prédicateur était un moine superbe, de haute taille et de grande allure.

Il portait avec une sorte de distinction théâtrale le costume noir et blanc des carmes.

On l’appelait le révérend Panigarola.

Ce moine, malgré sa jeunesse, produisait une impression d’ascétisme sévère que corrigeait fort à propos l’enthousiasme assez peu religieux qu’il soulevait chez ces belles auditrices.

Il était, d’ailleurs, d’une remarquable beauté ; il possédait l’art du geste, ce grand geste des bras levés vers les voûtes lointaines et qui s’abaissent tout à coup pour menacer ou pour bénir. Sa voix était âpre et se déchaînait parfois avec une fureur qui secouait l’auditoire.

Mais ce qu’on admirait le plus en lui, c’était la véhémence de ses attaques qui n’épargnaient pas même le roi.

Ce Panigarola prêchait ouvertement la guerre à l’hérésie et l’extermination des huguenots. Il englobait dans la même haine la reine de Navarre, Jeanne d’Albret, son fils Henri, le prince de Condé, l’amiral Coligny, enfin tous les huguenots et ceux qui, comme le roi Charles IX, avaient la faiblesse de les tolérer.

Panigarola inspirait une curiosité passionnée aux femmes qui l’écoutaient.

Pour quelques unes et surtout pour les femmes du peuple, c’était un saint homme que la reine Catherine de Médicis avait fait venir d’Italie pour sauver la France et racheter ses péchés. Mais pour la plupart des nobles dames qui suivaient ses sermons, c’était plus et mieux qu’un saint : c’était un homme…

Un homme qui avait beaucoup péché, et auquel, selon le précepte de l’Évangile, elles pardonnaient beaucoup.

Elles l’avaient connu naguère, le brillant marquis de Pani-Garola ! Il était de toutes les fêtes, de toutes les orgies ; c’était alors un rude spadassin qui avait sur la conscience une demi-douzaine de morts ; un coureur de cabarets, un de ces mignons bretteurs dont l’insolence, le luxe et la force étonnaient le pauvre monde.

Puis, tout à coup, il avait disparu.

Et voici qu’on le retrouvait sous la robe de carme, plus beau que jamais, plus flamboyant, mais l’anathème aux lèvres, alors qu’autrefois ces lèvres n’avaient eu que des sourires.

Ce soir-là, lorsque, après une foudroyante invocation, il tomba à genoux et parut se livrer à une profonde méditation, il y eut dans la foule des trépignements et des exclamations bruyantes que ne modéra nullement le respect dû au saint lieu.

Puis cette foule, lentement, s’écoula et se répandit au-dehors, en criant :

— Mort aux huguenots !

Il ne resta qu’une quinzaine de jolies femmes qui se mirent en prière surtout d’un confessionnal.

Mais un bedeau vint les prévenir que le révérend, très fatigué ce soir-là, n’entendrait aucune de ses pénitentes.

Alors, avec un murmure de désappointement, les pénitentes sortirent à leur tour, à l’exception de deux d’entre elles qui s’obstinèrent à demeurer là.

L’une, jeune et belle autant qu’on pouvait en juger sous les grands voiles noirs dont elle était couverte, était affaissée sur un prie-Dieu ; parfois un frisson l’agitait. Lorsque le moine traversa l’église en glissant silencieusement, sa compagne la poussa du coude et murmura :

— Le voici qui vient, Alice !

Alice de Lux releva la tête et frémit.

La vaste nef était maintenant plongée dans l’obscurité. Au loin, vers le maître-autel, une lumière allait et venait ; c’était le bedeau qui rangeait les ornements du chœur. Là-haut, les voûtes disparaissaient dans l’ombre, les moindres bruits résonnaient étrangement dans ce grand silence.

Panigarola passa près de la pénitente et s’enferma dans le confessionnal.

— Eh bien ? fit à voix basse la compagne d’Alice.

— Laura… maintenant, je n’ose plus, répondit la jeune fille d’une voix tremblante.

— Allons donc ! J’ai obtenu pour vous une faveur extraordinaire, on a renvoyé les autres pénitentes…

— Tu n’as pas prononcé mon nom, au moins ! s’exclama sourdement Alice.

