Livre I
XLII. La reine mère
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Trois jours après la scène du Louvre, ainsi qu’il l’avait annoncé à son frère, François de Montmorency se rendit à l’hôtel de Mesmes, résolu à terminer d’un coup de foudre, cette haine de dix-sept ans. Il y alla seul, simplement précédé d’une sorte de héraut d’armes.

Le chevalier de Pardaillan avait insisté vainement pour l’accompagner.

Le maréchal traversa donc Paris dans le plus simple appareil, il avait revêtu sa cuirasse de peau de daim non tannée, et ceint une épée de combat. Ce fut dans ce costume demi-guerrier qu’il alla à la recherche de son frère. Il montait un cheval tout noir, de même que son écuyer.

On a pu remarquer déjà que dans les actes extérieurs de François, il y avait toujours une sorte d’apparat, un côté de mise en scène. Et ceci demande une explication.

François ne songeait guère à étonner les passants ou à frapper l’esprit des gens par une pompe théâtrale. Simplement, il suivait les traditions. Il représentait l’antique maison féodale des Bouchard qui avait fait trembler la royauté. Il était l’héritier direct de ce connétable qui avait porté la gloire des Montmorency à son apogée. Il se conformait de son mieux aux usages que lui avait légués le connétable.

Nous l’avons vu aller au Louvre, dans la pompe d’une véritable mise en scène comme ces époques si noires et si tristes par la pensée, mais si brillantes par les costumes et les coutumes, savaient en organiser.

Nous le voyons maintenant marcher à un combat singulier ; et il y va dans l’appareil convenable.

Il était environ sept heures du soir lorsque le maréchal arriva devant l’hôtel de Mesmes.

À sept heures, c’était à peu près le moment où le soleil se couchait en cette saison ; or, le maréchal avait donné trois jours de réflexion à son frère et il ne voulait pas s’exposer à s’entendre dire :

— Les trois jours ne sont pas écoulés ; il s’en faut de quelques minutes encore.

François attendit donc un quart d’heure pour être tout à fait sûr qu’il était dans son droit jusqu’au bout. Et les passants virent — sans étonnement, d’ailleurs — cette double statue équestre qui semblait garder la porte de l’hôtel. Mais ceux qui reconnurent le maréchal et qui connaissaient la haine qui divisait la famille sans en soupçonner le motif, demeuré à jamais secret, ceux là se hâtèrent de passer, car il n’était pas bon de voir ce qu’il ne fallait pas voir, et les luttes de deux illustres seigneurs comme Damville et Montmorency étaient du nombre de ces choses qu’un homme avisé doit ignorer.

Lorsque François ayant regardé au loin les tours du Temple, vit que le soleil ne les dorait plus de ses derniers rayons, il fit un signe à son écuyer qui, en cette circonstance, remplissait les fonctions de héraut d’armes.

Sans descendre de cheval, l’écuyer sonna du cor.

La grande porte de l’hôtel demeura fermée. Toutes les fenêtres étaient closes. La sombre demeure paraissait abandonnée.

Il y eut un nouvel appel de cor, puis un troisième.

Le silence demeura profond.

Aux environs, quelques têtes se montrèrent un instant à des fenêtres, puis disparurent aussitôt.

Alors, sur un nouveau signe du maréchal, le héraut d’armes mit pied à terre et heurta rudement le marteau de la porte.

Un judas glissa dans sa rainure.

— Qui demandez-vous ? fit une voix.

— Nous demandons, dit le héraut, Henri de Montmorency qu’on appelle duc de Damville.

— Que lui voulez-vous ? reprit la même voix.

— Nous venons lui demander justice pour une injure dont il nous frappa. Que s’il refuse, nous en appellerons au jugement de Dieu.

La porte s’entrebâilla. Un officier aux armes de Damville sortit, se découvrit, s’inclina devant François et dit :

— Monseigneur, je suis fâché d’avoir à vous apprendre une mauvaise nouvelle : l’hôtel est vide depuis hier. Mon maître, Mgr de Damville, sur ordre exprès de Sa Majesté le roi, a dû subitement quitter Paris.

François pâlit et jeta un sombre regard sur l’hôtel.

— Monseigneur, reprit l’officier, que s’il vous plaît vous reposer en cette demeure, je m’empresserai, autant que la circonstance et l’absence de tous serviteurs le permettent, d’y exercer vis-à-vis de vous les lois de l’hospitalité.

François regarda le héraut, qui répondit :

— Nous refusons l’hospitalité offerte.

L’officier, alors se couvrit, rentra dans l’hôtel et referma la porte. Alors le héraut sonna du cor, et par trois fois appela à haute voix Henri de Montmorency, seigneur de Damville.

Puis il mit pied à terre, s’approcha de la grande porte et dit :

— Henri de Montmorency, nous sommes venus te demander raison d’une injure grave. Nous t’avons prévenu que nous serions à ta porte ce soir. Nous déclarons que tu as fui lâchement, nous te déclarons félon, et nous te laissons notre gant en signe de défi, tant est juste notre cause !

À ces mots, François déganta sa main droite.

Le héraut prit le gant ; dans la sacoche de son cheval, il prit un marteau et un clou ; et s’approchant alors de la grande porte de l’hôtel, il y cloua le gant.

Puis il remonta à cheval.

Quelques minutes encore, François de Montmorency attendit pour voir si ce suprême outrage serait relevé par son frère, car il ne doutait pas qu’il ne fût en réalité dans l’hôtel.

Puis, voyant que la porte demeurait fermée, et n’entendant aucun bruit, il se retira.

À ce moment, deux hommes se montrèrent au coin même de cette ruelle où le chevalier de Pardaillan avait tenté son attaque contre le maréchal de Damville : c’était le chevalier lui-même et le comte de Marillac.

En effet, dès que François de Montmorency eut quitté son hôtel, le chevalier en était sorti presque aussitôt, et avait couru rue de Béthisy, où il avait trouvé le comte. En deux mots, il lui avait raconté la tentative qu’allait faire le maréchal. Marillac n’avait en somme, que peu d’intérêt à aider Montmorency, malgré la sympathie qu’il éprouvait pour lui. Mais en revanche, il s’était mis une fois pour toutes à la disposition du chevalier, pour lequel son amitié et son admiration allaient grandissant. Aussi n’hésita-t-il pas à suivre son ami qui l’entraîna à l’hôtel de Mesmes.

— Si le maréchal entre dans l’hôtel, expliqua Pardaillan, et que nous ne le voyions pas en sortir, nous y entrerons à notre tour, et il faudra bien qu’on nous dise ce qu’il est devenu.

— Je ne crois pas qu’il entre, fit le comte. Je connais assez Damville pour supposer qu’il voudra éviter une entrevue de ce genre.

Les deux jeunes gens, cachés dans une encoignure, assistèrent donc à la scène que nous venons de retracer.

— Vous voyez que j’avais deviné juste, dit le comte de Marillac lorsque le maréchal fut parti.

Ils revinrent alors vers l’hôtel Coligny, le comte pensif, le chevalier inquiet de cette profonde inquiétude qui serre la gorge, et qu’il cachait sous ce masque de froideur et ces saillies qui lui étaient habituelles. En arrivant devant l’hôtel Coligny, Pardaillan tendit sa main et annonça qu’il retournait près du maréchal. Mais le comte le retint.

— Voulez-vous, dit-il, me faire un grand plaisir ?

— Je le veux de tout cœur, si la chose est possible ; et même si elle était impossible, je crois que je voudrais tout de même.

— La chose rentre dans l’ordre des possibilités courantes, cher ami ; il s’agit simplement de dîner avec moi ce soir. Il est environ huit heures ; nous irons dans une guinguette que je connais et où vous ne risquerez pas d’être vu ; puis, vers neuf heures, je vous emmènerai quelque part où je meurs d’envie de vous présenter à une personne…

— À qui donc ? fit le chevalier en souriant. L’autre soir, vous m’avez présenté à un roi, à un prince et à un amiral. Je vous préviens que je ne veux pas déchoir et qu’il me faut un personnage d’importance…

— Jugez-en, dit gravement le comte : c’est ma fiancée.

— Une reine, alors, dit le chevalier avec non moins de gravité. Ah ! mon cher, votre présentation de ce soir vaut à elle seule les trois de l’autre jour.

— Ainsi, vous acceptez ? Vous êtes libre ce soir ?…

— Je suis libre, mon ami ; mais fussé-je enfermé à la Bastille, que pour avoir l’honneur d’être présenté à celle que vous appelez votre fiancée, je démolirais au besoin la Bastille !

