Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XX.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 282-299).


CHAPITRE XX.

Contenant l’histoire de l’oncle du commis-voyageur.

Mon oncle, gentlemen, dit le commis-voyageur, était le gaillard le plus jovial, le plus plaisant, le plus malin qui ait jamais existé. Je voudrais que vous l’eussiez connu, gentlemen… Mais non, en y réfléchissant, je ne le voudrais point ; car, suivant le cours de la nature, si vous l’aviez connu, vous seriez ou morts ou si près de l’être, que vous auriez renoncé à courir le monde, ce qui me priverait de l’inestimable plaisir de vous parler en ce moment. Gentlemen, je voudrais que vos pères et vos mères eussent connu mon oncle, il leur aurait plu étonnamment, principalement à vos respectables mères. J’en suis sûr et certain. Si parmi ses nombreuses vertus il y en avait deux qui prédominaient, j’oserais dire que c’était son punch et ses chansons à boire. Pardonnez-moi de me laisser aller ainsi au mélancolique souvenir du mérite qui n’est plus ; vous ne verrez pas tous les jours de la semaine un homme comme mon oncle, gentlemen.

J’ai toujours regardé comme fort honorable pour mon oncle d’avoir été compagnon et ami intime de Tom Smart, de la grande maison de Bilson et Slum, Cateaton-Street, City. Mon oncle voyageait pour Tiggin et Welps ; mais, pendant longtemps, il fit à peu près la même tournée que Tom. Le premier soir où ils se rencontrèrent, mon oncle se prit d’une fantaisie pour Tom, et Tom se prit d’une fantaisie pour mon oncle. Ils ne se connaissaient pas depuis une demi-heure, lorsqu’ils parièrent à qui ferait le meilleur bol de punch, et le boirait le plus vite. On jugea que mon oncle avait gagné, pour la façon ; mais pour ce qui est de boire, Tom l’emporta environ d’une demi-cuiller à sel. Ils prirent alors un autre bol chacun, pour boire mutuellement à leur santé, et furent toujours amis dévoués, depuis lors. Il y a une destinée dans ces sortes de choses, gentlemen ; c’est plus fort que nous.

En apparence personnelle, mon oncle était une idée plus court que la taille moyenne, il était aussi une idée plus gros ; et peut-être que son visage était une idée plus rouge que les visages ordinaires. Il avait la face la plus joviale que vous ayez jamais vue, gentlemen. Quelque chose qui tenait de polichinelle, avec un nez et un menton beaucoup plus avantageux. Ses yeux étincelaient toujours de gaieté, et sur sa figure s’épanouissait perpétuellement un sourire ; non pas un de vos ricanements insignifiants, bêtes, vulgaires, mais un vrai sourire, joyeux, satisfait, malin. Une fois il fut lancé hors de son cab, et se cogna la tête contre une borne. Il resta là, étourdi, et le visage si abîmé par le sable, que, pour me servir de son expression énergique, si sa pauvre mère avait pu revenir sur la terre, elle ne l’aurait pas reconnu. En y réfléchissant, gentlemen, je puis vous en donner ma parole d’honneur, car lorsqu’elle mourut, mon oncle n’avait que deux ans et sept mois ; et, sans parler des écorchures, ses bottes à revers auraient sans doute singulièrement embarrassé la bonne dame, pour ne rien dire non plus de son nez et de sa face rubiconde. N’importe : il était là, étendu, et j’ai souvent entendu dire qu’il souriait aussi agréablement que s’il était tombé par partie de plaisir, et qu’après avoir été saigné, aussitôt qu’il s’était senti revivre, il avait commencé par se dresser dans son lit, éclater de rire, embrasser la jeune fille qui tenait la palette, après quoi il avait demandé sur-le-champ une côtelette de mouton et des noix marinées. Il était fort amateur de noix marinées, gentlemen ; il disait que, prises sans vinaigre, elles faisaient trouver la bière meilleure.

