Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XXI.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 299-314).


CHAPITRE XXI.

Comment M. Pickwick exécuta sa mission et comment il fut renforcé, dès le début, par un auxiliaire tout à fait imprévu.


Les chevaux furent ponctuellement amenés le lendemain matin à neuf heures moins un quart, et M. Pickwick ayant occupé sa place, ainsi que Sam, l’un à l’intérieur, l’autre à l’extérieur, le postillon reçut ordre de se rendre à la maison de M. Sawyer, afin d’y prendre M. Benjamin Allen.

La voiture arriva bientôt devant la boutique où se lisait cette inscription : Sawyer, successeur de Nockemorf ; et M. Pickwick, en mettant la tête à la portière, vit, avec une surprise extrême, le jeune garçon en livrée grise, activement occupé à fermer les volets. À cette heure de la matinée c’était une occupation hors du train ordinaire des affaires, et cela fit penser d’abord à notre philosophe que quelque ami ou patient de M. Sawyer était mort, ou bien peut-être que M. Bob Sawyer lui-même avait fait banqueroute.

« Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-il au garçon.

— Rien du tout, monsieur, répondit celui-ci en fendant sa bouche jusqu’à ses oreilles.

— Tout va bien, tout va bien cria Bob en paraissant soudainement sur le pas de sa porte, avec un petit havresac de cuir, vieux et malpropre, dans une main, et dans l’autre une grosse redingote et un châle. Je m’embarque, vieux.

— Vous ?

— Oui, et nous allons faire une véritable expédition. Hé ! Sam, à vous ! Ayant ainsi brièvement éveillé l’attention de Sam Welter, dont la physionomie exprimait beaucoup d’admiration pour ce procédé expéditif, Bob lui lança son havresac, qui fut immédiatement logé dans le siége. Cela fait, ledit Bob, avec l’assistance du gamin, s’introduisit de force dans la redingote, beaucoup trop petite pour lui, et, s’approchant de la portière du carrosse, y fourra sa tête, et se prit à rire bruyamment.

« Quelle bonne farce ! dit-il en essuyant avec son parement les larmes qui tombaient de ses yeux.

— Mon cher monsieur, répliqua M. Pickwick, avec quelque embarras, je n’avais pas la moindre idée que vous nous accompagneriez.

— Justement ; voilà le bon de la chose.

— Ah ! voilà le bon de la chose ? répéta M. Pickwick, dubitativement.

— Sans doute : outre le plaisir de laisser la pharmacie se tirer d’affaire toute seule, puisqu’elle parait bien décidée à ne pas se tirer d’affaire avec moi. »

Ayant ainsi expliqué le phénomène des volets, M. Sawyer retomba dans une extase de joie.

« Quoi vous seriez assez fou pour laisser vos malades sans médecin ? dit M. Pickwick d’un ton sérieux.

— Pourquoi pas ? répliqua Bob. J’y gagnerai encore ; il n’y en a pas un qui me paye. Et puis, ajouta-t-il en baissant la voix jusqu’à un chuchotement confidentiel, ils y gagneront aussi ; car, n’ayant presque plus de médicaments, et ne pouvant pas les remplacer dans ce moment-ci, j’aurais été obligé de leur donner à tous du calomel ; ce qui aurait pu mal réussir à quelques-uns. Ainsi, tout est pour le mieux. »

Il y avait dans cette réponse une force de raisonnement et de philosophie à laquelle M. Pickwick ne s’attendait point. Il réfléchit pendant quelques instants, et dit ensuite, d’une manière moins ferme toutefois :

« Mais cette chaise, mon jeune ami, cette chaise ne peut contenir que deux personnes, et je l’ai promise à M. Allen.

— Ne vous occupez pas de moi un seul instant, j’ai arrangé tout cela, Sam me fera de la place sur le siége de derrière, à côté de lui. Regardez ceci ; ce petit écriteau va être collé sur la porte : Sawyer, successeur de Nockemorf. S’adresser en face, chez Mme  Cripps. Mme  Cripps est la mère de mon groom. M. Sawyer est très-fâché, dira Mme  Cripps, il n’a pas pu faire autrement. On est venu le chercher ce matin pour une consultation, avec les premiers chirurgiens du pays. On ne pouvait pas se passer de lui ; on voulait l’avoir à tout prix. Une opération terrible. Le fait est, ajouta Bob, pour conclure, que cela me fera, j’espère, plus de bien que de mal. Si on pouvait annoncer mon départ dans le journal de la localité, ma fortune est faite. Mais voila Ben… Allons, montez ! »

Tout en proférant ces paroles précipitées, Bob poussait de côté le postillon, jetait son ami dans la voiture, fermait la portière, relevait le marchepied, collait l’écriteau sur sa porte, la fermait, mettait la clef dans sa poche, s’élançait à côté de Sam, ordonnait au postillon de partir, et tout cela avec une rapidité si extraordinaire, que la voiture roulait déjà, et que M. Bob Sawyer était complètement établi comme partie intégrante de l’équipage, avant que M. Pickwick eût eu le temps de peser en lui-même s’il devait l’emmener ou non.

