Livre I
XXVI. La lettre de Jeanne de Piennes
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Nous ramenons un instant nos lecteurs auprès de dame Maguelonne — la vieille propriétaire de la maison où habitaient Jeanne de Piennes et sa fille. On a vu que cette digne matrone s’était rendue à l’auberge de la Devinière, comment elle y avait appris l’arrestation du chevalier de Pardaillan qui concordait si étrangement avec celle de ses deux locataires et comment elle était rentrée chez elle fort effrayée de savoir que sa maison avait été un nid de conspiration huguenote.

Sa première pensée fut de brûler la lettre qui lui avait été confiée par Jeanne de Piennes.

La terreur de passer pour complice la talonnait. Mais dame Maguelonne était femme, vieille et dévote. Or, si l’on songe que la curiosité d’une dévote est au carré de la curiosité d’une vieille femme qui n’est pas bigote, que la curiosité d’une vieille est elle-même au carré de la curiosité d’une jeune femme ; et qu’enfin la curiosité d’une jeune femme représente déjà un chiffre respectable dans la proportion des sentiments humains, ce petit travail de mathématique arrivera à donner une haute idée de la curiosité qui talonnait dame Maguelonne. Que si du point de vue arithmétique nous passons au point de vue sentimental, nous constaterons que cette vénérable femme tremblait d’épouvante à la pensée qu’on pourrait trouver chez elle cette lettre — et que, cependant, elle ne la brûla pas !

Lorsque, au bout de trois ou quatre jours de combat contre sa peur, dame Maguelonne se fut enfin résolue à ne pas brûler ce papier, elle eut à subir un nouveau combat.

En effet, dès qu’elle était seule, elle courait fermer sa porte et ses fenêtres, allait prendre la lettre, s’asseyait, et passait des heures entières à se demander :

« Que peut-il bien y avoir là-dedans ? »

La bonne dame dépérissait.

Ce papier, mille et mille fois, elle le tourna en tous sens, en gratta les joints avec son ongle, essaya au moyen d’une épingle de soulever le repli. Tant il y eut qu’à la fin la lettre s’ouvrit.

Dame Maguelonne demeura un instant saisie. Puis, elle s’écria :

— Ce n’est pas moi qui l’ai ouverte !

Sa conclusion fut :

— Je puis donc lire !

Elle lisait déjà, d’ailleurs, à l’instant où elle hésitait encore à s’en accorder l’autorisation.

Le pli contenait un mot adressé au chevalier de Pardaillan, et une lettre qui portait une suscription… Par le mot, la Dame en noir suppliait le chevalier de faire parvenir la lettre à son adresse.

Et cette adresse, c’était : « Pour François, maréchal de Montmorency. »

La vieille dame demeura stupéfaite et remplie de remords. En effet, elle voyait clairement qu’il n’y avait pas la moindre connivence entre la Dame en noir et le chevalier de Pardaillan ; d’où sa stupéfaction. Et d’autre part, sa curiosité demeurait inassouvie, puisqu’il y avait une deuxième lettre à ouvrir ; d’où son remords.

Que pouvait-il bien y avoir de commun entre la Dame en noir et le maréchal de Montmorency ?

Voilà la question qui commença à tourmenter la vieille dévote.

Héroïquement, elle résista plusieurs jours à l’envie démesurée de savoir ce qu’une pauvre ouvrière comme sa locataire pouvait bien avoir à dire à un grand seigneur comme François de Montmorency.

Enfin, elle n’y tint plus.

Un jour que, pour la millième fois, elle se répétait qu’elle n’avait pas le droit d’ouvrir la lettre, et que la Dame en noir serait en droit de lui faire de sanglants reproches quand elle serait relâchée, sa décision fut prise tout à coup : elle courut à la lettre, la déposa sur une table, s’assit et fit sauter le cachet.

À ce moment, elle bondit.

On venait de heurter à sa porte.

Au même instant, cette porte s’ouvrit. La vieille jeta un cri de terreur, Dans son impatience, elle avait oublié de s’enfermer. Et quelqu’un entrait.

Et ce quelqu’un, c’était le chevalier de Pardaillan !

— Vous ! cria dame Maguelonne en couvrant de ses mains tremblantes les papiers restés sur la table.

Le chevalier demeura un instant étonné.

« Cette vieille me connaît donc », songea-t-il.

Puis saluant avec cette gracieuse politesse dont il avait le secret :

— Madame, dit-il, rassurez-vous, je ne vous veux aucun mal ; pardonnez-moi seulement d’entrer ainsi chez vous et de vous avoir effrayée peut-être… un grave intérêt m’a fait oublier un instant les convenances.

— Oui, la lettre ! fit la vieille réellement effarée.

— Quelle lettre ? demanda Pardaillan de plus en plus étonné.

Dame Maguelonne se mordit les lèvres ; elle venait de se trahir ; elle essaya maladroitement de cacher les papiers, mais Pardaillan les avait vus et ne les perdait plus des yeux.

— Vous n’êtes donc plus en prison ? reprit la vieille pour se donner du temps.

— Vous le voyez, madame ; il y avait erreur, et l’erreur ayant été reconnue, on m’a aussitôt relâché. Et ma première visite est pour vous, ma chère dame. Vous pouvez d’un mot me soulager d’une grande inquiétude.

« Il ne me parle pas de la lettre », songea la dévote.

— Ou tout au moins, acheva Pardaillan, m’aider à fixer l’incertitude qui me fait un mal affreux.