La grande tournée de mon oncle avait lieu à la chute des feuilles. C’est alors qu’il faisait rentrer les fonds, et prenait les commissions dans le Nord. Il allait de Londres à Édimbourg, d’Édimbourg à Glascow ; de Glascow il revenait à Édimbourg, et enfin à Londres, par le paquebot. Il faut que vous sachiez que cette seconde visite à Édimbourg était pour son propre plaisir ; il avait l’habitude d’y revenir pour une semaine, juste le temps de voir ses vieux amis ; et comme il déjeunait avec celui-ci, goûtait avec celui-là, dînait avec un troisième et soupait avec un autre, il passait une jolie petite semaine, pas mal occupée. Je ne sais pas si quelqu’un de vous, gentlemen, a jamais tâté d’un solide déjeuner écossais, substantiel, abondant, puis est allé ensuite faire un petit goûter d’un baril d’huîtres et d’une douzaine de bouteilles d’ale, avec un ou deux flacons de whiskey, pour terminer. Si cela vous est arrivé, vous conviendrez avec moi qu’il faut avoir la tête un peu solide pour faire honneur, après cela, au dîner et au souper.

Mais que Dieu vous bénisse tous ! cela n’était rien pour mon oncle. Il y était si bien fait, que ce n’était pour lui qu’un jeu d’enfant. Je lui ai entendu dire qu’il pouvait tenir tête aux gens de Dundee, et revenir chez lui sans trébucher ; et cependant, gentlemen, les gens de Dundee ont des têtes et du punch aussi forts que vous pouvez en rencontrer entre les deux pôles. J’ai entendu parler d’un homme de Dundee et d’un autre de Glasgow, qui burent ensemble pendant quinze heures consécutives. Autant qu’on put s’en assurer, ils furent suffoqués à peu près au même instant : mais à cela près, gentlemen, ils ne s’en trouvèrent pas plus mal.

Un soir, vingt-quatre heures avant l’époque qu’il avait fixée pour son embarquement, mon oncle soupa chez un de ses plus anciens amis, qui restait dans la vieille ville d’Édimbourg. Un Mac quelque chose, avec quatre syllabes après. Il y avait la femme du bailli, et les trois filles du bailli, et le grand fils du bailli, et trois ou quatre gros Écossais madrés, à sourcils épais, que le bailli avait rassemblés pour faire honneur à mon oncle, et pour aider à chasser la mélancolie. Ce fut un glorieux souper. On y mangea du saumon mariné, des merluches fumées, une tête d’agneau, et un boudin, un haggis, célèbre plat écossais, qui faisait toujours à mon oncle l’effet de l’estomac d’un petit amour. Il y avait bien d’autres choses encore, dont j’ai oublié les noms, mais de bonnes choses néanmoins. Les jeunes filles étaient agréables, la femme du bailli paraissait une des meilleures créatures qui aient jamais existé, et mon oncle se montra d’une humeur charmante. Aussi, pendant toute la soirée, fallait-il voir les jeunes filles sourire en dessous, et la vieille dame éclater de rire, et les joyeux compagnons pouffer si joliment que leur large face en devenait écarlate. Je ne me rappelle pas, au juste, combien de verres de grog au whiskey chacun d’eux but, après souper ; mais ce que je sais, c’est que, vers une heure du matin, le grand fils du bailli perdit connaissance au moment où il entamait pour la vingtième fois un couplet de la chanson de Burns : Oh ! Wilie brassa un picotin d’orge. Comme depuis une demi-heure environ c’était le seul convive que mon oncle pût voir au-dessus de la table, il s’avisa qu’il était bientôt temps de s’en aller, afin qu’il pût rentrer chez lui à une heure décente, d’autant plus qu’on avait commencé à boire à sept heures du soir. Croyant néanmoins qu’il ne serait pas poli de partir sans dire gare, mon oncle se vota au fauteuil, mélangea un autre verre de grog, se leva pour proposer sa santé, s’adressa un discours bien tourné et très-flatteur, et but le toast avec enthousiasme. Cependant personne ne se réveillait. Mon oncle but encore une petite goutte pure, cette fois, de peur que le punch ne lui fît mal, et finalement, empoignant son chapeau, sortit dans la rue.