— Le révérend vous attend ! répondit la vieille en haussant les épaules. Alice s’approcha du confessionnal et s’agenouilla dans la petite niche réservée aux pénitentes. Elle était séparée du moine par un treillis en bois léger ; en outre, ses voiles cachaient son visage ; enfin, l’obscurité était assez grande pour qu’elle ne pût distinguer nettement le confesseur.

Elle se rassura donc sur la crainte d’être vue elle-même.

Cependant, le moine murmurait des prières. Ayant terminé ses oraisons, il prononça d’une voix indifférente :

— Je vous écoute, madame…

« Il ne sait pas que c’est moi, songea Alice. Tâchons de le surprendre fortement et de lui arracher… »

Un court débat se fit en elle, et tout à coup, sourdement, elle dit :

— Marquis de Pani-Garola, je suis Alice de Lux. Je suis la femme que vous avez aimée, que vous aimez peut-être encore… et cette femme vient à vous en suppliante…

— Je vous écoute, madame, répondit le moine de la même voix indifférente.

Alice tressaillit de terreur. Il lui sembla comprendre que derrière ce grillage, ce n’était pas un homme qui I’écoutait, mais une statue impassible.

— Clément, fit-elle avec ardeur, ne reconnaissez-vous pas ma voix ?

— Il n’y a plus de Clément, madame, pas plus qu’il n’y a de marquis de Pani-Garola. Il n’y a devant vous qu’un homme de Dieu qui vous entendra en Dieu, et qui suppliera Dieu d’avoir pitié de vous, si vous méritez cette pitié… Parlez, madame, je vous écoute…

— Oh ! balbutia Alice avec un désespoir concentré, il est impossible que vous ayez oublié notre amour, et vos lèvres portent encore la trace de mes baisers…

— Madame, si vous me parlez ainsi, je serai obligé de me retirer.

— Non, non, restez ! Il faut que je vous parle !…

— Faites-le donc comme si vous parliez à Dieu, madame… l’homme que vous venez d’évoquer est mort…

— Soit !… Eh bien, écoutez-moi, mon révérend père… et lorsque je vous aurai parlé comme à Dieu, vous me direz si j’ai assez expié mes fautes et mes crimes, et si le bras de Dieu qui s’est appesanti sur moi ne m’a pas assez frappée !

— Je vous écoute, ma fille, dit le moine avec le même accent d’indifférence terrible.

— Je vais vous raconter la faute d’abord ; puis je vous raconterai l’expiation. Ainsi, vous pourrez juger. J’avais à peine seize ans. J’étais belle. J’étais adulée. Une grande reine m’avait distinguée et m’avait prise parmi ses filles d’honneur. Et comme j’étais orpheline, comme je n’avais plus ni père, ni mère, ni famille, cette reine m’assura qu’elle serait ma mère et me tiendrait lieu de famille…

Alice de Lux, palpitante, s’arrêta un instant ; un sanglot s’étrangla dans sa gorge.

Lorsqu’elle fut parvenue à mettre un peu d’ordre dans ses idées, elle continua d’une voix sourde et oppressée :

— À cette époque, beaucoup de jeunes seigneurs me dirent qu’ils m’aimaient… mais moi, je n’en aimais aucun. Je n’aimais personne !… j’aimais le luxe, j’aimais les dentelles, j’aimais les bijoux… et j’étais pauvre… La reine, dont je vous parle, me promit non pas seulement le luxe, mais la richesse, l’opulence, si je suivais ses avis… je lui promis de lui obéir aveuglément… Ce fut là mon premier crime ; la vue de quelques écrins remplis de diamants m’affola et pour les posséder, pour m’en orner à ma guise, j’eusse signé un pacte avec Satan… hélas ! le pacte fut signé… Un jour, la reine me fit venir dans son oratoire… elle ouvrit devant moi un tiroir resplendissant de perles, d’émeraudes, de rubis, de diamants… et elle me dit que tout cela était à moi si je lui obéissais… Enfiévrée, les joues en feu, l’âme bouleversée, je m’écriai : « Que faut-il faire, Majesté !… »

La reine sourit, me prit par la main, me conduisit dans une pièce qui précédait son oratoire et souleva une tenture : derrière la tenture c’était la grande galerie qui attenait aux appartements du roi… là se promenaient les gentilshommes que je connaissais tous… Elle m’en désigna un et me dit :

Fais-toi aimer de cet homme !