Tant que la voiture se trouva dans les rues de Bristol, le facétieux Bob conserva ses lunettes vertes, et se comporta avec une gravité convenable, se contentant de chuchoter diverses plaisanteries pour l’amusement spécial de Samuel Weller ; mais, une fois arrivé sur la grand’route, il se dépouilla à la fois de ses lunettes et de sa gravité professionnelle, et se régala de diverses charges qui pouvaient jusqu’à un certain point attirer l’attention des passants sur la voiture, et rendre ceux qu’elle contenait l’objet d’une curiosité plus qu’ordinaire. Le moins remarquable de ces exploits était l’imitation bruyante d’un cornet à piston et le déploiement ambitieux d’un mouchoir de soie rouge attaché au bout d’une canne, en guise de pavillon, et agité de temps en temps d’un air de suprématie et de provocation.

« Je ne comprends pas, dit M. Pickwick en s’arrêtant au milieu d’une grave conversation avec M. Ben Allen, sur les bonnes qualités de M. Winkle et de sa jeune épouse, je ne comprends pas ce que tous les passants trouvent en nous de si extraordinaire pour nous examiner ainsi.

— La bonne tournure de la voiture, répondit Ben avec un léger sentiment d’orgueil. Je parierais qu’ils n’en voient pas tous les jours de semblables.

— Cela n’est pas impossible… cela se peut… cela doit être, » reprit M. Pickwick, qui se serait sans doute persuadé que cela était si, regardant en ce moment par la portière, il n’avait pas remarqué que la contenance des passants n’indiquait aucunement un étonnement respectueux, et que diverses communications télégraphiques paraissaient s’échanger entre eux et les habitants extérieurs de la voiture. M. Pickwick, comprenant instinctivement que cela pouvait avoir quelques rapports éloignés avec l’humeur plaisante de M. Bob Sawyer : « J’espère, dit-il, que notre facétieux ami ne commet pas d’absurdités là derrière.

— Oh que non ! répliqua Ben Allen ; excepté quand il est un peu lancé, Bob est la plus paisible créature de la terre. »

Ici l’on entendit l’imitation prolongée d’un cornet à piston, immédiatement suivie par des cris, par des hourras, qui sortaient évidemment du gosier et des poumons de la plus paisible créature du monde, ou, en termes plus clairs, de M. Bob Sawyer lui-même.

M. Pickwick et M. Ben Allen échangèrent un regard expressif, et le premier de ces gentlemen, ôtant son chapeau et se penchant par la portière, de façon que presque tout son gilet était en dehors, parvint enfin à apercevoir le jovial pharmacien.

M. Bob Sawyer était assis, non pas sur le siége de derrière, mais sur le haut de la voiture, les jambes aussi écartées que possible ; il portait sur le coin de l’oreille le chapeau de Sam, et tenait d’une main une énorme sandwich, tandis que, de l’autre, il soulevait un immense flacon. D’un air de suave jouissance, il caressait tour à tour l’un et l’autre, variant toutefois la monotonie de cette occupation en poussant de temps en temps quelques cris, ou en échangeant avec les passants quelques spirituels badinages. Le pavillon sanguinaire était soigneusement attaché au siége de la voiture, dans une position verticale, et M. Samuel Weller, décoré du chapeau de Bob, était en train d’expédier une double sandwich avec une contenance animée et satisfaite, qui annonçait son entière approbation de tous ces procédés.

Cela était bien suffisant pour irriter un gentleman ayant, autant que M. Pickwick, le sentiment des convenances ; mais ce n’était pas encore là tout le mal, car la chaise de poste croisait, en ce moment-là même, une voiture publique, chargée à l’extérieur comme à l’intérieur de voyageurs, dont l’étonnement était exprimé d’une manière fort significative. Les congratulations d’une famille irlandaise qui courait à côté de la chaise en demandant l’aumône, étaient aussi passablement bruyantes, surtout celles du chef de la famille, car il paraissait croire que cet étalage faisait partie de quelque démonstration politique et triomphale.