Il faisait beaucoup de vent, lorsque mon oncle ferma la porte du bailli. Il enfonça solidement son chapeau sur sa tête, fourra ses mains dans ses poches, et regardant en l’air, passa rapidement en revue l’état de l’atmosphère. Des nuages passaient sur la lune avec la plus folle vitesse, tantôt l’obscurcissant tout à fait, tantôt lui permettant de répandre toute sa splendeur sur les objets environnants, puis passant de nouveau sur elle avec une rapidité incroyable. « Réellement, dit mon oncle en s’adressant au temps comme s’il s’était senti personnellement offensé, ça ne peut pas aller comme cela. Ce n’est pas là du tout le temps qu’il me faut pour mon voyage. Je n’en veux pas à aucun prix, » dit mon oncle d’une voix imposante. Après avoir répété cela plusieurs fois, et après avoir recouvré son équilibre, car il était un peu étourdi d’avoir regardé si longtemps en l’air, il se remit gaiement en marche.

La maison du bailli était dans Canongate, et mon oncle allait à l’autre bout du Leithwalk ; un peu plus d’un mille de distance. À sa droite et à sa gauche, s’élevaient vers les cieux de grandes maisons isolées, hautes, décharnées, dont les façades étaient noircies par l’âge, dont les fenêtres, comme les yeux des vieillards, semblaient être ternes et creusées par les années. Six, sept, huit étages, s’empilaient comme des châteaux de cartes, les uns au-dessus des autres, jetant leur ombre épaisse sur la route pavée de pierres raboteuses, en rendant la nuit encore plus noire. Un petit nombre de lanternes étaient éparpillées à de grandes distances ; mais elles servaient seulement à marquer l’entrée malpropre de quelques étroits culs-de-sac, ou de quelques escaliers conduisant par des méandres roides et compliqués aux divers étages supérieurs. Regardant toutes ces choses de l’air de quelqu’un qui les a vues trop souvent pour s’en soucier beaucoup, mon oncle marchait au milieu de la rue, avec son pouce dans chacune des poches de son gilet, modulant de temps en temps la chansonnette avec tant de chaleur que les honnêtes habitants du voisinage, réveillés en sursaut de leur premier sommeil, restaient tremblants dans leur lit, jusqu’à ce que le son s’éteignît en s’éloignant, et convaincus alors que c’était quelque propre à rien d’ivrogne qui regagnait sa maison, se recouvraient chaudement et s’endormaient de nouveau.

Gentlemen, je vous raconte minutieusement comment mon oncle marchait au milieu de la rue, avec ses pouces dans les poches de son gilet, parce que, comme il le disait souvent et avec raison, il n’y a rien du tout d’extraordinaire dans cette histoire, si vous ne voyez pas bien distinctement, dès le commencement, qu’il n’avait pas du tout l’esprit tourné au merveilleux, ni au romantique.