— Pauvre jeune homme !… Parlez, je vous répondrai de mon mieux.

— Il y a dix jours, madame, j’ai été arrêté et conduit à la Bastille à la suite d’une erreur qui, comme vous le voyez, n’a pas tardé à être reconnue. Or, au moment même où mon logis était envahi, deux personnes qui demeurent chez vous étaient menacées d’un grand danger, puisqu’elles m’appelaient à leur secours. Je sais que ces deux personnes ont été enlevées violemment le jour même de mon arrestation…

— Au même moment.

— C’est cela ! Eh bien, madame, pouvez-vous me donner à ce sujet le moindre renseignement ? Comment s’est fait cet enlèvement ?

Pardaillan parla avec une émotion qui gagnait la vieille femme.

— Je vous dirai tout ce que je sais, fit-elle. La Dame en noir et sa fille Loïse ont été arrêtées, dit-on, parce qu’elles complotaient avec vous.

— Avec moi !

— Mais il est bien évident qu’elles étaient innocentes, les pauvres chères créatures, puisque vous l’êtes vous-même…

— Et, dites-moi, qui est venu les arrêter ?

— Des soldats, un officier…

— Un officier du roi ?…

— Dame, je ne sais pas trop… ah ! s’il s’était agi de religieux, j’aurai tout de suite reconnu le costume.

— Le duc d’Anjou n’était pas parmi ces gens ?

— Oh non ! fit la vieille, effrayée.

Pardaillan garda le silence. Il comprenait qu’il ne saurait rien de cette vieille. Le mystère, loin de s’éclairer, devenait plus difficile à débrouiller…

— Vous n’avez aucune idée, reprit-il, de l’endroit où on a pu les emmener ?

— Pour cela, non… j’étais si troublée, vous comprenez.

— Mais, fit tout à coup le chevalier, lorsque je suis entré, vous avez parlé d’une lettre. Est-ce que ces malheureuses femmes auraient écrit ?

Les mains de la vieille se crispèrent sur les papiers qu’elle avait fini par faire tomber sur son tablier.

— C’est-à-dire… balbutia-t-elle.

— Voyons, madame, qu’est-ce que ces papiers que vous froissez ?

— Monsieur, ce n’est pas moi qui les ai ouverts, je vous le jure ! s’écria la vieille.

Et d’un geste convulsif, elle tendit les papiers à Pardaillan qui les saisit avidement… D’un coup d’œil, il parcourut la lettre qui lui était adressée.

— Cette chère dame m’a fait promettre de vous remettre ces écrits, continuait dame Maguelonne avec volubilité, je vous jure que je me suis aussitôt rendue à la Devinière pour tenir ma promesse, mais vous étiez arrêté, je les ai donc précieusement gardés…

— Personne ne les a vus ? fit Pardaillan d’une voix tremblante.

— Personne, mon cher monsieur, personne au monde… Je vous le jure sur la Vierge…

— Qui donc les a ouverts ?…

— Eh ! ils se sont ouverts tout seuls ! répondit-elle avec l’aplomb du désespoir, ils étaient mal cachetés…

— Mais vous les avez lus ?…

— Un seul, monsieur, un seul ! Celui qui vous était destiné…

— Et l’autre ?

— La lettre du maréchal de Montmorency ?

— Oui.

— J’allais la lire, mais vous êtes arrivé…

— Madame, dit Pardaillan qui se leva, j’emporte ces papiers. Vous le voyez, je suis chargé de faire parvenir cette lettre au maréchal de Montmorency ; rien au monde ne pourra m’empêcher d’exécuter la volonté de celle qui m’a honoré de sa confiance. Quant à vous, madame, vous avez commis une mauvaise action en ouvrant ces papiers. Je vous la pardonne à une condition…

— Laquelle, mon bon jeune homme ?

— C’est que jamais vous ne parliez à âme qui vive de ces papiers.

— Oh ! pour cela, vous pouvez en être sûr ! J’aurais trop peur d’être compromise ! fit naïvement la dévote.

« Bon ! pensa Pardaillan, voilà qui me rassure plus que tous les serments. »

Le chevalier salua dame Maguelonne et se retira. Dehors, il retrouva Pipeau qui l’attendait. Il franchit tranquillement la rue et entra dans l’auberge.

Maître Landry, qui portait un broc de vin à des clients, le laissa tomber et s’arrêta, saisi d’étonnement.

— Bonjour, monsieur Grégoire, fit Pardaillan.

— Le chevalier ! fit l’aubergiste atterré.

— Remettez-vous, cher monsieur, je comprends toute la joie que vous éprouvez à me revoir ; mais enfin, ce n’est pas une raison pour ne pas me demander si j’ai faim et ce que je mangerais bien.

Landry ne répondit que par un gémissement. Son regard vacillant erra du maître qui s’asseyait à une table au chien qui lui montrait les dents.

Puis, titubant de désespoir, il s’enfuit dans la cuisine, tomba sur un escabeau et s’asséna deux grands coups de poing sur le crâne. À la vue de cette désolation, Huguette comprit qu’une catastrophe était arrivée ; elle se précipita dans la salle, et, voyant Pardaillan, comprit tout.

Seulement, si elle éprouva le même désespoir que son mari, ce sentiment se traduisait chez elle par une mimique toute différente. Elle rougit, s’approcha vivement du chevalier, et, tout en le félicitant de son retour, se mit activement à dresser la table.