— Et je vous y aiderais, mon ami.

Devisant ainsi, et se disant le plus simplement du monde de ces choses énormes, les deux amis, bras dessus bras dessous, se dirigèrent vers la guinguette signalée par le comte et où ils dînèrent d’aussi bon appétit que s’ils n’eussent pas eu l’un et l’autre des motifs de préoccupation assez terribles pour enlever l’appétit au plus robuste mangeur.

Vers neuf heures, le comte de Marillac, suivi du chevalier, prit le chemin de la rue de la Hache.

Alice de Lux l’attendait ce soir-là avec une anxiété, nous dirons aussi avec une terreur extraordinaire dont nous allons savoir les motifs. Mais il est nécessaire de faire ici observer un détail qui peut-être n’aura pas échappé au lecteur.

Il avait été maintes fois question entre Pardaillan et Marillac de la scène du Pont de Bois ; mais jamais Pardaillan n’avait songé à dire que ce jour-là, la reine de Navarre était accompagnée d’une jeune fille qui paraissait être sa confidente. De son côté, Alice de Lux, qui était la prudence incarnée, n’avait jamais dit à son fiancé qu’elle se trouvait dans cette circonstance auprès de Jeanne d’Albret ; en effet, il eût fallu expliquer comment la reine avait été attaquée, et comme elle avait collaboré activement à cette attaque, elle craignait naturellement, par un mot imprudent, de révéler son attitude…

Il en résultait, d’une part : Marillac ignorait que Pardaillan eût sauvé sa fiancée ; de l’autre, Pardaillan ignorait que la compagne de la reine de Navarre fût précisément cette jeune fille dont son ami l’avait entretenu avant tant de passion.

Cela dit, revenons à Alice de Lux.

Nous avons dit que ce soir-là, il y avait en elle de l’anxiété et de la terreur. L’anxiété venait de la présence chez elle de Jeanne de Piennes et de Loïse. Elle avait, il est vrai, pris toutes ses précautions. Jeanne et sa fille étaient logées au premier, dans deux chambres qui donnaient sur le derrière de la maison. Elles y étaient enfermées à clef. Mais enfin, un hasard pouvait révéler leur présence à Marillac.

Et alors, comment expliquerait-elle cette présence ? Et si la dame de Piennes parlait ? Si elle en appelait à l’aide du comte ? Si de questions en questions, Déodat finissait par comprendre qu’Alice de Lux jouait ici le rôle infâme de geôlière !… Si toute sa vie d’espionne, d’intrigante, de ribaude à la solde de Catherine allait se révéler !…

Mais ce n’était pas tout !

Quand elle y songeait, Alice de Lux se sentait assez experte en mensonge, assez fertile en inventions, assez sûre de la confiance du comte pour, à l’extrême rigueur, franchir ce pas dangereux…

Ce qui était effroyable dans son esprit, ce qui provoquait cette terreur que nous avons signalée, c’était un laconique billet qu’elle venait de recevoir.

On n’a pas oublié que ses conventions avec la reine Catherine l’obligeaient à déposer tous les soirs dans la plus basse fenêtre de la cour construite pour l’astrologue Ruggieri, une sorte de rapport de police. Généralement, elle se contentait de quelques mots vagues tracés d’une écriture contrefaite :

— « Rien de nouveau à dire. »… ou bien « J’ai vu l’homme, tout va bien… »

Ce soir-là, au moment où Alice jetait son rapport, elle se sentit saisir par la main, et dans cette main, on glissa un papier plié de façon qu’il occupât le moins de place possible. Rentrée chez elle en toute hâte, l’espionne déplia le papier, le lut vivement, et son cœur se mit à palpiter. Elle relut avec une attention profonde pour graver dans sa mémoire le termes du billet, puis brûla le papier à un flambeau et en piétina les cendres noires comme si elle eût redouté encore qu’on pût déchiffrer les lignes qu’elles avaient contenues.

Ce billet venait de Catherine de Médicis, mais ne portait aucune signature, aucun signe qui pût laisser deviner qui l’avait sinon écrit, du moins dicté. Il était écrit par une main masculine, d’une écriture renversée.

Voici ce qu’il contenait :

« Retenez l’homme ce soir jusqu’à dix heures. Renvoyez-le à cette heure sans tarder. S’il veut passer la nuit chez vous, trouvez un prétexte ; mais qu’à dix heures, il soit dans la rue ; on veut bien ajouter qu’il ne lui arrivera pas de mal. »

La cynique supposition que le comte voudrait peut-être passer la nuit dans la maison amena une flamme de honte sur les joues d’Alice de Lux, et deux larmes brûlantes à ses yeux. Quant aux derniers mots du billet, ils ne la rassuraient pas !… Si Catherine de Médicis voulait que le comte fût dans la rue à dix heures, c’est qu’elle avait l’intention de le faire attaquer, enlever… que savait-elle ?… toutes sortes de sinistres pressentiments l’assaillaient…

Et lorsqu’elle entendit heurter le marteau, elle n’avait pris encore aucune résolution.

— Le voici ! murmura-t-elle en devenant livide comme si elle ne se fût pas attendue à ce coup de marteau.

Sa résolution fut prise à l’instant.

Coûte que coûte, arrive qu’arrive, elle décida de retenir Marillac toute la nuit s’il le fallait… Et puis elle était si lasse de ces épouvantes, de cette existence où un battement de son cœur l’inquiétait, où un bruit de pas la faisait écouter, palpitante, où il fallait mentir, mentir sans relâche, inventer, combiner de nouveaux mensonges presque à chaque heure du jour, elle était si fatiguée que la catastrophe tant redoutée de la vérité enfin révélée à Déodat lui devenait presque supportable à évoquer… Pourtant, elle n’eut pas le courage de s’élancer au-devant du comte comme elle le faisait d’habitude, et ce fut la vieille Laura qui alla ouvrir.

Quelques instants plus tard, le comte entra dans la pièce où elle se tenait, et elle s’avança si souriante qu’il eût été difficile d’imaginer le drame qui se jouait dans ce cœur torturé.

— Chère Alice, dit le comte, je veux vous présenter le chevalier de Pardaillan que je considère comme un frère ; aimez-le, je vous prie, pour l’amour de moi.

En parlant ainsi, le comte s’effaça et prit par la main le chevalier qui entrait derrière lui.

Alice frémit. Du premier coup d’œil, elle avait reconnu le jeune homme du Pont de Bois, celui qui, après avoir sauvé la reine de Navarre, l’avait accompagnée chez le juif du Temple.

Pardaillan qui, après s’être incliné, relevait la tête, la reconnut aussi à l’instant même. Il y eut chez Alice un moment de poignante angoisse et, dans ce moment, elle arrangea une explication si le chevalier la reconnaissait.

Pardaillan ne fit pas un geste de surprise, et il eut si parfaitement l’air de voir Alice pour la première fois, qu’elle-même s’y trompa.

Aussitôt elle se rassura, du moins en ce qui concernait ce nouveau danger. Elle tendit vivement sa main au jeune homme, et de cette voix douce qui était un de ses grands charmes, elle dit :

— Monsieur le chevalier, puisque vous êtes l’ami du comte, laissez-moi vous dire que je suis heureuse de vous voir sous mon toit… Un ami est une chose précieuse, monsieur… et dans la situation où le comte se trouve à Paris, ajouta-t-elle d’une voix altérée, c’est vraiment un bonheur pour lui que de pouvoir compter sur un homme tel que vous…

— Chevalier, fit le comte en riant, du premier coup, elle a deviné tout ce que vous valez…

— Madame, dit Pardaillan avec un accent de sensibilité qui ne lui était pas habituel, j’ai aimé monsieur le comte du moment où je l’ai vu ; c’est un noble caractère ; si un dévouement sincère peut contribuer à son bonheur, le mien lui est acquis.

Marillac radieux ne remarqua pas que la réponse de Pardaillan lui était entièrement consacrée.

— Pourquoi ce jeune homme ne parle-t-il pas de moi ? S’il m’avait devinée !…

Ainsi songeait Alice qui, pour échapper à l’obsession du moment, se mit à préparer des rafraîchissements.

— Comment se fait-il, se demandait Pardaillan, que je retrouve ici la suivante de la reine de Navarre ? Pourquoi paraît-elle si troublée, si inquiète ?… Je me rappelle que la reine lui a reproché d’étrange façon de l’avoir entraînée au Pont de Bois…

Et le chevalier se mit à étudier sérieusement la jeune femme. Au bout de quelques minutes, la glace paraissait rompue, et tous les trois causaient gaiement. Et cependant, Alice voyait avec terreur l’aiguille de l’horloge avancer vers dix heures.