La pénitente, une fois encore, se tut, attendant peut-être un geste, un mot, un mouvement… mais derrière son treillis le moine demeura immobile et silencieux, comme si la robe du carme eût été taillée dans la pierre dure et que le révérend eût été l’une de ces statues qui, dans leurs niches, gardent une éternelle insensibilité…

La voix d’Alice devint plus tremblante, plus sourde, comme si les paroles eussent eu de la peine à se formuler sur ses lèvres.

— Un mois plus tard, continua-t-elle si bas que le moine l’entendit à peine, j’étais la maîtresse de ce gentilhomme…

Alors, sans un geste, le moine demanda :

— Comment s’appelait cet homme ?

Alice tressaillit. Elle comprit l’outrage et, palpitante, répondit :

— Oui ! Vous voulez dire que j’ai eu tant d’amants qu’il faut préciser, n’est-ce pas ! Eh bien ! Il s’appelait Clément-Jacques de Panigarola. Il était marquis. Il arrivait d’Italie. Vous avez dû le connaître un peu, mon père !

— Continuez, ma fille, dit tranquillement le moine. Cet homme, vous l’aimiez sans doute ? Eh bien ! si c’est là toute votre faute, je puis vous garantir que Dieu vous pardonnera, comme je suis prêt à vous absoudre… Que ne pardonne-t-on point à une pauvre femme qui aime ?…

Une révolte secoua la jeune fille. Elle fit un mouvement pour se lever et se retirer. Mais, sans doute, elle fut épouvantée des conséquences de cette fuite, car elle s’affaissa, les épaules frissonnantes.

— Vous me raillez, murmura-t-elle. Eh bien, soit encore ! Raillez, mais écoutez : ce gentilhomme, je ne l’aimais pas !

Ce fut au tour du moine d’être agité d’un profond tressaillement. Il étouffa un soupir. Les sens exaspérés de la jeune fille perçurent ce tressaillement et ce soupir, si faibles qu’ils eussent été.

— Je ne l’aimais pas, continua-t-elle d’une voix suave. Et pourtant, jamais plus brillant cavalier n’était apparu à mes yeux. Sa fierté, la noblesse de ses manières, sa folle bravoure, sa magnificence, tout faisait de lui un être destiné à l’amour… et je ne l’aimais pas !

— Et lui ? demanda sourdement le moine.

— Lui !… Il m’aima, il m’adora… du moins, je crois qu’il en fut ainsi… Quoi qu’il en soit, mon révérend, un an après que j’eus reçu de la reine l’ordre que je vous ai exposé, je devins mère… L’enfant vint au monde dans une petite maison de la rue de la Hache que la reine m’avait donnée… Cette naissance demeura secrète… le père emporta le nouveau-né…

Ici les sanglots arrêtèrent de nouveau Alice.

— Je comprends, dit le moine en grinçant des dents. Un tardif sentiment maternel a éclos dans votre cœur, le remords vous ronge. et vous voulez savoir ce qu’est devenu l’enfant… Je puis vous renseigner sur ce point… je le vois tous les jours !

_ L’enfant n’est donc pas mort !… gémit Alice dans un spasme d’épouvante. Vous m’avez donc menti ! Parlez ! Parlez donc ! Ou j’ameute ce quartier de mes cris, et je vous dénonce au scandale public !

— Silence, gronda Panigarola. Silence, ou je vous quitte pour toujours !

— Non, non ! Grâce !… Ayez pitié de moi… parlez !

— Dieu permit que l’enfant vécût. Peut-être voulait-il en faire l’instrument de ses justes colères !… Le père, ce marquis, ce brillant et naïf gentilhomme l’emporta, comme vous dites, le confia à une nourrice, et lui donna un nom…

— Lequel ? demanda Alice dans un souffle.

— Celui qu’il portait lui-même. L’enfant s’appelle Jacques-Clément…

— Où est-il ? Où est-il !… râla la mère.

— Il est élevé dans un couvent de Paris… Je vous l’ai dit : c’est un enfant du Seigneur… et peut-être le Seigneur le réserve-t-il pour quelque héroïque aventure. Est-ce là ce que vous vouliez savoir ? continua le moine avec une ardente curiosité. Est-ce là le remords qui vous a jetée à mes pieds ? Vous voyez que j’ai encore pitié de vous puisque je vous dis la vérité ! Puisque vous savez maintenant que le crime ne fut pas accompli ! Puisque l’enfant ne mourut pas !…

Écrasée, Alice garda le silence.