« Monsieur Sawyer ! cria M. Pickwick dans un état de grande excitation. Monsieur Sawyer, monsieur !

— Ohé ! répondit l’aimable jeune homme en se penchant sur un côté de la voiture avec toute la tranquillité imaginable.

— Êtes-vous fou, monsieur ?

— Pas le moins du monde ! Je ne suis que gai.

— Gai ! Ôtez-moi ce scandaleux mouchoir rouge, monsieur ! J’exige que vous l’abattiez, monsieur ! Sam, ôtez-le sur-le-champ ! »

Avant que Sam eût pu intervenir, M. Bob Sawyer amena gracieusement son pavillon, le plaça dans sa poche, fit un signe de tête poli à M. Pickwick, essuya le goulot de la bouteille et l’appliqua à sa bouche, lui faisant comprendre par là, sans perte de paroles, qu’il lui souhaitait toutes sortes de bonheur et de prospérité. Ayant exécuté cette pantomime, Bob replaça soigneusement le bouchon, et, regardant M. Pickwick d’un air bénin, mordit une bonne bouchée dans sa sandwich, et sourit.

« Allons ! dit M. Pickwick, dont la colère momentanée n’était pas à l’épreuve de l’aimable aplomb de Bob ; allons, monsieur, ne faites plus de semblables absurdités, s’il vous plaît.

— Non, non, répliqua le disciple d’Esculape en changeant de chapeau avec Sam. Je ne l’ai pas fait exprès ; le grand air m’avait si fort animé que je n’ai pas pu m’en empêcher.

— Pensez à l’effet que cela produit, reprit M. Pickwick d’une voix persuasive. Ayez quelques égards pour les convenances.

— Oh ! certainement, répliqua Bob. Cela n’était pas du tout convenable. C’est fini, gouverneur. »

Satisfait de cette assurance, M. Pickwick rentra la tête dans la voiture ; mais à peine avait-il repris la conversation interrompue, qu’il fut étonné par l’apparition d’un petit corps opaque qui vint donner plusieurs tapes sur la glace, comme pour témoigner son impatience d’être admis dans l’intérieur.

« Qu’est-ce que cela ? s’écria M. Pickwick.

— Ça ressemble à un flacon, répondit Ben Allen en regardant l’objet en question à travers ses lunettes et avec beaucoup d’intérêt. Je pense qu’il appartient à Bob. »

Cette opinion était parfaitement exacte. M. Bob Sawyer ayant attaché le flacon au bout de sa canne, le faisait battre contre la fenêtre, pour engager ses amis de l’intérieur à en partager le contenu, en bonne harmonie et en bonne intelligence.

« Que faut-il faire ? demanda M. Pickwick en regardant le flacon. Cette idée-là est encore plus absurde que l’autre.

— Je pense qu’il vaudrait mieux le prendre et le garder, opina Ben Allen. Il le mérite bien.

— Certainement. Le prendrai-je ?

— Je crois que c’est ce que nous pouvons faire de mieux. »

Cet avis coïncidant complètement avec l’opinion de M. Pickwick, il abaissa doucement la glace et détacha la bouteille du bâton. Celui-ci fut alors retiré, et l’on entendit M. Bob Sawyer rire de tout son cœur.

« Quel joyeux gaillard ! dit M. Pickwick, le flacon à la main.

— C’est vrai, répondit Ben.

— On ne saurait rester fâché contre lui.

— Tout à fait impossible. »

Pendant cette courte communication de sentiments, M. Pickwick avait machinalement débouché la bouteille.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda nonchalamment M. Allen.

— Je n’en sais rien, répliqua M. Pickwick avec une égale nonchalance. Cela sent, je crois, le punch.

— Vraiment ? dit Benjamin.

— Je le suppose du moins, reprit M. Pickwick, qui n’aurait pas voulu s’exposer à dire une fausseté. Je le suppose, car il me serait impossible d’en parler avec certitude sans y goûter.

— Vous ne feriez pas mal d’essayer. Autant vaut savoir ce que c’est.

— Est-ce votre avis ? Eh bien ! si cela vous fait plaisir, je ne veux pas m’y refuser. »

Toujours disposé à sacrifier ses propres sentiments aux désirs de ses amis, M. Pickwick s’occupa assez longuement à déguster le contenu de la bouteille.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda M. Allen, en l’interrompant avec quelque impatience.