— Comment faire, maintenant ? Comment lui dire ?

Dix heures sonnèrent. Elle tressaillit et se mit à parler avec volubilité ; et sa causerie eût paru charmante à tout autre qu’à Pardaillan, dont les soupçons s’éveillaient à chaque mot qu’elle prononçait. Il lui semblait qu’elle avait des gestes équivoques ; il lui surprenait des pâleurs soudaines et des rougeurs excessives qui étaient étranges ; il y avait il ne savait quoi de louche dans certaines de ses intonations, et il ne fut pas surpris du cri de terreur qu’elle jeta au moment où le comte, se levant, annonça qu’il était temps de se retirer…

— Pour Dieu, fit-elle d’une voix haletante, demeurez encore !…

— Chère âme, dit Marillac, voici encore de vos terreurs…

— Madame, dit le chevalier avec un accent tel qu’elle comprit ce qui se passait dans son esprit, je vous jure que ce soir, tout au moins, il n’arrivera rien de fâcheux à mon ami !

Elle lui jeta un regard de souveraine reconnaissance, et n’eut que la force de murmurer au comte :

— Allez donc, mon bien-aimé, mais souvenez-vous que vous m’avez juré de veiller sur vous-même…

Et comme ils sortaient tous trois dans le jardinet, elle se pencha brusquement à l’oreille de Pardaillan :

— Par pitié, ne le quittez pas qu’il ne soit en sûreté… Je crois qu’on veut le tuer…

Le chevalier ne put réprimer un tressaillement. Ces paroles confirmaient tout ce qu’il avait cru deviner d’étrange et de louche dans cette femme. Quant à elle, elle songea simplement :

— Ce que je viens de dire me livre à ce jeune homme. Toute la question est de savoir s’il est loyal selon les apparences, ou s’il a une âme à l’image de la mienne !…

Les deux hommes sortirent et s’éloignèrent. Longtemps, Alice demeura dans la nuit sur le pas de sa porte ; mais enfin, n’entendant rien, elle rentra presque rassurée.

— Qu’en pensez-vous ? demanda le comte à Pardaillan lorsqu’ils furent loin de la maison.

— Ce que j’en pense, cher ami !… De quoi ?…

— Mais… d’elle ! fit le comte avec étonnement.

— Oh ! pardon, cher ami… je pense… eh bien, oui, c’est vraiment une adorable jeune femme… Mais que vois-je là… là dans ce coin ?…

Ils marchèrent tous deux au coin signalé. Il n’y avait rien. Mais Pardaillan était bien aise d’avoir détourné la conversation. Seulement, il pensait :

— Dois-je lui dire que sa fiancée m’inspire une étrange défiance ?…

— Avez-vous vu, reprit le comte, comme elle m’a recommandé de veiller sur moi-même. Elle a par moments des peurs inexplicables…

— Eh ! fit vivement le chevalier, qui vous prouve que ces peurs ne sont pas justifiées ?

— Que voulez-vous dire ?…

— Mais… que sais-je ?… Je crois bien que les femmes ont de certains instincts supérieurs aux raisonnements des hommes… Qui sait si votre fiancée ne sait pas des choses que vous ignorez, vous ?… Qui sait si elle n a pas pu voir et entendre des gens… de certains personnages…

Le chevalier s’arrêta net. Une pensée venait de traverser cet esprit loyal :

— De quel droit irais-je ternir l’amour de mon ami ?… Et puis, sur quoi se fondent mes soupçons ?… Évidemment cette femme est louche. Mais elle aime, et cela pardonne tout !

Le comte était devenu soucieux.

Ces quelques mots que Pardaillan venait de prononcer lui causaient un malaise indéfinissable. Dans l’éclatante irradiation d’amour qui l’aveuglait, il n’avait jamais vu Alice de Lux que comme une sorte de divinité qu’il idolâtrait. Les côtés mystérieux de cette existence, cette retraite au fond de la maison de la ruelle presque ténébreuse d’ombres, ces terreurs, ces tressaillements qu’elle avait parfois, certains regards qui n’étaient pas des regards de vierge, mille riens, mille fantômes autour d’elle, tout cela lui avait échappé.

Il adorait voilà tout.

Est-ce qu’on discute l’être adoré ? Estce qu’on le détaille ? Est-ce qu’on sait seulement la couleur de ses cheveux et de ses yeux ? L’être vraiment adoré devint une entité, un symbole. Plus tard, après l’adoration vient l’amour, et alors on commence à étudier l’objet d’adoration.

L’adoration, par son essence même, est l’ignorance complète de l’être adoré.

Dès qu’on entrevoit et que l’on connaît ; dès qu’on sait, — ne fût-ce que de belles et bonnes choses — on aime, on n’adore plus.

L’adoration implique la prosternation de l’esprit : un esprit prosterné ne voit pas.

Le comte de Marillac ou plutôt Déodat, l’enfant trouvé, adorait Alice de Lux.

Les paroles de Pardaillan furent pour lui l’embryon de connaissance. Pendant quelques minutes, il osa étudier Alice, et avec l’étude, le doute, robuste et effroyable compagnon de la connaissance, se leva à l’horizon de son amour, comme, dans les ciels purs, dans les ciels immaculés, dans les ciels adorables qui se voient sur la Méditerranée à certains soirs d’automne, là-bas, tout au bout de l’horizon infiniment paisible et majestueux, se lève parfois un petit nuage noir qui sera une tempête.

Avec l’instinct subtil que donne l’amitié, Pardaillan comprit le mal qu’il venait de faire. Mais il était trop fin pour essayer de le réparer. Il se contenta de passer son bras sous le bras de l’ami et de lui dire :

— Moi, si j’avais le bonheur d’être aimé comme vous l’êtes, je voudrais obéir à la femme aimée jusque dans les caprices de terreur qu’elle m’imposerait.

Le comte eut un large soupir et un rire rassuré.

— Oui, oui, fit-il. Sûrement Alice ne sait rien. Que pourrait-elle savoir ? Et si elle a peur pour moi, c’est qu’elle m’aime trop… Chère Alice…

À ce moment, comme ils entraient dans la rue de Béthisy, une ombre qui les avait suivis pas à pas s’approcha d’eux soudain. Les deux jeunes gens se mirent en garde.

— Messieurs, dit l’homme qui venait de les rejoindre, ne redoutez rien, je vous prie. J’ai simplement deux mots à dire à celui d’entre vous qui est le comte de Marillac.

Pardaillan tressaillit : il venait de reconnaître la voix de Maurevert. Il garda le silence et remonta son manteau pour cacher son visage. Marillac répondit :

— C’est moi, monsieur. Qu’avez-vous à me dire ?

Maurevert cherchait à dévisager Pardaillan, mais la nuit était noire.

— Monsieur le comte, reprit-il, je voudrais vous parler seul à seul.

Pardaillan serra plus fortement le bras de Marillac, qui comprit et dit :

— Vous pouvez parler devant monsieur qui est mon ami et pour qui je n’ai rien de caché.

Maurevert hésita un moment, cherchant toujours à entrevoir le visage de Pardaillan. Enfin, faisant le geste de l’homme qui prend une résolution à contre-cœur, il se décida :

— Monsieur le comte, dit-il, je suis chargé par une personne de vous prier de m’accompagner jusque chez elle…

— Qui est cette personne ? fit Marillac.

— Une femme d’un rang auguste, voilà tout ce que je puis dire, puisque nous ne sommes pas seuls et que ce secret n’est pas à moi. J’ajoute pourtant que cette femme a dépassé l’âge des galantes aventures…

— Jusqu’où dois-je vous accompagner, si je m’y décide ?

— Jusqu’à la première maison du Pont de Bois, monsieur le comte… Vous voyez que je n’en fais pas mystère… mais vous devrez être seul.

— Qui êtes-vous, vous-même ? demanda Marillac.

— Pardonnez-moi, monsieur le comte, dit Maurevert ; veuillez ne voir en moi qu’un simple député de la personne qui m’envoie.

Vivement, Pardaillan entraîna alors Marillac à quelques pas de Maurevert.

— Irez-vous ? fit-il à voix basse. Rappelez-vous que vous avez juré d’être prudent.

— Je n’irai pas ! répondit Marillac.

— Et vous aurez raison, cher ami. Savez-vous quel est l’homme qui vous parle ? C’est Maurevert, l’un des sbires de Catherine. Et savez-vous qui vous attend à la maison du Pont de Bois ? C’est la Médicis elle-même !

— Vous en êtes bien sûr ? demanda Marillac d’une voix si changée que Pardaillan tressaillit.