Et ce silence était peut-être plus terrible que le confesseur lui-même ne pouvait le supposer.

Peut-être Alice de Lux interrogeait-elle son cœur, à cette minute où lui était affirmée l’existence du fils qu’elle avait cru mort et peut-être, au lieu de joie maternelle, ne trouvait-elle dans ce cœur qu’une nouvelle épouvante !

Le moine, d’une voix âpre, comme éraillée par les puissantes émotions qui se déchaînaient en lui, continua, laissant de côté, cette fois, la fiction qu’il avait voulu adopter, cessant d’être le confesseur pour redevenir l’homme :

— Vous avez voulu me parler, Alice ! Eh bien, vous m’entendrez à votre tour ! Vous êtes venue troubler la paix qui commençait à s’étendre comme un suaire sur mon misérable cœur… vous avez remué les amertumes, les détresses, les désespoirs, et toute cette lie remonte à la surface de mon âme… Ah ! vous avez cru que l’enfant était mort ! et repentante peut-être, vous êtes venue me demander l’absolution du crime qui ne fut pas commis…

Il ne vit pas le geste de dénégation désespérée que fit Alice, et poursuivit :

— Vous êtes-vous demandé pourquoi ce crime fut médité ? Dites ! avez-vous jamais supputé les causes profondes de mon attitude vis-à-vis de vous ? Avez-vous cherché à savoir pourquoi, ayant emporté l’enfant, je ne reparus plus auprès de la mère, pourquoi je me jetai dans le tourbillon des fêtes, pourquoi je descendis dans l’enfer de l’orgie, et pourquoi enfin je me suis jeté dans ce gouffre sans fond qui s’appelle un couvent !…

— Clément ! bégaya la jeune fille, non seulement je me le suis demandé, mais je l’ai su presque aussitôt ! Et c’est là ce qui m’amène à vos pieds ! C’est votre vengeance que je viens vous supplier de suspendre ! Ah !… croyez-moi, j’ai été assez frappée ! J’ai assez souffert !

Le moine tressaillit.

— Voyons ! Parlez ! gronda-t-il. Racontez-moi ce que vous avez appris… Dites-moi surtout les origines du crime, si vous voulez que je mesure le mal et l’expiation !

Alors, Alice de Lux, d’une voix entrecoupée, à peine perceptible, commença :

— La reine supposait que le parti de Montmorency avait cherché des alliances en Italie. Elle savait que vous aviez passé par Vérone, Mantoue, Parme et Venise. On vous avait vu avec François, maréchal de Montmorency… La reine voulut avoir la preuve de cette conspiration, et c’est pour cela que je devins votre maîtresse… Voilà l’origine du crime.

— Oui ! fit le moine. Le crime lui-même, à présent. Dites tout !…

— Une nuit que vous dormiez profondément, harassé de mes caresses. Oh ! Clément !… grâce !… ne m’obligez pas à tant de honte !…

— La honte est une expiation comme une autre, fit rudement le moine. Parlez !

— Eh bien, balbutia la malheureuse, je profitai de votre sommeil pour…

Elle s’arrêta, palpitante.

— Vous n’osez achever. J’achèverai, moi ! gronda Panigarola. Vous profitâtes de mon sommeil pour me voler mes papiers… et le lendemain matin, ils étaient entre les mains de Catherine de Médicis !

Alice, anéantie, garda un sombre silence.

— Je m’aperçus tout de suite de ce qui était arrivé, continua le moine. Et en peu de jours, j’acquis la certitude que la femme que j’adorais était une misérable espionne !…

— Grâce ! gémit Alice. Je me suis repentie, oh ! je vous le jure !…

— Heureusement, ces papiers étaient insignifiants. Le maréchal de Montmorency n’en dut pas moins prendre la fuite. La vie d’une douzaine d’hommes tint à un fil. Je ne vous parle pas de la mienne, car je fusse volontiers mort pour être sûr que je n’avais pas rêvé un terrible cauchemar !