— Ah ! monsieur le chevalier, fit-elle doucement, quelle peur j’ai eue pour vous ! Depuis dix jours, c’est à peine si j’ai pu fermer les yeux.

« Pauvre Huguette ! pensa Pardaillan. Quel dommage que je me sois aperçu que j’aime Loïse !… »

Malgré ce bizarre regret, les yeux du chevalier étaient peut-être plus tendres que dame Huguette n’avait l’habitude de les voir, car elle rougit encore plus. » Légère et court vêtue », elle allait et venait, le sourire aux lèvres, fredonnant un rondeau, bousculant les servantes, et préparant un festin digne de Pardaillan.

— Pauvre jeune homme ! comme il a maigri, dit-elle à maître Landry.

— Que n’a-t-il fondu comme beurre à la poêle !

— Monsieur Grégoire, seriez-vous méchant ?

— Non, madame Grégoire. Mais cet homme et son chien vont me ruiner, pour avoir jeûné dix jours !

— Bon ! Vous êtes payé d’avance !

— Comment cela ! fit majestueusement Landry.

— Avez-vous oublié que vous avez raflé tout l’argent que ce gentilhomme avait laissé dans sa chambre ? Et s’il vous le réclame, que direz-vous ? Croyez-moi, monsieur Grégoire, faites bon visage à votre hôte, de crainte qu’il ne vous demande des comptes.

Landry Grégoire comprit toute la force de ce raisonnement.

Il prit aussitôt une figure des plus réjouies et s’en vint tourner autour du chevalier à qui dame Huguette servait déjà une tranche de certain pâté qu’affectionnait Pardaillan.

— Eh ! Huguette, s’écria-t-il, ne vois-tu pas ce pauvre Pipeau qui tire la langue ! Ce cher Pipeau ! le voilà donc revenu, lui aussi ! Ah ! quel bon chien fidèle vous avez là, monsieur le chevalier ! Huguette, va donc voir s’il ne reste pas quelques os présentables… Monsieur le chevalier, tâtez-moi de ce petit saumur… je le réservais pour votre retour !

Pardaillan se laissait faire et souriait dans sa moustache.

Pipeau, magnanime, ne grondait pas et se contentait de surveiller du coin de l’œil le pied de maître Landry.

C’est ainsi que la paix fut rétablie dans tout ce ménage.

Pardaillan se dirigea alors vers l’écurie, constata que son cheval était toujours au râtelier et que la noble bête n’avait pas souffert de son absence.

Puis il monta à sa chambre, et son premier mouvement fut de ceindre son épée qui était restée accrochée au mur.

Alors, il relut trois ou quatre fois de suite le billet que lui avait adressé la Dame en noir.

— En somme, conclut-il, il s’agit de faire parvenir au maréchal duc de Montmorency la lettre ci-jointe.

Et, de même que dame Maguelonne, Pardaillan se demanda ce qu’il pouvait bien y avoir de commun entre celle qu’il croyait être une pauvre ouvrière et le grand maréchal de Montmorency.

La lettre était là, sur la table.

Pardaillan se promenait de long en large, tout rêveur.

Et à chaque demi-tour qu’il faisait, ses yeux revenaient à la lettre.

Elle était ouverte.

Mais certes, il ne la lirait pas !…

Et pourtant !

Quel mal ferait-il en la lisant ! Et qui sait s’il n’y trouverait pas des indications précieuses sur les gens qui avaient arrêté Loïse et sa mère !

Sans aucun doute, la Dame en noir implorait la protection du maréchal de Montmorency.

S’il en était ainsi, lui, Pardaillan, se substituerait au maréchal. La protection d’un aussi grand seigneur était fort problématique — tandis que la sienne était assurée à Loïse…

— Qu’est-il besoin du maréchal ? conclut-il. Si quelqu’un doit délivrer Loïse et sa mère, c’est moi ! Je ne veux pas qu’un autre s’en mêle !… Allons, lisons !…

En saisissant la lettre que dame Maguelonne avait décachetée, Pardaillan eut une dernière hésitation. Mais la pensée qu’il fallait porter secours à Loïse, et qu’il trouverait là les renseignements nécessaires, leva ses scrupules. Et puis il se mêlait à ces sentiments une sorte de jalousie instinctive : il ne voulait pas qu’un autre se mêlât de sauver Loïse et sa mère.

Le jeune homme déplia donc brusquement le parchemin et se mit à lire.

Cette lecture, faite avec une attention soutenue, dura longtemps.

Quand elle fut finie, le chevalier de Pardaillan était très pâle.

Il avait déposé le parchemin sur une table et le considérait fixement un sourire d’amertume au coin des lèvres.

Accoudé sur la table, pour la première fois de sa vie peut-être, le chevalier se mit à rêver.

Son imagination dut l’entraîner vers les fuligineuses régions du désespoir, car plus il rêvait, plus son visage s’assombrissait.

Un profond soupir gonfla sa poitrine.

Il reprit la lettre et la relut d’un bout à l’autre, revint sur deux ou trois passages essentiels, répéta à demi-voix des phrases entières, comme si le témoignage de ses yeux seuls eût été insuffisant pour le convaincre.

Et lorsque cette deuxième lecture fut terminée, cette fois, la lettre s’échappa de ses mains…

Le chevalier de Pardaillan laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se mit à pleurer.

*******

La lettre de Jeanne de Piennes était datée du 20 août 1558, c’est-à-dire de l’année même où François de Montmorency avait épousé Diane de France, fille naturelle d’Henri II.