— J’en mettrais ma main au feu, répondit celui-ci. Ainsi, mon cher, renvoyons le Maurevert avec tous les honneurs qui lui sont dus, c’est-à-dire…

Pardaillan n’eut pas le temps d’achever sa phrase.

Marillac s’était retourné vers Maurevert, et avec une sorte de désespoir fébrile, avait dit :

— Je suis prêt à vous suivre, monsieur !… (Il faut bien que je voie enfin ma mère de près !) songea-t-il avec une terrible amertume.

— Que faites-vous ! s’écria Pardaillan.

— Venez donc, monsieur le comte ! dit Maurevert.

Le chevalier essaya de retenir Marillac. Celui-ci, en proie à un trouble qui paraissait incompréhensible, saisit son ami dans ses bras comme pour lui dire un suprême adieu, colla sa bouche à son oreille, et d’une voix palpitante où s’exhalaient toutes les rancœurs, toutes les tristesse accumulées dans son âme, il prononça :

— Mon cher, je vous dis adieu, et je vous bénis pour tout le bonheur que vous m’avez donné pour votre charmante amitié…

— Ah, ça ! murmura Pardaillan, devenez-vous fou, mon ami ?

— Non ! Car j’espère bien que Catherine de Médicis va me faire assassiner, et ce sera beau, voyez-vous !

— Par la mort-Dieu ! je ne vous quitte pas !

— Tu vas me quitter, Pardaillan ! Car là où je vais, tu ne peux venir ! Car je vais là où le destin me conduit fatalement. Quand je songe, je vois que tout s’est merveilleusement enchaîné pour me faire aboutir à ce coupe-gorge…

— Trop merveilleusement ! dit Pardaillan, dans l’esprit de qui l’image d’Alice flotta un instant. Comte, je ne vous quitte pas. Vous ne serez pas tué, ni moi. Par Pilate, nous verrons bien !…

— Pardaillan, ce n’est pas le comte de Marillac qui va chez la reine-mère… oui, je dis bien, la reine-mère… C’est Déodat ; c’est l’enfant ramassé sur les marches d’une église ! Maintenant, veux-tu comprendre d’un mot toutes les tristesses qui ont pu te paraître étranges ? Veux-tu savoir pourquoi, sachant que je vais être assassiné, je vais chez la reine ?…

— Oui, oh ! oui !… fit Pardaillan qui haletait.

— Eh bien, c’est parce que je veux connaître ma mère ! Et que Catherine de Médicis… c’est ma mère !…

Et, s’arrachant de l’étreinte de son ami, le comte fit un signe à Maurevert et s’élança rapidement dans la direction du Pont de Bois. Maurevert le suivit non sans avoir essayé une dernière fois de dévisager Pardaillan dont il avait tâché vainement d’entendre la voix et de surprendre l’entretien.

Le chevalier demeura quelques minutes comme étourdi.

— Déodat, fils de la Médicis ! murmura-t-il.

Puis, reprenant son sang-froid, il s’élança à son tour vers la maison qu’il connaissait bien, décidé à en surveiller les abords tant que le comte y serait, et à y pénétrer au besoin, s’il tardait à en sortir.

Et tout en courant, tout en arrangeant son dispositif de bataille avec cet esprit de méthode qui était une de ses grandes forces, une question obstinée se posait dans son esprit :

— Alice de Lux savait-elle que Maurevert guettait Marillac dans la rue ?

En peu d’instants, il atteignit le Pont de Bois.

Les environs étaient discrets et silencieux.

Maurevert et Marillac avaient disparu.

Le chevalier examina un instant la maison mystérieuse où il avait pris contact avec Catherine de Médicis. La maison était muette, sa face toute voilée d’ombres. Et, avec ses fenêtres bardées de fer, sa porte solide, ses toitures aiguës qui dans la nuit prenaient des allures de tourelles, ce logis ressemblait à une forteresse.

— Un Louvre, songea Pardaillan, un Louvre minuscule ; mais plus formidable que l’autre. Car là-bas, dans les vastes salons dorés, un roi faible et malade promène ses inquiétudes passées comme dans un désert peuplé de ces fantômes d’hommes que sont les courtisans. Et ici, la reine, la grande reine, comme ils disent, élabore dans un tragique silence de pensées d’où peut jaillir la foudre… Et cette reine, mère de François qui mourut d’une étrange maladie après quelques mois de règne, mère de Charles qui se meurt de quelque mal inconnu, mère de cet Henri d’Anjou, plus femme qu’il n’est homme, mère de cette Marguerite, plus homme qu’elle n’est femme, est aussi la mère de ce Déodat en qui semblent se réaliser la perfection du corps humain, la beauté de l’âme, avec un esprit brillant et de générosités de cœur dignes d’un héros… Cette femme qui a enfanté des êtres si divers, monstres de beauté, monstres de hideur, qui a créé de la force et de la faiblesse, serait donc le type achevé du monstre ?…

Et il se la représentait telle qu’il l’avait vue dans la pièce si simple et si imposante de cette maison, assise dans ce fauteuil à grand dossier de bois noir, toute raide, blanche, souriante d’un sourire aigu, pareille à une image de sainte à qui l’imagier aurait eu la fantaisie de donner un regard démoniaque.

Elle grandissait dans son imagination. Ce n’était plus une femme. Ce n’était plus la reine Catherine. C’était quelque prodigieuse magicienne venue des contrées fabuleuses d’au-delà les grands monts, pour accomplir une œuvre terrible, avec pour seule arme les maléfices de son esprit puissant et pervers.

Pardaillan n’était ni un rêveur, ni un contemplatif, ni un abstracteur de quintessence. Il subissait simplement l’influence du mystère que dégageait Catherine. Mais il s’arracha à ces spéculations, et ayant payé, lui aussi, son tribut à la rêverie, ayant reconnu que le mal a sa poésie comme le bien, il redevint vite l’homme d’action qu’il était, et grommela :

— Reine, magicienne, démon, tout ce qu’elle voudra ! mais qu’elle ne touche pas à un cheveu du comte. Car j’irais la chercher au fond de son Louvre, et, du roi de France, je ferais un orphelin avant l’heure !

Ayant ainsi parlé, le chevalier chercha un poste d’observation convenable et n’en trouva pas de meilleur que les ruines du hangar qu’il avait jeté bas pour sauver la reine de Navarre.

À la vue des madriers amoncelés, au souvenir du beau tour de force qu’il avait accompli, de cette foule ruée et tenue en respect par sa Giboulée, puis le vaste atelier s’écroulant, les clameurs de souffrance des blessés, le grand hululement de la multitude qui refluait, prise de terreur, à ces souvenirs, il n’eut pas un sourire.

Seulement ses lèvres se pincèrent, sa moustache se hérissa, et, dressé tout debout dans la nuit sur l’entassement des ruines, il parut un instant comme la statue de la force symbolisant la force de ces temps de violence, il fut une ombre épique visitant les traces ravagées de son passage.

Ce fut là que Pardaillan se cacha, la dague au poing, les yeux fixés sur la maison mystérieuse du Pont de Bois.

Dans cette maison, c’était une scène poignante qui se déroulait à ce moment, malgré la froideur apparente des paroles échangées, avec, pour acteurs, la reine Catherine, l’astrologue Ruggieri, Déodat, l’enfant trouvé — la mère, le père, le fils.

Mais pour donner à cette scène toute sa signification, nous précéderons Déodat de Marillac dans la maison, comme déjà nous y avons une fois précédé Pardaillan. Cette fois, Catherine de Médicis n’écrit pas. Elle est tout entière à cette question :

— Viendra-t-il ?

Ruggieri la contemple silencieusement, avec une angoisse grandissante. Ce que pensent ce père et cette mère, nous allons le savoir par les quelques paroles qu’ils échangent. Voici ce que dit Catherine :

— T’ai-je pas dit de te rassurer ? Je ne veux pas qu’il meure ce soir. Je vais le sonder, savoir qui il est, mettre à nu son âme. S’il est tel que je l’espère, si je reconnais en lui mon sang et ma race, il est sauvé. Tu es le père, et je comprends tes appréhensions. Moi, René, je suis la mère ; mais je suis aussi la reine. Je dois donc étouffer les cris de la maternité, songer aux choses de l’État, et si cet homme s’écarte de moi, il mourra !

Cet homme, c’était Déodat, son fils.