Mon oncle marchait donc, avec ses pouces dans les poches de son gilet, occupant le milieu de la rue à lui tout seul, et chantant tantôt un refrain d’amour, tantôt un refrain bachique ; puis, quand il était fatigué de l’amour et du Bacchus, sifflant mélodieusement ; lorsqu’il atteignit le pont du Nord, qui, en cet endroit, réunit la vieille ville d’Édimbourg à la ville nouvelle. Il s’y arrêta, pendant une minute, à considérer l’amas étrange et irrégulier de lumières, empilées si haut dans les airs, qu’on croirait voir des étoiles briller, d’un côté, sur les murs de la forteresse, et de l’autre sur Calton-Hill, pour illuminer des châteaux aériens. À leur pied, l’antique et pittoresque cité dormait pesamment dans son obscurité majestueuse, tandis que le vieux trône d’Arthur, qui s’élevait imposant et sombre, comme un puissant génie, semblait garder et protéger le château et la chapelle d’Holyrood. Je dis, gentlemen, que mon oncle s’arrêta là une minute ou deux, pour regarder autour de lui. Ensuite faisant un doigt de compliment au temps qui s’était un peu éclairci, quoique la lune fût sur son déclin, il se remit à marcher aussi royalement qu’auparavant, occupant le milieu de la route, avec une grande dignité, et comme quelqu’un qui voudrait bien voir qu’on lui en disputât la possession. Pourtant, comme il ne se trouvait là personne qui fût disposé à ouvrir une contestation à ce sujet, il continua de marcher, avec les pouces dans les poches de son gilet, aussi paisible qu’un agneau.

Quand mon oncle eut atteint la fin de Leith-Walk, il lui fallut traverser un grand terrain vague, au bout duquel, en ce temps-là, se trouvait un enclos, appartenant à un charron, qui rachetait à l’administration des postes les voitures hors de service. Mon oncle était grand amateur de voitures, vieilles, jeunes ou d’âge moyen, et il lui prit fantaisie de se déranger de sa route, sans autre but que d’aller lorgner, entre les palissades, une douzaine d’antiques malles-postes, qu’il se rappelait avoir vues là, en fort mauvais état et toutes démantibulées. Mon oncle, gentlemen, était d’un caractère décidé, et avait la tête chaude : ne pouvant pas voir à son aise à travers les pieux, il grimpa par-dessus, et, s’asseyant tranquillement sur un vieux timon, il commença à considérer les débris des carrosses avec une gravité remarquable.

Il y en avait peut-être une douzaine, ou même davantage ; mon oncle n’était pas bien sûr de cela, et comme c’était un homme fort scrupuleux à propos de chiffres, il n’aimait point à en citer à la légère. Enfin ils étaient là tous, pêle-mêle, dans un état de désolation inimaginable. Les portières avaient été arrachées de leurs gonds, les garnitures enlevées ; seulement de distance en distance, une loque pendait encore à un clou rouillé. Les lanternes étaient parties, les timons évanouis depuis longtemps, les ressorts brisés, les boiseries dépouillées de peinture. Le vent sifflait à travers les crevasses, et la pluie, qui s’était amassée sur les impériales, tombait goutte à goutte dans l’intérieur, avec un son lugubre et sourd : c’étaient enfin les squelettes des malles-postes décédées ; et dans cette place solitaire, à cette heure de la mort, elles avaient quelque chose de lugubre et d’horrible.

Mon oncle appuya sa tête sur ses mains, et se mit à penser aux gens actifs, affairés, qui avaient roulé autrefois dans ces vieilles voitures, et qui maintenant étaient aussi silencieux et aussi changés qu’elles-mêmes. Il pensa aux nombreux individus à qui ces carcasses vermoulues avaient apporté, pendant des années, à travers toutes les saisons, tant de nouvelles, impatiemment attendues : nouvelles d’heureux voyage et de bonne santé ; envoi de lettres de change et d’argent. Le marchand, l’amant, l’épouse, la veuve, la mère, l’écolier, le bambin même qui se traînait à la porte, en entendant frapper le facteur ; avec quelle anxiété chacun d’eux avait attendu l’arrivée de cette vieille malle-poste ! Et maintenant, qu’étaient-ils tous devenus ? Gentlemen, mon oncle disait qu’il avait pensé à tout cela ; mais je soupçonne plutôt qu’il l’avait lu depuis dans quelque livre, car il déclarait positivement que, tout en regardant ces squelettes de voitures, il était tombé dans une espèce d’assoupissement, dont il avait été réveillé soudain par une cloche voisine qui sonnait deux heures. Or, mon oncle n’a jamais été distingué pour penser vite, et s’il avait réellement songé à toutes ces choses, je suis convaincu que cela l’aurait tenu, pour le moins, jusqu’à deux heures et demie. Je crois donc pouvoir affirmer que mon oncle tomba dans cette espèce d’assoupissement, sans avoir pensé à rien du tout.