Il y avait environ quatorze ans que cette lettre avait été écrite.

Depuis quatorze ans, elle attendait dans son coffret que l’heure fût venue de s’exhumer, comme un spectre qui sortirait de la tombe pour jeter parmi les vivants une parole des vérités mortes…

Cette lettre, la voici :

« J’ai donc subi aujourd’hui la pire douleur qu’il soit donné à une amante d’éprouver. Je l’ai subie, cette douleur, mon âme est encore comme engourdie, mon cœur se déchire, et pourtant, je ne meurs pas !

Peut-être mon heure n’est-elle pas venue encore. Et puis, ce qui me rattache à cette misérable vie, c’est de me pencher sur le petit lit de l’enfant. Si je meurs, qui prendra soin d’elle ? Il faut que je vive…

Lorsque les sanglots m’étouffent, lorsqu’il me semble que ce pauvre cœur flétri va s’arrêter de battre, lorsque je vois que la douleur va me terrasser enfin, je vais m’asseoir près de sa couchette et je la contemple… et alors, peu à peu, le courage et la vie rentrent en mon être.

Elle a cinq ans. Si tu pouvais la voir, ô mon François ! En ce moment, elle dort, paisible, confiante… elle sait que sa mère veille sur elle. Ses cheveux dénoués, épars sur l’oreiller, lui font une auréole blonde ; ses lèvres sourient ; son sein se soulève doucement… elle est heureuse. Comme elle est jolie ! Quel ange, François !… Rien ne saurait s’imaginer de plus gracieux, de plus tendre et de plus pur… C’est ta fille, ô mon cher époux !

Aujourd’hui, François, ton mariage a été célébré. Toute la pauvre rue que j’habite parle de la pompe de cette cérémonie et dit que Madame Diane est la digne épouse d’un fier seigneur tel que toi… hélas ! n’étais-je donc pas digne d’assurer ton bonheur ?

Aujourd’hui, tout est bien fini. La dernière lueur d’espérance qui vacillait dans mon âme vient de s’éteindre.

Le jour où ton père me chassa, broya mon cœur comme s’il l’eût saisi dans son gantelet des jours de bataille, le jour où, presque folle, je sortis en trébuchant de cet hôtel où, pour te sauver, je venais de signer ma pauvre déchéance, le jour où, éperdue, agonisante, je m’enfonçai dans le noir Paris, ma fille dans mes bras, ce jour-là, François, je crus avoir franchi les limites de la douleur humaine.

Hélas ! je n’avais pas encore vécu la présente journée !…

Si grand que fût mon malheur, j’entrevoyais encore par-delà les horizons funèbres qui m’environnaient quelque chose comme une aube… aujourd’hui, c’est fini : tout est noir en moi.

C’est fini, François ! pourtant, un indissoluble lien te rattache à moi. Ton enfant vit. Ton enfant vivra. C’est pour elle que j’ai déchiré mes lèvres qui voulaient parler, c’est pour elle que j’ai gravi les calvaires de désespoir, c’est pour elle que j’ai subi le martyre… Ta fille vivra, François !

Je devrais me taire pour ma fille. Aujourd’hui, pour ma fille, je dois parler…

T’ai-je dit qu’elle s’appelle Loïse ?… La chère enfant porte admirablement ce joli nom. Si tu veux te figurer ta fille, figure-toi la plus jolie Loïse qu’il soit au monde, et encore non ! Il faudrait que tu puisses la voir.

Que j’aie été frappée, moi, je l’admets. Que ma vie soit brisée, que je sois déchue de mon titre d’épouse sans avoir mérité ce suprême affront, soit ! Mais je veux que Loïse soit heureuse : tout ce qui me reste de vie, force, volonté, énergie, pensée, tout est là ! Je ne veux pas que Loïse soit injustement frappée comme je l’ai été.

Pour cela, il faut que tu puisses ouvrir ton cœur à ta fille. Il faut qu’elle puisse entrer la tête haute dans ta maison, il faut que Loïse puisse prendre à ton foyer la place qui lui est due !

Et pour cela, mon cher époux, il faut que tu saches la terrible, la solennelle vérité…

Je t’appelle encore mon époux. Car tu demeureras tel jusqu’à la fin de mes jours.

Librement, tu m’as épousée dans la vieille chapelle de Margency. Rappelle-toi cette nuit héroïque où notre union eut pour témoin un mourant et où devant le mort… devant mon père foudroyé par l’émotion, tu juras de m’aimer toujours !

Tel je te vis en cette nuit, ô mon cher époux, tel je te revois encore.

Et qu’importent les ordres du connétable, du roi, du pape ! Qu’importe ce qu’ils ont décidé, voulu, arrangé ! Tu es mon époux, François…

Or, il faut que tu saches l’abominable crime qui nous a séparés. Tu vas tout savoir : et que ton père fut cruel, et que ton frère fut criminel, et que ton amante, ton épouse peut porter fièrement ton nom, et que ta fille a le droit de venir s’asseoir dans la maison des Montmorency.

Mais ne crois pas au moins que je veuille troubler ta vie.

Cette lettre, François, je l’écris parce qu’il faut que la vérité éclate.

Mais pour l’envoyer, pour te la faire parvenir, j’attends trois choses :

La première, c’est que ton père soit mort[1]. Car c’est sur toi que le connétable ferait tomber le poids de sa haine s’il apprenait que le fatal secret t’est connu.