— C’est extraordinaire ! répondit le philosophe en léchant ses lèvres ; je n’en suis pas bien sur. Oh ! oui, ajouta-t-il, après avoir goûté une seconde fois, c’est du punch. »

M. Ben Allen regarda M. Pickwick, et M. Pickwick regarda M. Ben Allen. M. Ben Allen sourit, mais M. Pickwick garda son sérieux.

« Il mériterait, dit ce dernier avec sévérité, il mériterait que nous buvions tout, jusqu’à la dernière goutte.

— C’est précisément ce que je pensais.

— En vérité ! Eh bien alors, à sa santé ! »

Ayant ainsi parlé, notre excellent ami donna un tendre et long baiser à la bouteille, et la passa à Benjamin. Celui-ci ne se fit pas prier pour suivre son exemple : les sourires devinrent réciproques, et le punch disparut graduellement et joyeusement.

« Après tout, dit M. Pickwick en savourant la dernière goutte, ses idées sont réellement très-plaisantes, très-amusantes en vérité !

— Sans aucun doute. » répliqua Ben. Et, pour prouver que M. Bob était un des plus joyeux compères existants, il raconta lentement et en détail, comment son ami avait tant bu une fois, qu’il y avait gagné une fièvre chaude, et qu’on avait été obligé de le raser. La relation de cet agréable incident durait encore, lorsque la chaise arrêta devant l’hôtel de la Cloche, à Berkeby-Heath, pour changer de chevaux.

« Nous allons dîner ici, n’est-ce pas ? dit Bob en fourrant sa tête à la portière.

— Dîner ! s’écria M. Pickwick. Nous n’avons encore fait que dix-neuf milles, et nous en avons quatre-vingt-sept et demi à faire.

— C’est précisément pour cela qu’il faut prendre quelque chose qui nous aide à supporter la fatigue, répliqua Bob.

— Oh ! reprit M. Pickwick en regardant sa montre, il est tout à fait impossible de dîner à onze heures et demie du matin.

— C’est juste, c’est un déjeuner qu’il nous faut. — Ohé ! monsieur ! un déjeuner pour trois, sur-le-champ, et n’attelez les chevaux que dans un quart d’heure. Faites mettre sur la table tout ce que vous avez de froid, avec quelques bouteilles d’ale, et votre meilleur madère. » Ayant donné ces ordres avec un empressement et une importance prodigieuse, M. Bob Sawyer entra immédiatement dans la maison pour en surveiller l’exécution. Il revint, en moins de cinq minutes, déclarer que tout était prêt et excellent.

La qualité du déjeuner justifia complétement les assertions du pharmacien, et ses compagnons de voyage y firent autant d’honneur que lui. Grâce à leurs efforts réunis, les bouteilles d’ale et le vin de Madère disparurent promptement. Le flacon fut ensuite rempli du meilleur équivalent possible pour le punch, et quand nos amis eurent repris leurs places dans la voiture, le cornet sonna et le pavillon rouge flotta, sans la plus légère opposition de la part de M. Pickwick.

À Tewkesbury, on arrêta pour dîner, et on y expédia encore de l’ale, une bouteille de madère et du porto par-dessus le marché ; enfin le flacon y fut rempli, pour la quatrième fois. Sous l’influence combinée de ces liquides, M. Pickwick et M. Allen restèrent endormis pendant trente milles, tandis que Bob et Sam Weller chantaient des duos sur leur siége.

Il faisait tout à fait sombre, quand M. Pickwick se secoua et s’éveilla suffisamment pour regarder par la portière. Des chaumières éparses sur le bord de la route, la teinte enfumée de tous les objets visibles, l’atmosphère nébuleuse, les chemins couverts de cendre et de poussière de brique, la lueur ardente des fournaises embrasées, à droite et à gauche, les nuages de fumée qui sortaient pesamment des hautes cheminées pyramidales et qui noircissaient tous les environs, l’éclat des lumières lointaines, les pesants chariots qui rampaient sur la route, chargés de barres de fer retentissantes ou d’autres lourdes marchandises, tout enfin indiquait qu’on approchait de la grande cité industrielle de Birmingham.

Le mouvement et le tapage d’un travail sérieux devenaient de plus en plus sensibles, à mesure que la voiture avançait dans les étroites rues qui conduisent au centre des affaires. Une foule active circulait partout ; des lumières brillaient, jusque sous les toits, aux longues files de fenêtres ; le bourdonnement du travail sortait de chaque maison ; le mouvement des roues et des balanciers faisait trembler les murailles. Les feux, dont les reflets rougeâtres étaient visibles depuis plusieurs milles, flambaient furieusement dans les grands ateliers. Le bruit des outils, les coups mesurés des marteaux, le sifflement de la vapeur, le lourd cliquetis des machines, retentissaient de tous les côtés, comme une rude harmonie.