— Catherine, dit Ruggieri qui, dans ses moments d’émotion oubliait l’étiquette, qu’il vive ou meure, en quoi cela peut-il intéresser les affaires de l’État ? Qui saura jamais…

— Toute la question est là ! interrompit Catherine d’une voix sourde. Si le secret devait toujours être gardé, je m’efforcerais d’oublier que quelqu’un par le monde peut un jour se dresser devant moi et me demander compte de sa détresse. Oui, je crois que je parviendrais à l’oublier. Mais vivre avec cette menace perpétuelle, impossible ! Crois-tu donc que mon cœur, à moi aussi, ne soit pas ému quand tu m’as dit qu’il vivait ! Crois-tu donc que ce soit sans déchirement que j’en sois arrivée à me dire : les morts seuls gardent le secret !

— Ah ! madame, s’écria amèrement l’astrologue, pourquoi ne pas me dire que vous avez résolu sa mort et que rien ne peut le sauver, puisque son père est impuissant et que sa mère le condamne !

— Je te répète qu’il n’est pas condamné !… pas encore !… Au contraire, s’il veut, bien des choses peuvent s’arranger. Écoute-moi, j’ai longuement et lentement étudié cette situation. Je crois vraiment que les choses pourraient s’arranger selon mes vœux…

Catherine garda un moment le silence comme si elle eût hésité à développer toute sa pensée. Mais elle était habituée à parler devant l’astrologue comme elle eût pensé tout haut. Ruggieri n’était pour elle qu’un écho fidèle, esclave de ses désirs, rompu à une longue obéissance absolue. Elle reprit :

— Qu’est-ce que je veux, au bout du compte ? Je veux que mon fils, mon vrai fils selon mon cœur, mon Henri, soit roi sans conteste. Que Dieu appelle à lui ce malheureux Charles, et voilà Henri sur le trône. Cela se fera très simplement. Oui, mais devant nous se dresse un ennemi terrible. Entre cet ennemi et notre maison, pas de quartier possible. Il faudra que nous succombions ou qu’ils soient exterminés. Les Bourbons, René, voilà notre ennemi ! Jeanne d’Albret, astucieuse, ambitieuse, convoite la couronne de France pour son fils Henri de Béarn. Et le trône de Navarre n’est pour elle qu’un marchepied pour atteindre plus haut. Si je ne suis pas devenue folle, je dois penser que la meilleure méthode pour me défendre, c’est de supprimer le marchepied. Que Jeanne d’Albret meure… que son fils se trouve sans royaume, et voilà les Bourbons écrasés à jamais !… Or, qui mettre sur le trône de Navarre ?… Qui ! sinon quelqu’un qui serait à moi, qui serait de ma race, et qui pourtant ne pourrait porter ombrage ni à l’Espagne, ni à la papauté : comprends-tu cela, René ? Mon fils Henri, roi de France… et lui… ce fils inavouable, roi de Navarre ?

Peut-être Catherine était-elle sincère. Peut-être rêvait-elle vraiment de donner au comte de Marillac la royauté de Navarre. Mais peut-être aussi, Ruggieri qui était habitué à poursuivre dans ses méandres cette pensée tortueuse devinait-il que Catherine voulait simplement se donner à elle-même le prétexte de demeurer implacable.

Il secoua tristement la tête, et lorsqu’il entendit frapper, lorsqu’il eut introduit Maurevert suivi de Marillac, il ne put s’empêcher de frémir en jetant à son fils un regard à la dérobée.

Maurevert, d’ailleurs, ne demeura pas dans la maison.

Sans doute, il avait reçu précédemment des instructions, car à peine eut-il mis le comte en présence de l’astrologue qu’il se retira aussitôt. Dans la salle du rez-de-chaussée, Ruggieri et Marillac demeurèrent un instant seuls, silencieux. L’astrologue tenait un flambeau qui tremblait dans sa main.

— Soyez le bienvenu dans cette maison, monsieur le comte ! finit-il par dire d’une voix altérée.

Marillac, bouleversé lui-même par une indicible émotion, ne remarqua pas le trouble qui agitait l’astrologue. Il se contenta de s’incliner, et comme Ruggieri lui faisait un signe, il le suivit d’un pas ferme.

Arrivé au premier étage, Ruggieri poussa une porte et s’effaça pour laisser passer le comte le premier.

Marillac eut un rapide regard autour de lui ; ce regard se reporta sur les mains de Ruggieri.

— Ne craignez rien, monsieur, dit l’astrologue en pâlissant du soupçon qu’il devinait chez son fils.

Celui-ci eut un haussement d’épaules désespéré ; il passa, et aussitôt il se vit en présence de la reine Catherine qu’il vit assise dans son fauteuil.

— Ma mère ! songea le jeune homme qui dévora la reine d’un ardent regard.

— Voilà donc mon fils ! pensa la reine qui immobilisa son visage et prit une physionomie glacée.

Le comte palpitait.

Il attendait on ne sait quoi, peut-être un mot, un tressaillement, pour laisser éclater les sentiments qui gonflaient son cœur.

Un geste, peut-être, eût suffi pour qu’il tombât aux genoux de la reine et saisît sa main pour la baiser.

— Monsieur, dit froidement Catherine, je ne sais si vous me reconnaissez…

— Vous êtes… dit Marillac emporté par l’irrésistible besoin de passion filiale qui germait en lui.

Il allait crier :

— Vous êtes ma mère…

— Eh bien ? interrogea Catherine dont le cœur à cet instant battit sourdement.

— Je reconnais Votre Majesté, reprit le comte, vous êtes la mère… du roi Charles IX de France…

— Vous m’avez donc déjà vue ?

— Oui, madame. J’ai eu l’honneur d’apercevoir Votre Majesté à Blois.

— Bien, monsieur. Je vais vous parler en toute franchise. J’ai su que vous étiez à Paris ; ce que vous y êtes venu faire, quelles personnes vous y avez accompagnées, je ne veux pas le savoir… Je sais seulement que le comte de Marillac est un ami fidèle de notre cousine d’Albret ; je sais que la reine Jeanne a en vous une confiance sans borne ; et comme je veux parler à cette grande reine à cœur ouvert, j’ai pensé que vous lui seriez un messager agréable…

Pendant que la reine parlait, Marillac la contemplait avec une ardente curiosité. L’indescriptible, la complexe émotion qu’il éprouvait, faite de mille émotions, le triple sentiment aigu que cette femme était sa mère, que cette mère était la reine la plus puissante du monde chrétien, que cette reine le ferait assassiner si elle soupçonnait qu’il se savait son fils, oui, cet état d’âme exceptionnel par ses causes et sa violence, dégagea de lui une électricité véritable, un fluide émotif qui se communiqua a Catherine.

Étonnée de ce regard qui pesait sur elle, de cette étrange pâleur qui s’étendait sur le visage du comte, elle s’arrêta frémissante, et il y eut quelques instants de silence, pendant lesquels Catherine, convulsée de haine et d’effroi, eut la sensation très nette que cet homme allait lui dire :

— Madame ma mère, dites-moi pourquoi vous m’avez abandonné !…

Tout ce choc de doutes, de soupçons, de désespoir, s’opéra dans le monde invisible des pensées.

Et l’orage qui se formait s’évanouit, se dissipa, lorsque le comte, faisant un effort sur lui-même, prit une attitude de respectueuse attente et répondit d’une voix très calme aux paroles que venait de prononcer la reine :

— J’attends les communications dont Votre Majesté veut bien me charger, et j’ose vous assurer, madame, qu’elles seront fidèlement transmises à ma reine…

— Il ne sait rien ! pensa Catherine, qui eut un soupir de soulagement. Et comment saurait-il, d’ailleurs… Suis-je folle d’avoir de pareilles imaginations…

La certitude de la sécurité absolue rasséréna son visage. Selon son attitude favorite, elle s’accouda au bras du fauteuil, le menton dans sa main, et son regard, qui ne quitta pas une seconde le comte, parut se perdre dans le vague.

— Ce que j’ai à vous dire, reprit-elle de cette voix chantante où elle savait, quand il le fallait, mettre toute la musique des inflexions italiennes, est d’une extrême gravité. Cela demande quelques préliminaires. D’abord, comte, ne vous étonnez pas que je vous reçoive ici, la nuit, en présence d’un seul ami fidèle, au lieu de vous recevoir au Louvre, en plein jour, en présence de la cour. Il y a à cela deux motifs, le premier, le plus essentiel, c’est que tout le monde, excepté moi, ignore votre présence à Paris et celle de certains personnages. Je ne veux pas les livrer, je ne veux pas vous livrer à d’aveugles haines de parti… Le deuxième, c’est que toute la négociation dont je vous charge doit demeurer secrète…

Le comte s’inclina. Pourtant, il avait tressailli lorsque la reine avait assuré qu’elle ne voulait pas le livrer. Oh ! si elle n’était pas la femme perverse qu’il croyait !… s’il pouvait l’aimer de loin, puisqu’il ne pouvait l’aimer ouvertement !