La deuxième, c’est que ma fille… ta Loïse… soit en âge de défendre ma mémoire et de parler hardiment comme il convient à une Montmorency, fille d’une de Piennes, héritière irréprochable des Montmorency.

La troisième, c’est que je me sente sur ma mort, ou qu’un grave péril menace notre enfant.

Tant que ces trois conditions ne seront pas remplies, ô mon François, je veux demeurer dans mon ombre, heureuse encore de pouvoir me dire qu’en me taisant j’assure la paix et le bonheur de l’homme que j’ai tant aimé…

Car ma vie à moi ne compte plus.

Mais ce qui compte, François, c’est la vie et le bonheur de notre enfant.

Lorsque tu recevras cette lettre, Loïse sera assez grande pour te parler. Ton père sera mort, et je n’aurai plus rien à redouter de ce côté pour toi…

Mais à ce moment-là aussi… ou je serai mourante, ou un danger sera sur la tête de Loïse.

Dans les deux cas, François, la volonté suprême de ton amante, de ton épouse, est que tu reportes sur Loïse cette affection dont j’étais si fière, que tu lui rendes le nom auquel elle n’a cessé d’avoir droit, puisqu’elle est née quand j’étais ta femme, que tu lui fasses enfin l’existence qui doit être la sienne : celle d’une héritière directe des Montmorency.

Et maintenant, François, mon amant, mon cher époux, voici l’affreux secret.

Ton frère Henri m’aimait…

Tout notre malheur tient dans ces mots :

Ton frère Henri m’aimait.

Il ne craignit pas de me l’avouer. Mais j’espérai que la droiture finirait par l’emporter chez cet homme si jeune encore. J’espérai que mon amour pour toi me couvrirait contre l’injure de son amour à lui. Je me tus pour ne pas déchaîner la guerre dans une illustre famille.

La nuit de ton départ pour la guerre, une confidence était sur mes lèvres… Tu sais quels événements précipités se produisirent, et que notre mariage eut lieu… Le lendemain, je t’attendis vainement : tu étais parti !

La confidence qui était sur mes lèvres, la voici, mon François : j’étais enceinte, j’allais te donner un enfant !

Cet enfant vint au monde pendant que tu te battais… c’est notre Loïse.

Dans ces mois terribles où je te crus mort, où je faillis mourir moi-même, ton frère disparut, et j’espérai qu’il s’était éloigné pour toujours.

Un jour ma fille me fut enlevée. Et comme éperdue je la cherchais, ton frère m’apparut, m’annonça ton retour, et en même temps me dit qu’il connaissait l’homme qui avait enlevé Loïse. Et comme je demeurais toute palpitante du bonheur de te savoir vivant, comme je me demandais quelle folie pouvait pousser ton frère, alors, François, s’ouvrit devant mes yeux l’abîme où j’allais m’engloutir.

Voici l’horrible chose que j’appris à l’instant même où tu accourais, où déjà j’entendais ta chère voix…

Notre Loïse était entre les mains d’un homme payé par ton frère… un misérable qui s’appelait le chevalier de Pardaillan. Ce monstre devait, sur un seul signe de ton frère, égorger la pauvre petite créature… ta fille, François… ce cher petit ange… Et ce signe, ton frère devait le faire au chevalier de Pardaillan si j’avais le malheur de prononcer une seule parole devant toi, tandis que je serais accusée… accusée de forfaiture par ton propre frère !

La scène épouvantable qui suivit, tu la connais !

Tu sais maintenant pourquoi je me tus lorsque ton frère m’accusa !…

Je me tus, François ! Et pourtant, mon âme hurlait de désespoir, ma chair criait sa souffrance ! Je me tus, et je sentais la folie envahir ma tête ! Je me tus, et la nature prit pitié de moi sans doute… car je m’évanouis et lorsque je revins à moi, tu avais disparu…

J’étais condamnée ! mais Loïse, ta fille, était sauvée !

Ah ! François ! maudit soit à jamais l’être abominable qui porte ton nom… ton frère… ton misérable frère qui fut ce jour-là un démon d’enfer acharné à ma perte et à la tienne !

Maudit soit ce Pardaillan, ce complice hideux qui avait accepté l’effroyable besogne !…

Mais il faut que tu saches le reste. Toi parti, ma fille me fut rendue par un inconnu, je courus à Montmorency pour te dire tout : tu étais en route pour Paris ! je courus à Paris… je vis le connétable…

Et le connétable qui sut toute la vérité par moi me donna à choisir :

Ou je renoncerais à mon titre d’épouse, ou tu serais enfermé au Temple pour la vie !

Je signai !…

Je signai, te dis-je ! Et je disparus, meurtrie, brisée… mais ma fille me restait ! J’ai vécu pour elle ; je vivrai pour elle… il faut que je vive…

Maintenant, mon cher époux, tu sais l’effroyable vérité.

Je te jure que si j’avais été seule frappée, je serais morte, emportant le terrible secret dans la tombe.

Ce secret, je l’écris.

Je te le ferai parvenir à l’heure de ma mort ; en mourant, je veux être sûre que ta Loïse va reprendre le rang auquel elle a droit, et qu’une vie de bonheur va s’ouvrir devant elle.

Accours donc, ô mon époux !

Quelle que soit l’année, quel que soit le jour, quelle que soit l’heure où j’aurai décidé de te faire parvenir cette lettre, où tu l’auras reçue, accours, suis le messager que je t’enverrai… accours auprès de ta femme innocente qui n’a jamais cessé d’être digne de toi et de t’adorer ; près de ta fille, ta Loïse, que je veux remettre dans les bras de son père !… »

Jeanne de Piennes, Duchesse de Montmorency.