Quoi qu’il en soit, l’horloge de l’église sonna deux heures. Mon oncle s’éveilla, frotta ses yeux, et sauta sur ses pieds, d’étonnement.

En un instant, dès que l’horloge eut sonné deux heures, cet endroit désert et abandonné devint plein de vie et d’activité. Les portières furent remises sur leurs gonds, les garnitures restaurées, les boiseries repeintes, les lampes allumées. Des coussins, des houppelandes étaient placés sur chaque siége ; les porteurs fourraient des paquets dans chaque coffre ; les gardes rangeaient les sacs de lettres ; les palefreniers jetaient des seaux d’eau sur les roues renouvelées ; une quantité d’hommes se précipitaient de toutes parts, fixant des timons à chaque voiture. Les passagers arrivaient ; les porte manteaux étaient emballés ; les chevaux attelés ; enfin il devenait évident que chaque malle allait partir sans retard. Gentlemen, mon oncle ouvrait de si grands yeux, en voyant tout cela, que jusqu’au dernier moment de sa vie, il ne pouvait s’expliquer comment il avait jamais été capable de les refermer.

« Allons, allons ! dit une voix à côté de mon oncle, en même temps qu’il sentait une main se poser sur son épaule ; vous êtes inscrit pour un intérieur, il est temps de monter.

— Moi inscrit ! s’écria mon oncle en se retournant.

— Oui, certainement. »

Mon oncle, gentlemen ne put rien dire, tant il était étonné. La plus drôle de chose était que, quoiqu’il y eût là un si grand nombre de personnes, et quoique de nouveaux visages arrivassent à chaque instant, on ne pouvait pas dire d’où ils venaient ; ils semblaient sortir mystérieusement de sous terre ou de l’air, et disparaître de la même manière. Dès qu’un commissionnaire avait mis son bagage dans la voiture et reçu son pourboire, il se retournait, et crac, il avait disparu ! Avant que mon oncle eût eu le temps de s’inquiéter de ce qu’il était devenu, une demi-douzaine d’autres apparaissaient, chancelant sous le poids de paquets qui paraissaient assez gros pour les écraser. Une autre singularité, c’est que les voyageurs étaient tous habillés d’une manière étrange. Ils avaient de grands habits brodés, avec de larges basques, d’énormes parements, et pas de collets : enfin ils portaient de vastes perruques, avec un sac par derrière. Mon oncle n’y pouvait rien comprendre.

« Eh bien ! allons-nous monter ? » dit l’individu qui s’était déjà adressé à mon oncle.

Il était habillé comme un courrier de malle-poste, mais il avait une perruque sur la tête, et de prodigieux parements à ses manches. D’une main il tenait une lanterne, et de l’autre une grosse espingole.

« En finirez-vous de monter, Jack Martin ? répéta le garde en approchant sa lanterne du visage de mon oncle.

— Par exemple ! s’écria mon oncle en reculant d’un pas ou deux, voilà qui est familier.

— C’est comme cela sur la feuille de route, répliqua le courrier.

— Est-ce qu’il n’y a pas un monsieur devant ? demanda mon oncle ; car il trouvait qu’un conducteur, qu’il ne connaissait pas, et qui l’appelait Jack Martin, tout court, prenait une liberté que l’administration de la poste n’aurait pas approuvée, si elle en avait été instruite.

— Non, il n’y en a pas, rétorqua le conducteur froidement.

— La place est-elle payée ? demanda mon oncle.

— Bien entendu.

— Ah ! ah ! Eh bien, allons. Quelle voiture ?

— Celle-ci, répondit le garde en montrant une malle-poste gothique, dont la portière était ouverte, le marchepied abaissé, et qui faisait le service d’Édimbourg à Londres.