La voiture était arrivée dans les larges rues et devant les boutiques brillantes qui entourent le vieil hôtel Royal, avant que M. Pickwick eût commencé à considérer la nature délicate et difficile de la commission qui l’avait amené là.

La délicatesse de la commission et la difficulté de l’exécuter convenablement n’étaient nullement amoindries par la présence volontaire de M. Bob Sawyer. Pour dire la vérité, M. Pickwick n’était nullement enchanté de l’avantage qu’il avait de jouir de sa société, quelque agréable et quelque honorable qu’elle fût d’ailleurs. Il aurait même donné joyeusement une somme raisonnable, pour pouvoir le faire transporter, temporairement, à cinquante milles de distance.

M. Pickwick n’avait jamais eu de communications personnelles avec M. Winkle père, quoiqu’il eût deux ou trois fois correspondu par lettre avec lui, et lui eût fait des réponses satisfaisantes concernant la conduite et le caractère de M. Winkle junior. Il sentait donc, avec un frémissement nerveux, que ce n’était pas un moyen fort ingénieux de le prédisposer en sa faveur, que de lui faire sa première visite, accompagné de Ben Allen et de Bob Sawyer, tous deux légèrement gris.

« Quoi qu’il en soit, pensait M. Pickwick en cherchant à se rassurer lui-même, il faut que je fasse de mon mieux. Je suis obligé de le voir ce soir, car je l’ai positivement promis à son fils ; et si les deux jeunes gens persistent à vouloir m’accompagner, il faudra que je rende l’entrevue aussi courte que possible, me contentant d’espérer que, pour leur propre honneur, ils ne feront pas d’extravagances. »

Comme M. Pickwick se consolait par ces réflexions, la chaise s’arrêta à la porte du vieil hôtel Royal. Ben Allen, à moitié réveillé, en fut tiré par Sam, et M. Pickwick put descendre à son tour. Ayant été introduit, avec ses compagnons, dans un appartement confortable, il interrogea immédiatement le garçon concernant la résidence de M. Winkle.

« Tout près d’ici, monsieur, répondit le garçon. M. Winkle a un entrepôt sur le quai, mais sa maison n’est pas à cinq cents pas d’ici, monsieur. »

Ici le garçon éteignit une chandelle et la ralluma le plus lentement possible, afin de laisser à M. Pickwick le temps de lui adresser d’autres questions, s’il y était disposé.

« Désirez-vous quelque chose, monsieur ? dit-il, en désespoir de cause. Un dîner, monsieur ? du thé ou du café ?

— Rien, pour le moment.

— Très-bien, monsieur. Vous ne voulez pas commander votre souper, monsieur ?

— Non, pas à présent.

— Très-bien, monsieur. »

Le garçon marche doucement vers la porte, et s’arrêtant court, se retourna et dit avec une grande suavité :

« Vous enverrai-je la fille de chambre, messieurs ?

— Oui, s’il vous plaît, répondit M. Pickwick.

— Et puis vous apporterez une bouteille de soda-water ajouta Bob.

— Soda-water ? Oui, monsieur. » Avec ces mots, le garçon, dont l’esprit paraissait soulagé d’un poids accablant en ayant à la fin obtenu l’ordre de servir quelque chose, s’évanouit imperceptiblement. En effet, les garçons d’hôtel ne marchent ni ne courent ; ils ont une manière mystérieuse de glisser, qui n’est pas donnée aux autres hommes.

Quelques légers symptômes de vitalité ayant été éveillés chez M. Ben Allen par un verre de soda-water, il consentit enfin à laver son visage et ses mains, et à se laisser brosser par Sam. M. Pickwick et Bob Sawyer ayant également réparé les désordres que le voyage avait produits dans leur costume, les trois amis partirent, bras dessus, bras dessous, pour se rendre chez M. Winkle. Le long du chemin, Bob imprégnait l’atmosphère d’une violente odeur de tabac.

À un quart de mille environ, dans une rue tranquille et propre, s’élevait une vieille maison de briques rouges. La porte, à laquelle on montait par trois marches, portait sur une plaque de cuivre ces mots : M. Winkle. Les marches étaient fort blanches, les briques très-rouges, et la maison très-propre.