— Grâce ! Taisez-vous !…

— Un mois après, vous accouchiez… Moi, pendant ces mortelles journées, j’avais étudié ma vengeance…

— Effroyable vengeance ! cria presque la jeune fille. Vengeance hideuse qui vous a ravalé à mon niveau ! Vous avez profité de l’état faiblesse où je me trouvais, du délire de la fièvre, pour me faire écrire et signer une lettre que vous m’avez dictée mot à mot ! Et dans cette lettre, je m’accusais moi-même d’avoir tué mon enfant !…

Le moine grinça furieusement des dents.

— N’était-ce pas convenu ! haleta-t-il. Dites ! N’avez-vous pas consenti à ce que j’emporte l’enfant pour le tuer ?… Amante perfide, mère sans cœur, c’est vous qui maintenant m’accusez !…

— Non ! Non ! gémit Alice terrorisée, je n’accuse pas, je supplie !… Votre vengeance fut juste, mais comme elle fut terrible !… Cette lettre que j’écrivis sous votre dictée ! Cette lettre qui me livre au bourreau ! Cette lettre qui fait de moi une fiancée du gibet ! C’est à Catherine de Médicis que vous l’avez remise !…

— Oui ! dit le moine avec une netteté glaciale…

Alice cramponna ses ongles au treillis de bois qui la séparait du confesseur. Sa bouche écuma.

— Et sais-tu ce qui en est résulté ! Dis ! Le sais-tu !… Il en est résulté que je suis devenue entre les mains de la reine un instrument d’infamie ! que je passe mes jours et mes nuits à trembler ! que je dus subir l’étreinte de tous ceux que soupçonnait l’impitoyable Catherine ! que je dus entreprendre de devenir la maîtresse de François de Montmorency ! que n’ayant pas réussi à séduire cet homme qui passe dans la vie comme un spectre glacé, je dus séduire son propre frère, Henri ! Je ne parle pas de mes autres amants ! mais je te dis que je vis dans la plus hideuse abjection, et que c’en est trop, que je ne puis aller plus loin !…

— Eh bien ! fit le moine avec un sourire livide, qui vous empêche de vous libérer !… Puisque vous savez maintenant que le crime ne fut pas commis, que l’enfant est vivant !…

— Comment le prouverais-je, murmura l’espionne avec un lamentable accablement.

Le sourire du moine devint triomphant.

— Oh ! c’est affreux ! sanglota la malheureuse. Votre vengeance est atroce !…

— Vous aviez adopté un métier : j’ai cherché le moyen de vous obliger à le continuer, voilà tout !

— Sans pitié !… oh ! il est sans pitié !…

— Qui vous dit que je sois sans pitié ! s’écria Panigarola. M’avez-vous jamais rien demandé !

Alice frémit. Un espoir furieux fit irruption dans cette âme de ténèbre. Ses mains se serrèrent convulsivement l’une contre l’autre.

— Oh ! bégaya-t-elle, si cela était possible ! Je me prosternerais devant vous comme devant un Dieu sauveur ! Je baiserais la poussière sur la trace de vos pas !… Clément ! Clément ! Répétez-moi que peut-être vous allez me tirer de mon enfer ! Que peut-être je vais cesser d’être une de ces damnées dont chaque seconde de vie est une heure de désespoir ! Dites-moi que vous pouvez me pardonner !…

Ce sourire livide qui errait sur les lèvres du moine disparut.

Une poignante souffrance crispa ses traits.

D’un revers de main, il essuya la sueur qui ruisselait sur son front, et, lentement, il prononça :

— Dites-moi ce que je puis faire pour vous.

— Ah ! je suis sauvée ! cria Alice d’une voix qui se répercuta en longs échos dans la grande nef silencieuse.

Ces échos l’épouvantèrent. Elle regarda autour d’elle avec terreur. Mais elle ne vit au loin que l’ombre indécise de la vieille Laura qui l’attendait, agenouillée sur un prie-Dieu.

Alors, d’une voix basse et fervente, elle murmura :

— Clément, vous pouvez me sauver ! Vous pouvez m’arracher à la honte, au désespoir, à la mort ! Et il suffit pour cela que vous prononciez un mot ! Clément, c’est cela que je suis venue te demander ! Lorsque j’ai su que tu t’étais donné à Dieu, j’ai pensé que l’apaisement était peut-être descendu dans ton cœur. Je me suis dit que ce cœur farouche aspirait maintenant à la miséricorde… Clément, je t’ai fait beaucoup de mal… sois grand… sois généreux… pardonne… pardonne !…

— Que puis-je faire pour vous sauver ? répéta le moine.