Telle était la lettre que venait de lire le chevalier de Pardaillan ! Par une sorte de culte touchant, de révolte peut-être, par une conscience de son droit moral et de sa parfaite innocence, la malheureuse Jeanne l’avait signée de son titre : duchesse de Montmorency.

Le papier, avons-nous dit, était tombé des mains de Pardaillan.

Pendant quelques minutes, le jeune homme demeura immobile, comme s’il eût appris quelque catastrophe.

Et en effet, c’était une catastrophe qui s’abattait sur lui.

Il pleurait silencieusement, les larmes coulaient le long de ses joues sans qu’il songeât à les essuyer.

Enfin, il ramassa le parchemin, le brossa machinalement de la manche et le plaça devant lui, comme pour bien se convaincre de son malheur. Ses yeux tombèrent sur la signature.

— Duchesse de Montmorency !… Loïse était la fille des Montmorency !…

Cette sourde exclamation révélait une partie de son amertume.

En effet, Pardaillan, pauvre hère, sans sou ni maille, eût pu épouser Loïse, fille d’une modeste ouvrière.

Mais Loïse, fille du maréchal de Montmorency, ne pouvait devenir l’épouse du pauvre chevalier ; si le temps n’était plus où les rois épousaient des bergères, c’était encore moins le temps où des princesses donnaient leur main à des aventuriers sans titre, sans gloire, sans argent.

Il faut bien se rendre compte de ce que ce nom de Montmorency évoquait alors de formidable puissance et de splendeur.

Avec le connétable, cette maison, l’une des plus fières de la noblesse du royaume, avait connu l’apogée de la grandeur. Le connétable mort, le nom gardait encore tout son prestige. Et si l’on songe que François était devenu le chef d’un puissant parti qui faisait échec aux Guise d’une part, et au roi, d’autre part, on comprendra que Pardaillan éprouvât une sorte de vertige quand il mesurait la distance qui le séparait maintenant de Loïse.

— Tout est fini ! murmura-t-il en répétant la parole désespérée qu’il avait lue dans la lettre de la Dame en noir, c’est-à-dire de Jeanne de Piennes…

C’était bien la fin d’un rêve !

Par moments, pourtant, il semblait au chevalier qu’un peu d’espoir rentrait dans son cœur. Si Loïse l’aimait ! Si elle ne se laissait pas éblouir par la situation nouvelle qui l’attendait !…

— Mais non, pauvre fou ! reprenait-il aussitôt. Lors même que Loïse m’aimerait, est-ce que son père peut consentir à une telle mésalliance ! Que suis-je ? Moins que rien, presque un truand aux yeux de beaucoup ; un aventurier sans feu ni lieu ; je ne possède au monde que mon épée, mon cheval et mon chien…

Pipeau vint à ce moment poser sa tête expressive sur les genoux de son maître, et Pardaillan le caressa doucement.

— Et d’ailleurs, continua-t-il, qui me prouve qu’elle m’aime ! C’est une imagination que je me suis forgée. Je ne lui ai jamais parlé. Parce qu’elle m’a regardé sans colère le jour où je lui ai envoyé ce baiser, parce qu’elle m’a appelé à son aide dans une minute d’affolement, je vais me figurer qu’elle m’aime ! Ah ! triple sot !… Allons, n’y pensons plus !

Il se leva et fit quelques pas rapides dans la chambre.

— Oh ! fit-il en serrant les poings, j’oubliais encore cela !… Non seulement Loïse ne peut pas être à moi, non seulement elle ne m’aime pas, selon toute vraisemblance, mais encore elle doit me haïr !… Le jour où sa mère lui dira ce que mon père a fait, le jour où elle saura que je m’appelle Pardaillan, quels sentiments pourra-t-elle avoir pour moi, sinon ceux d’une répulsion instinctive ? Ah ! mon père ! mon père ! qu’avez-vous fait ? Et pourquoi, puisque je suis votre fils, n’ai-je pu me conformer à vos conseils !…

Il revint à la lettre, relut le passage relatif à son père comme s’il eut espéré s’être trompé.

Mais l’accusation était claire, précise, terrible !

Il aimait Loïse et son père avait enlevé cette même Loïse pour une monstrueuse besogne !… Il ne pouvait y avoir que haine et mépris dans le cœur de Loïse pour le vieux Pardaillan… et pour son fils !

Le chevalier eut un mouvement de rage.

— Eh bien ! s’écria-t-il sourdement, puisqu’il en est ainsi, puisque tout nous sépare, puisqu’elle doit me haïr, pourquoi m’occuperais-je d’elle encore ?… Oui ! pourquoi porterais-je cette lettre ?… Et que me fait, à moi, Mme la duchesse de Montmorency, qui maudit mon père, qui me maudira moi-même ?… Et que me fait sa fille ?… Elles sont malheureuses ! Eh bien, que d’autres courent à leur secours ! Qu’elles appellent le riche et puissant gentilhomme qui sera digne de s’allier à une Montmorency !… Allons, plus de faiblesses ! Mon père, mon pauvre père ! Que n’êtes-vous là pour m’encourager ! À défaut de votre présence, j’ai vos conseils ! Et je vous jure bien, cette fois, de ne plus m’en écarter ! Soyons homme, morbleu ! La vie et le bonheur sont aux plus forts : faisons comme les forts ! Écrasons les faibles, bouchons notre oreille aux cris de pitié, mettons une triple cuirasse à notre cœur, et en avant pour la conquête du bonheur par le fer, puisque je n ‘y puis arriver par l’amour !…

Une étrange exaltation bouleversait le jeune homme. Il se promenait à grands pas, gesticulait, lui si sobre de gestes, parlait à haute voix, lui qui, dans ses plus grandes colères, conservait toujours une politesse aiguë.