L’horloge sonnait dix heures quand MM. Pickwick, Ben Allen et Bob Sawyer frappèrent à la porte. Une servante proprette vint l’ouvrir, et tressaillit en voyant trois étrangers.

« M. Winkle est-il chez lui, ma chère ? demanda M. Pickwick.

— Il va souper, monsieur, répondit la jeune fille.

— Donnez-lui cette carte, s’il vous plaît, et dites-lui que je suis fâché de le déranger si tard, mais que je viens d’arriver, et que je dois absolument le voir ce soir. »

La jeune fille regarda timidement M. Sawyer, qui exprimait par une étonnante variété de grimaces l’admiration que lui inspiraient ses charmes ; ensuite, jetant un coup d’œil aux chapeaux et aux redingotes accrochés dans le corridor, elle appela une autre servante, pour garder la porte pendant qu’elle montait. La sentinelle fut rapidement relevée, car la jeune fille revint immédiatement, demanda pardon aux trois amis de les avoir laissés dans la rue, et les introduisit dans un arrière-parloir, moitié bureau, moitié cabinet de toilette, dont les principaux meubles étaient un bureau, un lavabo, un miroir à barbe, un tire-botte et des crochets, un tabouret, quatre chaises, une table et une vieille horloge.

Sur le manteau de la cheminée se trouvait un coffre-fort en fer fixé dans le mur ; enfin un almanach et une couple de tablettes chargées de livres et de papiers poudreux décoraient les murs.

« Je suis bien fâché de vous avoir fait attendre à la porte, monsieur, dit la jeune fille en allumant une lampe et en s’adressant à M. Pickwick avec un gracieux sourire ; mais je ne vous connaissais pas du tout, et il y a tant d’aventuriers qui viennent pour voir s’ils peuvent mettre la main sur quelque chose que réellement…

— Il n’y a pas le moindre besoin d’apologie, ma chère enfant, répliqua M. Pickwick avec bonne humeur.

— Pas le plus léger, mon amour. » ajouta Bob en étendant plaisamment les bras, et sautant d’un côté de la chambre à l’autre, comme pour empêcher la jeune fille de s’éloigner immédiatement. Mais elle ne fut nullement attendrie par ces gracieusetés, car elle exprima tout haut son opinion que M. Bob Sawyer était un polisson, et lorsqu’il voulut l’amadouer par des moyens encore plus pressants, elle lui imprima ses jolis doigts sur le visage, et bondit hors de la chambre, avec force expressions d’aversion et de mépris.

Privé de la société de la jeune bonne, M. Bob Sawyer chercha à se divertir en regardant dans le bureau, en ouvrant les tiroirs de la table, en feignant de crocheter la serrure du coffre-fort, en retournant l’almanach, en essayant, par-dessus ses bottes, celles de M. Winkle senior, et en faisant sur les meubles et ornements diverses autres expériences amusantes, qui causaient à M. Pickwick une horreur et une agonie inexprimables, mais qui donnaient à M. Bob Sawyer un délice proportionnel.

À la fin, la porte s’ouvrit, et un petit vieillard, en habit couleur de tabac, dont le visage et le crâne étaient exactement la contre-partie du crâne et du visage appartenant à M. Winkle junior (si ce n’est que le petit vieillard était un peu chauve), entra, en trottant, dans la chambre, tenant d’une main la carte de M. Pickwick, de l’autre un chandelier d’argent.

« Monsieur Pickwick, comment vous portez-vous, monsieur ? dit le petit vieillard en posant son chandelier et tendant sa main. J’espère que vous allez bien, monsieur ? Charmé de vous voir, asseyez-vous, monsieur Pickwick, je vous en prie. Ce gentleman est ?…

— Mon ami monsieur Sawyer, répondit M. Pickwick, un ami de votre fils.

— Oh ! fit M. Winkle en regardant Bob d’un air un peu refrogné. J’espère que vous allez bien, monsieur ?

— Comme un charme, répliqua Bob.

— Cet autre gentleman, dit M. Pickwick, cet autre gentleman, comme vous le verrez quand vous aurez lu la lettre dont je suis chargé, est un parent très-proche… ou plutôt devrais-je dire, un intime ami de votre fils. Son nom est Allen.

— Ce gentleman ? » demanda M. Winkle, en montrant avec la carte M. Benjamin Allen, qui s’était endormi dans une attitude telle qu’on n’apercevait de lui que son épine dorsale, et le collet de son habit.