— Ensuite, continua la reine, je dois vous expliquer pourquoi je vous ai choisi de préférence à tout autre… J’eusse pu charger un de mes gentilshommes de cette mission, ou l’un de ceux du roi. Dieu merci, la cour de France possède assez de hauts personnages pour traiter avec Jeanne d’Albret… J’eusse pu, même, prier d’Andelot, le vieux capitaine d’Henri de Béarn, de me venir trouver. Je vais plus loin, et je suppose que l’amiral Coligny se fût trouvé honoré d’une pareille ambassade. Enfin, pour vous dire toute ma pensée, je crois que je ne me fusse pas adressée en vain au prince de Condé. Et à défaut de ces députés, c’est au roi de Navarre lui-même que j’eusse demandé d’être mon interprète !

Marillac qui n’avait rien redouté pour lui-même trembla lorsqu’il entendit nommer l’un après l’autre les personnages qui étaient secrètement rassemblés rue de Béthisy. La reine ne disait pas qu’elle ne les savait pas à Paris. Mais elle prononçait leurs noms avec une habile gradation, comme si elle eût voulu, d’échelon en échelon, faire monter Marillac au faîte de la terreur.

Elle comprit qu’elle avait atteint son but. Sa satisfaction se traduisit par un mince sourire, et ce sourire surpris par Déodat le glaça, toute son émotion filiale évanouie du coup ; il n’y eut plus en lui que l’ami fidèle de Jeanne d’Albret, le compagnon des jeux et des guerres — autres jeux — d’Henri de Béarn.

— Oui, comte, reprenait déjà Catherine de Médicis, c’est vous seul que j’ai voulu charger des intérêts d’un État tout puissant ; c’est en vos seules mains que j’ai voulu placer le salut des deux royaumes ; enfin, je vous confie la solution de la redoutable querelle qui, hélas, a déjà coûté tant de sang aux hommes, tant de larmes aux mères… et je ne suis pas seulement reine ; moi aussi, je suis mère !

Cette parole d’une incroyable imprudence en un tel moment provoqua chez Déodat — chez le fils ! — une prodigieuse explosion de douleur intérieure. Ce sentiment fut si violent que le comte devint livide, ses jambes se dérobèrent sous lui et il fut tombé s’il ne se fût appuyé au dossier d’une chaise. Catherine, toute à sa pensée, ne s’aperçut de rien. Mais Ruggieri avait vu, lui…

— Vous souffrez, monsieur, s’écria-t-il.

— Naturellement, dit froidement le comte qui, d’un énergique effort, reprit son calme.

La reine lui jeta un regard aigu et ne vit rien d’anormal en lui. Elle eut un imperceptible haussement d’épaules à l’adresse de Ruggieri…

Nous avons dit que l’astrologue avait vu la douleur peinte sur le visage de son fils.

Cette douleur avait coïncidé avec ce mot de Catherine : Moi aussi, je suis mère !…

Ajoutons donc tout de suite : Ruggieri avait compris !…

« Il sait !… » rugit-il au fond de lui-même.

Et plus passionnément que jamais, il se mit à étudier sur la physionomie de Déodat les reflets des sentiments qui tour à tour l’agitaient, et qui s’y succédaient rapidement, comme les images des nuées qui passent se succèdent sur le miroir d’un étang…

— Je vous disais tout à l’heure, continua la reine, que je vous ai choisi parce que je sais combien Jeanne d’Albret vous aime. Ceci est insuffisant, monsieur. Je dirai plus : ce n’est qu’un prétexte pour la reine de Navarre… Je dois vous dire que je vous ai cherché, que je vous ai choisi parce que j’ai des vues sur vous…

— Des vues sur moi ! s’écria le comte avec une profonde amertume dont Ruggieri saisit le sens. Aurais-je donc l’honneur d’être déjà connu de Votre Majesté ?…

Un sourire livide glissa sur les lèvres de la reine lorsqu’elle répondit.

— Oui, monsieur, je vous connais… et même depuis beaucoup plus de temps que vous ne pouvez supposer…

— J’attends que Votre Majesté m’expose ses vues, dit Marillac d’une voix altérée.

— Tout à l’heure, comte. Pour le moment, je dois vous indiquer les propositions fermes et franches qu’en toute loyauté je vous charge de faire parvenir à ma cousine d’Albret. Veuillez m’écouter attentivement et noter chaque article dans votre mémoire. Ainsi, j’aurai tout fait pour la paix du monde et si quelque terrible calamité frappe le royaume, je n’en serai responsable ni devant Dieu, ni devant les rois de la terre.

Catherine parut se recueillir quelques instants ; puis elle dit :

— À tort ou à raison, je suis considérée comme représentant le parti de la messe ; à tort ou à raison aussi, Jeanne d’Albret est considérée comme représentant la religion nouvelle. Voici donc ce que je lui propose : une paix durable et définitive ; le droit pour les réformés d’entretenir un prêtre et d’élever un temple dans les principales villes ; trois temples à Paris et la liberté assurée pour l’exercice de leur culte ; dix places fortes choisies par la reine de Navarre à titre de refuge et de garantie ; vingt emplois à la cour réservés aux religionnaires ; le droit pour eux de professer en chaire leur théologie ; le droit d’accession à tous emplois aussi bien qu’aux catholiques… Que pensez-vous de ces conditions, monsieur le comte ? Je vous demande votre avis personnel.

— Madame, dit Marillac, je pense que si elles étaient observées, les guerres de religion seraient à jamais éteintes.

— Bien. Voici maintenant les garanties que j’offre spontanément, car on pourrait juger insuffisantes ma parole et la signature sacrée du roi…

Marillac ne répondant pas, la reine poursuivit :

— Le duc d’Albe extermine la religion réformée dans les Pays-Bas. J’offre de constituer une armée qui, au nom du roi de France, portera secours à vos frères des Pays-Bas, et ce, malgré toute mon affection pour la reine d’Espagne et pour Philippe. Afin qu’il n’y ait point de doute, l’amiral Coligny prendra lui-même le commandement suprême et choisira ses principaux lieutenants. Que dites-vous de cela, comte ?

— Ah ! madame, ce serait réaliser le vœu le plus cher de l’amiral !…

— Bien. Voici maintenant la garantie dernière par où on verra éclater la sévérité de mes offres et mon ardent désir d’une paix définitive. Il me reste une fille que se disputent les plus grands princes de la chrétienté. Ma fille, en effet, c’est un gage d’alliance inaltérable. La maison où elle entrera sera à jamais l’amie de la maison de France : J’offre ma fille Marguerite en mariage au roi Henri de Navarre… Qu’en dites-vous, comte ?

Cette fois, Marillac s’inclina profondément devant la reine, et répondit avec un soupir :

— Madame, j’ai entendu dire que vous êtes un génie en politique ; je vois qu’on ne se trompe pas. Mais j’ajoute que bien des gens que je connais trouveraient du bonheur à aimer Votre Majesté…

— Vous croyez donc que Jeanne d’Albret acceptera mes propositions, et qu’elle désarmera…

— Devant votre magnanimité, oui, Majesté !… Elle n’eût pas désarmé devant la force et la violence. Ma reine, comme Votre Majesté, est animée d’un sincère désir de paix. Les persécutions endurées par les réformés l’ont seules jetée dans la guerre. Elle accueillera avec une joie profonde l’assurance que désormais il n’y aura plus de différence entre un catholique et un réformé…

— Vous porterez donc mes propositions à Jeanne d’Albret. Je vous nomme mon ambassadeur secret pour cette circonstance, et voici la lettre qui en fait foi.

À ces mots, Catherine tendit au comte un parchemin tout ouvert et déjà recouvert du sceau royal. Il contenait ces lignes écrites de la main de Catherine :

« Madame et chère cousine,

Je prie Dieu que les présentes trouvent Votre Majesté en santé et prospérité ainsi que je le souhaite. Émue des longues discussions qui déchirent le royaume de mon fils, j’ai chargé monsieur le comte de Marillac de vous faire d’équitables propositions qui, je pense, vous agréeront. Il vous dira le fond de ma pensée. Je pense également que le choix d’un tel ambassadeur ne pourra que vous être agréable.

Sur ce, madame et chère cousine, je prie Dieu qu’il tienne Votre Majesté en sa sainte garde.