— Tu peux tout !… Ô Clément, c’est en suppliante que je suis venue, songe que tu m’as aimée… Écoute… je ne sais quel pacte te lie maintenant à Catherine… mais je la connais… je sais beaucoup de ses secrets… je sais qu’autant elle te soupçonnait jadis, autant elle t’admire à présent… Elle ne peut rien te refuser, Clément !… Dis un mot… et elle te rendra la fatale, l’horrible lettre.

— C’est cela que vous êtes venue me demander ! fit doucement Panigarola.

— Oui !… répondit-elle d’un souffle d’angoisse.

— Vous ne vous trompez pas, reprit le moine avec une sorte de gravité. Je puis beaucoup sur l’esprit de la reine. Et quant à cette lettre, il me suffirait de la redemander. Dans quelques heures, elle serait dans vos mains ; vous la brûleriez… et vous seriez délivrée…

— Oh ! j’avais donc bien préjugé de ton grand cœur !… Oh ! tu me rends folle de joie !…

— Je demanderai donc cette lettre…

— Clément ! Clément ! sois béni !…

— À une condition… acheva le moine.

— Parle !… oh ! tout ce que tu voudras ! Tes désirs seront des ordres !…

— Simplement ceci : prouvez-moi qu’il est utile que cette lettre vous soit rendue… j’entends utile pour vous !

Un effroi soudain agrandit les yeux d’Alice. Elle balbutia :

— Mais ne vous ai-je pas dit… tout ce que je souffre !…

— Ce ne peut être là une raison valable. Quelques amants, quelques trahisons de plus ou de moins ne sauraient compter dans votre vie. Donnez-moi la vraie raison…

— Je vous jure !…

— Allons ! je vois qu’il va falloir que je vous arrache moi-même votre confession, et que je prouve sans votre aide combien il vous est nécessaire de vous délivrer… Si vous voulez votre liberté, Alice, si vous souffrez dans votre corps que vous livrez et dans votre cœur noyé de honte, c’est qu’enfin vous aimez ! Enfin !… Est-ce vrai ?… Faut-il vous dire le nom de celui que vous aimez ?… Il s’appelle le comte de Marillac !… Si cela est vrai, il faut évidemment que vous soyez libérée…

— Eh bien, oui ! c’est vrai ! haleta l’espionne en joignant les mains. J’aime ! Pour la première fois de ma vie, j’aime avec tout mon cœur et toute mon âme !… Laisse-moi aimer ! que t’importe ce que je puis devenir ! Tu t’es vengé ! J’ai souffert, j’ai expié… je disparaîtrai… ô mon Clément… rappelle-toi que tu m’as aimée… rappelle-toi que dans mon indignité, mon cœur s’est ému pour toi… Sauve-moi… laisse-moi revivre, laisse-moi renaître à une existence d’amour et de pureté !…

Panigarola demeura quelques minutes silencieux. Ce cri d’amour qui venait d’échapper à la pénitente avait peut-être déchaîné en lui quelque tempête qu’il essayait vainement d’apaiser.

— Vous vous taisez ? implora la jeune fille.

— Je vais vous répondre, dit le carme d’une voix si rauque et si brisée qu’à peine Alice la reconnut-elle. Vous me demandez d’aller trouver la reine Catherine et d’obtenir la lettre accusatrice que je lui ai remise ? C’est bien cela, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est impossible. Je ne suis pas en faveur auprès de la reine comme vous le pensez et comme je vous le disais moi-même, pour vous encourager à développer toute votre pensée. Il y a très longtemps que je n’ai vu la reine, et il est probable que je ne la verrai jamais. Croyez que je regrette sincèrement mon impuissance…

L’accent du moine était morne. Il parlait d’une voix pâle, si l’on peut dire. Évidemment, sa pensée était ailleurs. Peut-être cherchait-il à se donner quelque répit, ou à s’apaiser par le calme apparent des expressions… Alice demeurait stupéfaite, foudroyée, sans comprendre.

— Vous refusez de me sauver ! murmura-t-elle.

Un brusque éclat de voix résonna dans le confessionnal.