M. Pickwick était sur le point de répondre à cette question, et de réciter tout au long les noms et honorables qualités de M. Benjamin Allen, quand le spirituel Bob, afin de faire comprendre à son ami la situation où il se trouvait, lui fit dans la partie charnue du bras un violent pinçon. Ben se dressa sur ses pieds, avec un grand cri ; mais s’apercevant aussitôt qu’il était en présence d’un étranger, il s’avança vers M. Winkle et lui secouant tendrement les deux mains pendant environ cinq minutes, murmura quelques mots sans suite, à moitié intelligibles, sur le plaisir qu’il éprouvait à le voir ; lui demandant, d’une manière très-hospitalière, s’il était disposé à prendre quelque chose après sa promenade, ou s’il préférait attendre jusqu’au dîner ; après quoi il s’assit, et se mit à regarder autour de lui, d’un air hébété, comme s’il n’avait pas eu la moindre idée du lieu où il se trouvait ; ce qui était vrai, effectivement.

Tout ceci était fort embarrassant pour M. Pickwick, et d’autant plus que M. Winkle senior témoignait un étonnement palpable à la conduite excentrique, pour ne pas dire plus, de ses deux compagnons. Afin de mettre un terme à cette situation, il tira une lettre de sa poche, et la présentant à M. Winkle, lui dit :

« Cette lettre, monsieur, est de votre fils. Vous verrez par ce qu’elle contient que son bien-être et son bonheur futur dépendent de la manière bienveillante et paternelle dont vous l’accueillerez. Vous m’obligerez beaucoup en la lisant avec calme, et en en discutant ensuite le sujet avec moi, d’une manière grave et convenable. Vous pouvez juger de quelle importance votre décision est pour votre fils, et quelle est son extrême anxiété, à ce sujet, puisqu’elle m’a engagé à me présenter chez vous, à une heure si avancée, et, ajouta M. Pickwick en regardant légèrement ses deux compagnons, et dans des circonstances si défavorables. »

Après ce prélude, M. Pickwick plaça entre les mains du vieillard étonné, quatre pages serrées de repentir superfin ; puis, s’étant assis, il examina sa figure et son maintien, avec inquiétude il est vrai, mais avec l’air ouvert et assuré d’un homme qui a accepté un rôle dont il n’a pas à rougir ni à se défendre.

Le vieux négociant tourna et retourna la lettre avant de l’ouvrir ; examina l’adresse, le dos, les côtés ; fit des observations microscopiques sur le petit garçon grassouillet imprimé sur la cire ; leva ses yeux sur le visage de M. Pickwick ; et enfin, s’asseyant sur le tabouret de son bureau et rapprochant la lampe, brisa le cachet, ouvrit l’épître, et, l’élevant près de la lumière, se prépara à lire.

Juste dans ce moment, M. Bob Sawyer, dont l’esprit était demeuré inactif depuis quelques minutes, plaça ses mains sur ses genoux et se composa un visage de clown, d’après les portraits de feu M. Grimaldi. Malheureusement il arriva que M. Winkle, au lieu d’être profondément occupé à lire sa lettre, comme Bob l’imaginait, s’avisa de regarder par-dessus, et, conjecturant avec raison que le visage en question était fabriqué en dérision de sa propre personne, fixa ses yeux sur le coupable avec tant de sévérité, que les traits de feu M. Grimaldi se résolurent, graduellement, en une contenance fort humble et fort confuse.

« Vous m’avez parlé, monsieur ? demanda M. Winkle après un silence menaçant.

— Non, monsieur, répliqua Bob qui n’avait plus rien d’un clown, excepté l’extrême rougeur de ses joues.

— En êtes-vous bien sûr, monsieur ?

— Oh ! certainement ; oui, monsieur, tout à fait.

— Je l’avais cru, monsieur, rétorqua le vieux gentleman avec une emphase pleine d’indignation. Peut-être que vous m’avez regardé, monsieur ?

— Oh ! non, monsieur, pas du tout, répliqua Bob de la manière la plus civile.

— Je suis charmé de l’apprendre monsieur, » reprit le vieillard en fronçant ses sourcils d’un air majestueux ; puis il rapprocha la lettre de la lumière et commença à lire sérieusement.

M. Pickwick le considérait avec attention, tandis qu’il tournait de la dernière ligne de la première page à la première ligne de la seconde ; et de la dernière ligne de la seconde page à la première ligne de la troisième ; et de la dernière ligne de la troisième page à la première ligne de la quatrième ; mais quoique le mariage de son fils lui fût annoncé dans les douze premières lignes, comme le savait très-bien M. Pickwick, aucune altération de sa physionomie n’indiqua avec quels sentiments il prenait une si importante nouvelle.