En foi de quoi j’ai signé de mon nom… »

Le comte de Marillac mit un genou à terre pour recevoir cette lettre qu’il lut, qu’il plia et qu’il plaça dans son pourpoint. Il se releva alors et attendit que Catherine lui adressa à nouveau la parole.

La reine réfléchissait. Elle tournait et retournait dans sa tête la pensée qu’elle voulait émettre et jetait à la dérobée de sombres regards sur ce jeune homme qui était son fils.

Était-elle donc émue ? Le sentiment maternel venait-il donc de fleurir tout à coup dans ce cœur comme une fleur dans un désert aride ? Non : Catherine cherchait à deviner si Marillac était sincère dans son affection pour Jeanne d’Albret. Elle discutait avec elle même pour savoir s’il fallait le tuer ou en faire un roi…

Enfin, elle commença d’une voix hésitante :

— Maintenant, comte, nous en avons fini avec les affaires de l’État et de l’Église. Il est temps que nous parlions de vous. Et tout d’abord, je veux vous poser une question bien franche à laquelle vous répondrez franchement, j’espère… Voici cette question : Jusqu’à quel point êtes-vous attaché à la reine de Navarre ? Jusqu’où peut aller votre dévouement pour elle ?

Marillac frissonna. La question était toute simple en apparence. Mais fut-ce l’accent de Catherine ? fut-ce la disposition d’esprit où il se trouvait ? Le comte crut y entrevoir une sourde menace contre Jeanne d’Albret.

Catherine se douta peut-être de l’effet qu’elle venait de produire, car elle reprit, sans attendre la réponse :

— Comprenez-moi bien, comte. La reine de Navarre, si elle accepte, comme je n’en doute pas, les propositions que je lui soumets, viendra à Paris pour les fêtes de la grande réconciliation. Je veux, en effet, que le mariage de ma fille avec le jeune Henri soit l’occasion d’une joie populaire dont on gardera le souvenir pendant des siècles. Je veux que la liqueur rouge coule à flots dans les rues de Paris et que la flamme des feux soit telle qu’elle éclaire la ville pendant des nuits entières. Vous me comprenez, n’est-ce pas, comte ? Jeanne d’Albret sera de la fête et aussi Henri de Béarn, et aussi Coligny, et vous-même, et tous ceux de la religion. Je veux qu’on voie enfin de quoi je suis capable quand je me mets en tête de pacifier le royaume… Mais ce n’est pas tout, comte ! Je veux vous parler à cœur ouvert. Sachez donc que je rêve pour Henri de Béarn une destinée glorieuse. Puisqu’il va être de la famille, je lui veux un royaume véritable et digne de lui. Qu’est-ce que la Navarre ? Un joli coin de terre sous le ciel, certes, et qui serait encore un royaume acceptable pour un gentilhomme dépourvu de tout au monde. Mais pour Henri de Béarn, je veux quelque chose comme une autre France… la Pologne, par exemple !

— La Pologne ! s’écria le comte étonné.

— Oui, mon cher comte. J’ai des nouvelles sérieuses de ce grand État. Avant peu, sans doute, je pourrai disposer de ce beau trône… Je le réserve à un de mes fils. Et Henri de Béarn ne sera-t-il pas aussi mon fils, du jour où il aura épousé Marguerite de France ? Dès lors, la Navarre n’a plus de roi.

— Majesté, dit fermement Marillac, je ne crois pas que Jeanne d’Albret abandonne jamais la Navarre…

— Tout est possible, comte, même que Jeanne d’Albret et son fils refusent la gloire que je rêve pour eux dans mon ardent désir d’effacer un triste passé. Mais enfin, si vous vous trompiez… si, pour une raison ou une autre, la Navarre se trouvait libre… eh bien, que dites-vous, monsieur ?

— Je ne dis rien, madame… J’attends que Votre Majesté m’expose sa pensée…

— Eh bien, c’est tout simple : il faudrait trouver un roi pour la Navarre. Car ce beau pays ne pourrait rester décapité. Ce roi, je l’ai trouvé…

Marillac, étonné que la reine entrât dans de pareilles considérations devant lui, gentilhomme obscur, se demandait où elle voulait en venir. Il n’attachait d’ailleurs qu’une médiocre importance à cette partie de l’entretien. Ce qu’il voulait, ce qu’il cherchait, c’était un mot d’émotion réelle qui lui permît de pardonner à sa mère.

Dans ce cœur généreux, toute l’amertume accumulée pendant des années avait disparu.

Il subissait avec une passivité morbide et douloureuse la situation anormale où il se trouvait, la nécessité de se trouver pour la première fois de sa vie en présence de sa mère et de parler à cette mère comme s’il eût été étranger.

Dans tout cet entretien, il n’avait eu qu’une joie, mais profonde et sincère : la proposition de paix et de mariage.

Le reste disparaissait.

Et tandis que Catherine, avec des lenteurs calculées, des hésitations savantes, développait sa politique, son fils ne cherchait qu’à surprendre en elle un geste, une attitude, une lueur d’âme, un n’importe quoi qui la lui montrât digne de son affection sécrète, lointaine et discrète… et il rêvait que dans la foule des hommes qui maudissaient Catherine, il s’en trouvât un qui la bénît et l’aimât, et que ce fût lui !

Et Catherine de Médicis venait de lui dire sans qu’il y aperçût le moindre intérêt :

— Ce roi, je l’ai trouvé…

Presque aussitôt, la physionomie de la reine mère se durcit, se pétrifia ; elle se raidit ; elle se ramassa comme pour frapper un coup définitif, et d’un accent d’autorité irrésistible elle prononça :

— Ce roi, c’est vous !…

Ce mot produisit sur Marillac l’effet d’un coup de foudre. Il eut la sensation violente, instantanée, que Catherine savait qu’il était son fils. Un tremblement convulsif l’agita.

Et cette sensation, il voulut la transformer en certitude.

Oh ! savoir coûte que coûte, savoir la vraie pensée de cette reine qui était sa mère.

— Moi ! balbutia-t-il, moi ! roi de Navarre !

— Vous, comte, dit tranquillement Catherine qui attribuait à la surprise d’une telle fortune la visible émotion du comte.

— Moi ! reprit Marillac. Mais, madame, oubliez-vous que je ne suis rien !

— C’est une raison pour que de vous je veuille faire un tout.

— Madame ! madame ! s’écria le comte hors de lui, pour que d’un rien on fasse un tout, pour qu’un pauvre être sans nom devienne un roi, il faut de puissants motifs.

— Je les trouverai. Ne vous en inquiétez pas, comte !

— Vous ne me comprenez pas, madame ! Ce n’est pas le motif de ma royauté que je cherche ! C’est le motif qui vous pousse, vous, à vouloir faire de moi un roi ! C’est la pensée qui vous guide ! Ah ! madame, c’est cela seulement que je veux savoir, le reste n’est rien ! Et pour savoir cette pensée, Majesté, je mourrais volontiers bénissant cette minute !…

L’exaltation du comte surprit Catherine ; mais encore une fois, elle l’attribua à l’étonnement.

— Qu’importe, comte ! dit-elle. Ne vous ai-je pas dit que j’avais des vues sur vous ? Saisissez la fortune qui passe à portée de votre main sans vous inquiéter du caprice qui l’a poussée de votre côté. Oui, je comprends la secousse qui doit ébranler vos esprits en ce moment. Mais sachez simplement ceci : je vous parle de bonne foi. Si étonnante que soit la fortune que je vous propose, elle vous est assurée… Toute la question maintenant est, pour moi, de savoir le degré d’affection qui vous rattache à Jeanne d’Albret… Cela, il faut que je le sache… Car c’est sur vous que je compte pour faire aboutir une entreprise que je mûris… qui doit rendre libre le trône de Navarre…

Et comme le comte faisait un mouvement :

— C’est-à-dire, ajouta-t-elle avec un sourire livide, l’entreprise qui doit assurer à Henri de Béarn un autre royaume…

Marillac baissa la tête. Son imagination se perdait à vouloir suivre de près les tortueuses explications de Catherine.

— Madame, dit-il d’une voix qui, triste et sourde au début, finit par devenir éclatante, madame, je ne sonderai donc pas les intentions de Votre Majesté, et me bornerai à répondre aux questions qu’elle me pose. Vous me demandez, madame, si j’aime la reine de Navarre, si je lui suis attaché, jusqu’où va mon dévouement pour elle… C’est bien cela que Votre Majesté désire savoir ?

— En effet, monsieur… tout est là, pour le présent.