Il résumait sa situation.

Elle était effrayante.

Il avait contre lui la reine Catherine, c’est-à-dire une des femmes les plus puissantes et les plus implacables de l’époque ; il avait contre lui le duc d’Anjou et ses mignons qu’il avait gravement offensés ; il avait contre lui le duc de Guise que Guitalens s’empresserait, sans aucun doute, de mettre au courant de ce qui s’était passé à la Bastille !… La Médicis, le frère du roi, le chef du parti religieux !… Quels ennemis !…

Et quand il songeait que lui, chétif, lui qui n’avait que son épée, s’était fait d’aussi redoutables adversaires, dont chacun eût brisé comme verre les plus puissants seigneurs du royaume, une sorte d’orgueil l’envahissait, la folie de la bataille le secouait…

— Seul contre la reine ! seul contre Anjou ! seul contre Guise ! Allons ! si je meurs, si je succombe, on ne pourra pas dire que je m’étais attaqué à de piètres adversaires !

Il éclata d’un rire amer.

— J’oubliais !… Dans la nomenclature de mes ennemis, j’oubliais Montmorency ! Peste ! Ce n’est pas là le moindre, et lorsque Mme de Piennes lui aura répété ce que mon père a tenté contre sa fille, je serai bien étonné si ce digne seigneur ne cherche pas à m’achever au cas où la Médicis ne m’aurait pas déjà fait jeter dans quelque basse fosse ! Au cas où les mignons ne m’auraient pas poignardé au détour de quelque ruelle ! Au cas où M. de Guise ne m’aurait pas fait assommer par un Crucé, par un Pezou, par un Kervier !… Bataille, donc, bataille ! Je sens que j’étais né pour la bataille, moi ! En garde, messieurs ! Gardez-vous, je me garde !…

Et, tirant son épée, dans un de ces gestes flamboyants qui lui étaient familiers, Pardaillan se fendit cinq ou six fois contre le mur… Hérissé, l’œil en feu, la sueur au front, le rire aux lèvres et les larmes aux yeux, il était, à ce moment, magnifique et terrible.

— Hé ! Seigneur Jésus, à qui en avez-vous, monsieur le chevalier.

Et Mme Huguette Grégoire apparut en prononçant ces mots de sa voix douce et câline.

Pardaillan s’arrêta court, rengaina Giboulée, composa instantanément son visage, et répondit :

— Je m’exerçais, ma chère madame Huguette ; mon bras s’est engourdi pendant ces dix jours, et… mais laissons cela… savez-vous que vous êtes charmante de venir me voir ainsi ?… Allons, ne vous en défendez pas… vous êtes la perle de la rue Saint-Denis…

— Oh ! monsieur le chevalier…

— Si fait, morbleu ! Et le premier qui soutiendra que vous n’êtes pas la plus jolie hôtesse de Paris, je l’extermine !…

— Grâce, monsieur ! fit Huguette avec un joli cri d’effroi. Pardaillan la saisit par la taille, et deux baisers sonores retentirent sur les joues fraîches de Mme Grégoire.

Celle-ci, rouge de plaisir, balbutia :

— Pardonnez-moi d’être entrée ainsi… je venais…

— Peu importe, Huguette ! Vous venez toujours à propos. Par Pilate ! jamais je ne vis bouche plus vermeille et œil plus mutin ! Vous êtes à damner un archevêque…

— Je venais… pour ceci… acheva cependant Huguette.

— Ceci ? fit Pardaillan qui examina du coin de l’œil un sac rebondi que l’hôtesse déposait sur le coin de la table.

— Oui, monsieur le chevalier. Lorsque vous avez été arrêté… vous avez oublié votre argent… là… Alors, vous comprenez… je vous l’ai gardé… et je vous le rapporte !

Pardaillan était devenu pensif.

— Madame Huguette, dit-il tout à coup, vous mentez.

— Moi, grand Dieu !… Je vous jure…

— Ne jurez pas : c’est votre mari, maître Landry, qui a raflé mes pauvres écus ; et vous, bonne hôtesse, vous me les rapportez !…

— Quand cela serait ? interrogea-t-elle timidement.

— Madame Grégoire, fit Pardaillan en reprenant cet air pince-sans-rire qui désespérait si fort la belle Huguette, vous avez eu tort : cet argent, je le devais à maître Grégoire. Je ne l’ai pas oublié : je l’ai laissé pour lui. Ainsi, chère amie, vous allez remporter ce sac dans le coffre de votre estimable époux…

— Mais qu’allez-vous devenir ?… Partageons, au moins !

— Ma chère Huguette, sachez une chose : c’est que je ne me sens jamais aussi riche que lorsque je n’ai pas le sou. D’ailleurs, il me reste cette agrafe, ajouta-t-il en désignant le bijou que lui avait envoyé la reine Navarre et qui était fixé à son chapeau.

Huguette reprit le sac en souriant.