— Attendez, voici d’autres voyageurs : laissez-les monter d’abord. »

Tandis qu’il parlait, mon oncle vit tout à coup apparaître en face de lui un jeune gentilhomme, avec une perruque poudrée et un habit bleu, brodé d’argent, dont les basques doublées de bougran étaient étonnamment carrées. Tiggin et Welps étaient dans les nouveautés, gentlemen, si bien que mon oncle reconnut du premier coup d’œil ces étoffes. L’étranger avait, en outre, une culotte de soie, des bas de soie et des souliers à boucles. Il portait à ses poignets des manchettes, sur sa tête un chapeau à trois cornes, et à son côté une épée très-mince. Les pans de son gilet couvraient à moitié ses cuisses, et les bouts de sa cravate descendaient jusqu’à sa ceinture. Il s’avança gravement vers la portière de la voiture, ôta son chapeau et le tint à bras tendu au-dessus de sa tête, arrondissant en même temps son petit doigt, comme le font quelques personnes maniérées, en prenant une tasse de thé. Puis il plaça ses pieds à la troisième position, fit un profond salut, et enfin tendit sa main gauche. Mon oncle allait s’avancer et la secouer cordialement, quand il s’aperçut que ces civilités n’étaient pas pour lui, mais pour une jeune lady, qui parut en ce moment au bas du marchepied. Elle avait une robe de velours vert, d’une coupe antique, avec une longue taille et un corsage lacé. Elle était coiffée en cheveux, et portait sur la tête un capuchon de soie noire. Elle se retourna un instant, et découvrit à mon oncle le plus beau visage qu’il eût jamais vu, même en peinture. Quand elle monta dans la voiture, elle releva sa robe d’une main, et, comme le disait mon oncle, avec un juron, chaque fois qu’il racontait cette histoire, il n’aurait jamais cru que des pieds et des jambes pussent atteindre cette perfection, s’il ne l’avait pas vu de ses propres yeux.

Cependant mon oncle s’était aperçu que la jeune dame paraissait épouvantée, et qu’elle avait jeté vers lui un regard suppliant. Il remarqua aussi que le jeune homme à la perruque poudrée, malgré toutes ses apparences de respect et de galanterie, lui avait étroitement serré le poignet, pour la faire monter, et l’avait suivie immédiatement. Un autre individu, de fort mauvaise mine, était avec eux. Il avait une petite perruque brune, un habit raisin de Corinthe, une énorme rapière à large coquille, et des bottes qui lui montaient jusqu’aux hanches. Quand il s’assit auprès de la charmante lady, elle se renfonça d’un air craintif, dans son coin, et mon oncle fut confirmé dans son idée première, qu’il allait se passer quelque drame sombre et mystérieux ; ou, comme il le disait lui-même, qu’il y avait quelque chose qui clochait. En un clin d’œil, il se décida à secourir la jeune dame, si elle avait besoin d’assistance.

« Sang et tonnerre ! » s’écria le jeune gentilhomme en mettant la main sur son épée lorsque mon oncle entra dans la voiture.

— « Mort et enfer ! » vociféra l’autre individu en tirant sa rapière et en se fendant sur mon oncle, sans plus de cérémonies.

Mon oncle n’avait pas d’armes ; mais, avec une grande dextérité, il enleva le chapeau à trois cornes de son adversaire, et recevant la pointe de l’épée juste au milieu de la forme, serra les deux côtés et empoigna solidement la lame.

— Piquez-le par derrière, s’écria l’homme de mauvaise mine à son compagnon, tout en s’efforçant de rattraper son épée.

— Qu’il ne s’en avise pas, s’écria mon oncle en relevant d’une manière menaçante le talon d’un de ses souliers ferrés, je lui ferais sauter la cervelle, s’il en a, ou s’il n’en a pas je lui briserais le crâne ! Employant en même temps toute sa vigueur, il arracha l’épée de son adversaire et la jeta bravement par la portière.