M. Winkle lut la lettre jusqu’au dernier mot, la replia avec la précision d’un homme d’affaires, et juste au moment où M. Pickwick attendait quelque grande expansion de sensibilité, il trempa une plume dans l’encrier, et dit aussi tranquillement que s’il avait parlé de l’affaire commerciale la plus ordinaire : Quelle est l’adresse de Nathaniel, monsieur Pickwick ?

« À l’hôtel George et Vautour, pour le présent.

— George et Vautour, où est cela ?

— George Yard, Lombard street.

— Dans la cité ?

— Oui. »

Le vieux gentleman écrivit méthodiquement l’adresse sur le dos de la lettre, et l’ayant placée dans son bureau, qu’il ferma, dit en rangeant le tabouret et en mettant la clef dans sa poche : « Je suppose que nous n’avons plus rien à nous dire, monsieur Pickwick ? »

— Rien à nous dire, mon cher monsieur ? s’écria l’excellent homme avec une chaleur pleine d’indignation. Rien à nous dire ! N’avez-vous pas d’opinion à exprimer sur un événement si considérable dans la vie de mon jeune ami ? Pas d’assurance à lui faire transmettre par moi, de la continuation de votre affection et de votre protection ? Rien à dire qui puisse le rassurer, rien qui puisse consoler la jeune femme inquiète, dont le bonheur dépend de lui ? Mon cher monsieur, réfléchissez.

— Précisément, je réfléchirai. Je ne puis rien dire maintenant. Je suis un homme méthodique, monsieur Pickwick, je ne m’embarque jamais précipitamment dans aucune affaire et d’après ce que je vois de celle-ci, je n’en aime nullement les apparences. Mille livres sterling ne sont pas grand chose, monsieur Pickwick.

— Vous avez bien raison, monsieur, dit Ben Allen, justement assez éveillé pour savoir qu’il avait dépensé ses mille livres sans la plus petite difficulté. Vous êtes un homme intelligent. Bob, c’est un gaillard intelligent.

— Je suis enchanté que vous me rendiez cette justice, dit M. Winkle, en jetant un regard méprisant à M. Ben Allen, qui hochait la tête d’un air profond. Le fait est, monsieur Pickwick, qu’en permettant à mon fils de voyager sous vos auspices pendant un an ou deux, pour apprendre à connaître les hommes et les choses, et afin qu’il n’entrât pas dans la vie comme un écolier, qui se laisse attraper par le premier venu, je n’avais nullement compté sur ceci. Il le sait très-bien, et si je cessais de le soutenir, il n’aurait pas lieu d’être surpris. Au reste il apprendra ma décision, monsieur Pickwick. En attendant, je vous souhaite le bonsoir. Margaret, ouvrez la porte. »

Pendant tout ce temps M. Bob Sawyer avait fait des signes à son ami pour l’engager à dire quelque chose qui fût frappé au bon coin ; aussi Ben improvisa-t-il, sans aucun avertissement préalable, une petite oraison brève, mais pleine de chaleur. « Monsieur, dit-il en regardant le vieux gentleman avec des yeux ternes et fixes et en balançant furieusement son bras de bas en haut : Vous… vous devriez rougir de votre conduite.

— En effet, répliqua M. Winkle ; comme frère de la jeune personne, vous êtes un excellent juge de la question. Allons ! en voilà assez. Je vous en prie, monsieur Pickwick, n’ajoutez plus rien. Bonne nuit, messieurs. »

Ayant dit ces mots, le vieux négociant prit le chandelier et ouvrit la porte de la chambre, en montrant poliment le corridor.

« Vous regretterez votre conduite, monsieur, dit M. Pickwick en serrant étroitement ses dents, pour contenir sa colère, car il sentait combien cela était important pour son jeune ami.

— Je suis pour le moment d’une opinion différente, répondit M. Winkle avec calme. Allons, messieurs, je vous souhaite encore une bonne nuit. »

M. Pickwick regagna la rue d’un pas irrité ; Bob Sawyer, complètement maté par les manières décidées du vieux gentleman, prit le même parti ; le chapeau de M. Ben Allen roula après eux sur les marches, et la personne de M. Ben Allen le suivit immédiatement ; puis les trois compagnons allèrent se coucher en silence, et sans souper. Mais avant de s’endormir, M. Pickwick pensa que s’il avait su quel homme méthodique était M. Winkle senior, il ne se serait assurément pas chargé d’une telle commission pour lui.