— Mais, continua le chevalier en l’enlaçant de nouveau, je ne vous en aime pas moins… vous avez bon cœur, Huguette… vous êtes aussi bonne que belle…

— Bonne… peut-être ! mais belle…

— Puisque je vous le dis, morbleu ! Me démentirez-vous ? Je vous dis que vous êtes la plus jolie créature que j’aie jamais vue. Cette gorge ferme et blanche, ces joues roses, ces dents éblouissantes, ce regard langoureux, ces bras d’une éclatante blancheur… ah ! Huguette, je crois, décidément, que je vous adore !…

Huguette baissa la tête et deux larmes perlèrent à ses cils.

— Quoi ! vous pleurez, Huguette ? s’écria Pardaillan avec la même fièvre, tandis que le désespoir éclatait dans ses yeux ; vous pleurez ! au moment où je vous jure que je vous aime !…

Huguette, doucement, se dégagea des bras de Pardaillan.

— Comme vous devez souffrir ! murmura-t-elle d’une voix altérée.

Pardaillan tressaillit.

— Moi ! souffrir ? Où prenez-vous que je souffre ?…

— Monsieur le chevalier…

— Chère Huguette !…

— Vous ne vous fâcherez pas si je vous dis tout ce que je pense ?

— Et que diable pensez-vous ? Voyons ! je serais curieux de le savoir…

Huguette releva ses beaux yeux sur le jeune homme.

— Je pense, dit-elle avec mélancolie, que vous avez beaucoup de chagrin. Oh ! ne riez pas ainsi. Vous me faites mal, et vous vous faites plus de mal encore à vous-même ! Oui, monsieur le chevalier, vous avez le cœur gros… parce que vous aimez… Croyez-vous donc que je ne m’en sois pas aperçue ?… Pardonnez-moi, je vous ai guetté… je vous ai vu passer des heures et des heures à cette fenêtre, le regard fixé sur la petite fenêtre d’en face… je vous ai vu descendre morose et de mauvaise humeur lorsqu’elle s’ouvrait… Vous aimez… vous avez laissé là votre cœur… et celle qui a disparu l’a emporté avec elle… Et vous croyez, pauvre jeune homme, qu ‘on ne vous aime pas… Eh bien ! détrompez-vous… on vous aime…

Pardaillan saisit vivement la main de Mme Grégoire.

— Comment le savez-vous ? fit-il ardemment.

— Je le sais, monsieur, parce que si je vous ai guetté, je l’ai guettée, elle aussi ! Je le sais, parce qu’il est facile de tromper un indifférent, mais qu’il est impossible de tromper une femme…

Huguette se tut. Son sein palpita. Et ce fut son cœur qui acheva :

« De tromper une femme jalouse… une femme qui aime ! »

Pardaillan n’entendit pas ces mots puisqu ‘ils ne furent pas prononcés, mais il comprit. Une indicible émotion l’étreignit à la gorge, et, doucement, il murmura :

— Huguette, vous êtes un ange…

Et, malgré tous ses efforts, ses yeux se remplirent de larmes.

— Vous l’aimez donc bien, fit Huguette à voix basse.

Il ne répondit pas et étreignit convulsivement les mains de l’hôtesse. Celle-ci se rapprocha de lui et déposa sur son front un baiser où son âme bonne et douce, mit un monde de consolations presque maternelles.

Nous ne savons vraiment trop comment cette scène se serait terminée, si la voix de maître Landry, qui appelait sa femme d’en bas, ne se fût fait entendre.

Huguette se sauva légèrement, à demi heureuse, à demi désolée.

« Pauvre Huguette ! songea Pardaillan. Elle m’aime, et pourtant elle cherchait à me consoler en me trompant. Mais c’est fini, maintenant. Loïse ne m’aime pas, ne peut pas m’aimer. Eh bien, je ne l’aime plus ! Je redeviens libre… libre de mon cœur, de ma pensée, de mes pas… Au diable Paris !… Demain, je me mets à la recherche de mon père !… Et quant à cette lettre… cette lettre… elle arrivera à son adresse comme elle pourra !… »

En disant ces mots, Pardaillan saisit la lettre de Jeanne de Piennes, la recacheta vivement, la fourra dans son pourpoint d’un mouvement rageur et s’élança au-dehors, bien résolu à ne plus s’inquiéter de rien de ce qui concernait Loïse et sa mère et tous les Montmorency de France.

Il était à ce moment deux heures de l’après-midi.

Ce que fit Pardaillan dans cette journée, il est probable qu’il l’ignora toujours lui-même. On le vit dans deux ou trois cabarets où il était connu. Il ne prenait aucun soin de se cacher. Pourtant, sa position était effrayante. Il erra sans doute un peu au hasard de sa course, paraissant occupé parfois à s’injurier soi-même, ou tout au moins à débattre furieusement quelque importante résolution.

Vers cinq heures, il se retrouva calme, de sang-froid, maître de lui. Il regarda autour de lui, et se vit non loin de la Seine, presque en face du Louvre, devant un somptueux hôtel.

Et comme s’il eût ignoré que sa course l’avait amené là, comme s’il y fût venu malgré lui, ce fut avec colère qu’il s’écria :

— L’hôtel de Montmorency ! Je n’irai pas, certes !…

Presque en même temps, Pardaillan s’approchait de la grande porte, et furieusement heurtait le marteau !…

Note modifier

  1. On sait que le connétable mourut en 1567, c’est-à-dire neuf ans après que cette lettre eut été écrite. Nous aurons à parler de cette mort. (Note de M. Zévaco.)



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