— Eh bien, voici, madame ; vous avez prononcé tout à l’heure un mot qui m’a profondément ému. Vous avez dit : Moi aussi, je suis mère !… Je vous rappelle ce mot parce qu’étant mère, je suppose que vous portez en vous les affections sacrées d’une mère, et que vous mourriez plutôt que de faire souffrir volontairement un de vos enfants. Vous devez comprendre aussi, du moins je le suppose toujours, quelle peut être l’affection d’un fils pour sa mère…

Une sorte de pâleur livide s’était étendue sur le visage de Catherine.

— Monsieur, dit-elle sourdement, vous avez d’étranges façons de vous exprimer… vous supposez que j’ai des sentiments maternels, vous supposez que je dois comprendre l’affection filiale… En douteriez-vous par hasard ?…

— Pardonnez-moi, madame, dit Marillac avec une froideur terrible ; il m’est permis de tout supposer, de douter de tout, depuis que j’ai été abandonné par ma mère.

— Monsieur !… Un gentilhomme peut douter de tout au monde, excepté de la parole d’une reine !

— Ah ! madame, vous m’avez demandé quelle est mon affection pour ma reine. C’est celle d’un fils ! Je ne suis pas un gentilhomme, moi ! J’ignore qui fut mon père. Je ne sais pas, au bout du compte, si je suis né de quelque roturier, de quelque laquais que la honteuse passion d’une grande dame n’a pu anoblir…

— Prenez garde, jeune homme, murmura sourdement Ruggieri, prenez garde !…

Mais Déodat n’entendait plus rien. Il s’était rapproché de Catherine, et la parole rauque, le regard flamboyant, il laissait s’exhaler sa colère filiale :

— Vous voyez bien, madame, que je ne saurais avoir les sentiments que vous prêtez aux gentilshommes, et qu’il m’est permis de douter de tout, même d’une reine ! Et qui me prouve, après tout, que ma mère n’est pas une reine ! Le champ des suppositions m’est ouvert et je m’y enfonce comme dans une obscure forêt avec la certitude de ne jamais apercevoir la lumière sauveuse qui va guider mes pas furtifs, mes recherches désespérées ! Oui, madame ! qui pourra jamais me prouver que ma mère, la femme lâche et vile qui me donna la marche d’une église pour berceau, qui me condamna à mourir à peine né, qui me prouvera que cette femme n’était pas, en effet, quelque grande reine qui aura voulu ensevelir dans ma tombe le secret de sa faute ! Car qui suis-je, moi ? Moi que vous voulez faire monter sur un trône ! Un enfant trouvé, madame ! Un malheureux que son père et sa mère ont renié à sa naissance, un être douteux à qui les plus méchants refusent la main, à qui les plus généreux accordent un peu d’estime comme une aumône… car nul ne sait de quel criminel accouplement je suis issu ! Une femme, une seule, a eu pitié de moi. Cette femme m’a ramassé, m’a pris dans ses bras, m’a emporté, m’a élevé à l’égal de son fils ; elle a eu pour moi les sourires et les caresses que ma mère eût dû avoir ; enfant, elle m’a charmé de sa bonté inépuisable ; jeune homme, lorsque j’ai connu le malheur de ma naissance, elle m’a prodigué les consolations… cette femme, c’est une véritable mère… c’est ma reine… c’est la grande et noble Jeanne d’Albret… Et vous me demandez si je l’aime, madame ! Je l’aime comme on peut aimer sa mère ; mon dévouement pour elle va jusqu’à lui consacrer tout ce que je possède au monde, c’est-à-dire simplement ma vie ! Je mourrai heureux le jour où ma reine me dira que ma mort lui est utile. Jusque-là, madame, je vivrai dans l’ombre tutélaire qu’elle a répandue sur moi et dont elle me couvre ; je vivrai près d’elle, décidé à surveiller quiconque l’approchera, et à frapper de ma main qui ne tremblera pas, je vous jure, quiconque m’inspirerait un soupçon… Un dernier mot, madame et reine… quant à ma véritable mère, quant à celle qui m’a abandonné, tout ce que je puis souhaiter pour elle, c’est de ne jamais la connaître !…

Le comte de Marillac, en disant ces mots, se recula, croisa les bras sur sa poitrine et attendit. Peut-être espérait-il encore quelque cri de Catherine… Mais il connaissait mal la reine.

Sans émotion apparente, sans qu’un pli de son visage eût tressailli, elle se contenta de hocher la tête.

— Je comprends, monsieur, dit-elle, je comprends tout ce que vous avez dû souffrir, et je comprends aussi votre affection pour ma cousine d’Albret. Je vois qu’on ne m’avait pas trompée. Vous êtes bien l’homme au noble cœur qu’on m’avait dépeint. Je puis donc compter sur vous pour tout ce qui concerne le bonheur de la reine de Navarre. C’est tout ce qu’il me fallait. Allez, comte : nous reprendrons bientôt les grand projets dont je vous ai entretenu. Plus que jamais, je vous trouve digne d’occuper le trône de Navarre si Henri de Béarn accepte un autre royaume. Pour le moment, il suffit que vous fassiez tenir à la reine, ma cousine, les propositions que j’ai formulées…

Selon l’usage, Catherine, en donnant ainsi congé au comte, lui tendit sa main à baiser. Mais sans doute le jeune homme ne vit pas ce mouvement. Car il se contenta de s’incliner profondément. La main de la reine retomba lentement sur le bras du fauteuil.

Marillac se retira. Ruggieri fit un mouvement comme pour l’accompagner. Mais Catherine le retint d’un regard impérieux. Dès qu’elle eut compris que Marillac avait atteint la salle du rez-de-chaussée, elle saisit la main de l’astrologue.

— Il sait ! dit-elle.

— Je ne crois pas ! balbutia Ruggieri.

— Et moi, je te dis qu’il sait !… Allons, vite, le signal !…

— Madame ! madame ! c’est notre enfant !…

Violemment, elle l’entraîna à la fenêtre qu’elle ouvrit elle-même.

— Le signal ! gronda-t-elle.

À ce moment, Marillac apparaissait sur le pont. Catherine entrevit sa haute et ferme silhouette élégante.

— Grâce, Catherine ! bégaya le père épouvanté. Grâce pour l’enfant de notre amour ! ajouta-t-il, espérant gagner quelques secondes précieuses en un pareil moment.

Catherine, sans rien dire, lui arracha un sifflet qu’il portait suspendu à une chaînette d’or, et elle l’approcha de ses lèvres. Elle allait siffler, jeter le signal dont elle parlait…

Ruggieri, vivement, lui saisit le bras.

— Voyez ! prononça-t-il à voix basse.

À ce moment, sur les décombres, en face de la fenêtre, une ombre venait de se dresser. L’homme ainsi entrevu par Catherine et Ruggieri, rejoignit rapidement le comte, le prit par le bras, et tous deux s’éloignèrent.

Cet homme, c’était le chevalier de Pardaillan.

— Il s’était fait accompagner ! murmura Catherine avec un accent de rage qui épouvanta Ruggieri.

— Oui ! répondit celui-ci. Et sans doute d’autres hommes sont postés dans le voisinage. Nos quatre spadassins n’en viendraient pas à bout… D’ailleurs… voyez, il est trop tard maintenant !

L’astrologue poussa un soupir de soulagement.

Catherine jeta violemment le sifflet contre le mur et grinça :

— Il m’échappe, pour ce soir… mais ce n’est que partie remise. Je sais maintenant où le trouver… Il sait tout, René ! Comment ? Par qui ? Ah ! sans aucun doute, par l’infernale Jeanne d’Albret ! C’est elle qui lui a dit la vérité…Mais comment a-t-elle su, elle-même ?… Oh ! il faut que cet homme meure avant peu… il faut que Jeanne disparaisse…

Elle s’apaisa tout à coup et tomba dans une méditation profonde.

Peu à peu son visage s’éclaira de ce sourire terrible que l’astrologue connaissait bien…

— Madame, demanda-t-il en essayant une diversion, ces arrestations préparées…

— Non, non ! fit-elle vivement. Qu’on laisse tranquilles Coligny et le roi de Navarre… Ne vois-tu pas, René, que l’homme qui sort d’ici va leur dire que je sais leur présence à Paris ? Et qu’ils vont admirer ma générosité ?… Allons, allons, je crois que les choses s’arrangent d’elles-mêmes. Dans un mois, tout ce qu’il y a de huguenots en France sera à Paris en pleine sécurité… et alors…

Le bras de Catherine se tendit vers la fenêtre. Ses lèvres, qui s’agitèrent, semblèrent jeter sur la ville endormie quelque redoutable et silencieux anathème… Ruggieri frissonna.





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