— Vous sauver ! grondait le moine incapable de se contenir plus longtemps. C’est-à-dire, du fond de mon malheur, contempler votre félicité qui serait mon œuvre ! C’est-à-dire vous permettre d’aimer ce Marillac !… Allons donc ! Vous êtes folle !…

Alice jeta une plainte étouffée. Le moine se révélait à elle. Ce n’était pas le confesseur Panigarola, l’homme apaisé par la prière, le religieux miséricordieux… c’était encore et toujours ce marquis de Pani-Garola, ce gentilhomme aux passions dévorantes qu’elle avait connu !

Elle se raidit contre le désespoir. Car maintenant une nouvelle terreur lui venait.

Comment Panigarola savait-il le nom de celui qu’elle appelait son fiancé ?

Qui lui avait révélé cet amour ?…

Le moine lui-même allait le lui apprendre. Emporté, toute sa passion débordée, sans se préoccuper d’être entendu, il continuait, âpre et violent, et sa voix avait d’étranges sonorités dans le silence de la vaste basilique.

— Croyez-vous que je vous aie perdue de vue un seul instant ! Du fond de mon cloître, je vous ai suivie pas à pas. J’ai vu vos gestes, j’ai entendu vos paroles ; il n’est pas un de vos actes, c’est-à-dire pas une de vos trahisons dont je ne pourrais vous refaire l’histoire ; je pourrais vous citer tous vos amants l’un après l’autre !… Mais ne croyez pas que j’aie été jaloux. C’est moi qui livrais votre chair comme une chair de ribaude. C’est par ma volonté que vous descendiez un à un les degrés de l’infamie. En vous livrant à la reine, je savais ce que je faisais ! Et c’était ma vengeance, cela ! Je me délectai à savoir les souillures de ce corps que j’avais adoré ! Et moi qui fus le premier trahi, je vous avais condamnée à l’éternelle trahison !… Je ne savais pas que ma vengeance serait un jour plus complète et plus belle ! Lorsque vous avez été envoyée à la cour de Navarre, j’ai été renseigné jour par jour de ce que vous disiez, de ce que vous faisiez ! J’ai su vos pensées ! J’ai su votre amour ! Et ce comte de Marillac, je l’ai béni pour la joie qu’il m’apportait d’une vengeance plus profonde !… Ah ! vous l’aimez ! autant que vous êtes capable d’aimer, du moins ! Puissiez-vous donc connaître entièrement l’amour dans ce qu’il a de plus désespéré ! Puisse cet homme être vraiment digne d’une grande passion, car alors vous connaîtrez, dans sa funèbre horreur, la souffrance que vous m’avez fait souffrir !…

Il eut un éclat de rire terrible, tandis que l’espionne, écrasée sur elle-même, pantelait d’épouvante.

— Quoi ! Vous venez à moi, et c’est moi que vous voulez faire l’artisan de votre bonheur ! Quoi ! Je vous révèle l’existence de votre enfant ! J’essaie de réveiller en vous un sentiment humain capable de vous valoir l’oubli à défaut de la pitié ! Et vous ne songez qu’à votre amour ! Insensée ! Tu dis que c’est l’absolution de tes crimes que tu es venue chercher ici ! Dis plutôt une malédiction ! Si ce Dieu que je prêche existe, s’il nous voit, s’il entend l’ardente prière qui monte dans mon cœur, au risque de mon éternelle damnation, je lui demande à grands cris ton malheur, ta honte et ton désespoir !

Le moine s’était levé. Il était sorti du confessionnal. Ses bras se levaient vers le maître-autel dans un geste d’imprécation… Et ce fut ainsi qu’il s’en alla, glissa comme un fantôme, secoué de rauques sanglots, et s’évanouit au fond des ténèbres, laissant Alice renversée en arrière, évanouie…

Alors, la vieille Laura, avec un sourire au coin de ses lèvres mince, accourut auprès d’Alice de Lux et lui fit respirer un violent révulsif. En un instant, la jeune fille revint à elle. Hagarde, effarée, elle se dressa debout, regarda autour d’elle d’un air égaré, puis saisissant les bras de Laura :

— Fuyons, dit-elle avec un morne désespoir. Fuyons ! C’est ici le séjour de l’horreur, du crime et de la damnation !





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