— Sang et tonnerre ! » cria sur nouveaux frais le jeune gentilhomme en mettant encore la main sur le pommeau de son épée, mais sans la tirer. Peut-être, comme le disait mon oncle avec un sourire, peut-être avait-il peur d’effrayer la jeune dame.

« Maintenant, gentlemen, dit mon oncle en prenant tranquillement sa place, il est inutile de parler de mort avec ou sans enfer, devant une dame, et nous avons eu assez de sang et de tonnerre pour notre voyage. Ainsi, s’il vous plaît, nous nous assiérons pacifiquement à nos places comme de paisibles voyageurs. Ici, conducteur ! ramassez le couteau à découper de ce gentleman. »

« Mon oncle n’avait pas achevé ces mots, lorsque le conducteur parut à la portière avec l’épée. En la passant dans l’intérieur, il leva sa lanterne et regarda fixement mon oncle, qui, à sa grande surprise, aperçut autour de la voiture une fourmilière de conducteurs ayant tous les yeux rivés sur lui. Jamais, dans toute sa vie, il n’avait vu un si grand nombre de visages pâles, d’habits rouges et de regards fixes.

« Voilà la chose la plus étrange qui me soit arrivée jusqu’à ce jour, pensa mon oncle. Permettez-moi de vous rendre votre chapeau, monsieur. »

L’individu de mauvaise mine reçut en silence le chapeau à trois cornes, regarda attentivement le trou qui se trouvait au milieu, et, finalement, le plaça sur le sommet de sa perruque, avec une solennité dont l’effet fut cependant légèrement diminué par un violent éternuement qui fit retomber son tricorne sur ses genoux.

« En route ! » cria le conducteur armé de la lanterne, en montant par derrière sur son petit siége. La voiture partit. Mon oncle, en sortant de la cour, regarda à travers les glaces, et vit que les autres malles, avec les cochers, les gardes, les chevaux et les voyageurs, tournaient en rond, au petit trot, avec une vitesse d’environ cinq milles à l’heure. Mon oncle bouillait d’indignation, gentlemen. Comme négociant il trouvait qu’on ne devait pas badiner avec les dépêches, et il résolut d’en écrire à la direction des postes aussitôt après son retour à Londres.

Bientôt cependant toutes ses pensées se concentrèrent sur la jeune dame, qui était assise à l’autre coin de l’intérieur, le visage soigneusement enveloppé dans son capuchon. Le gentilhomme à l’habit bleu se trouvait en face d’elle, et à côté d’elle, l’autre individu en habit raisin de Corinthe. Tous les deux la surveillaient attentivement. Si elle faisait frôler les plis de son capuchon, mon oncle entendait l’homme de mauvaise mine mettre la main sur sa rapière, et il était sûr, par la respiration du jeune matamore (car la nuit était trop noire pour distinguer les visages), qu’il lui faisait une moue et des yeux comme s’il avait voulu l’avaler. Ce manège irrita mon oncle de plus en plus, et il résolut d’en voir la fin à tout prix. Il avait une grande admiration pour les yeux brillants et pour les jolis visages, pour les pieds mignons et pour les jolies jambes ; en un mot, il était passionné pour le sexe tout entier. Cela court dans le sang de la famille, gentlemen, je suis comme lui.

Mon oncle employa bien des subterfuges pour attirer l’attention de la jeune dame, ou tout au moins pour engager la conversation avec ses mystérieux compagnons, mais ce fut en vain. Les gentlemen ne voulaient pas parler, et la jeune dame ne l’osait pas. De temps en temps mon oncle mettait la tête à la portière et demandait à haute voix pourquoi on n’allait pas plus vite ; mais il avait beau s’enrouer à crier, personne ne faisait attention à lui. Il se renfonçait alors dans son coin et pensait au joli visage, au pied mignon, à la jambe fine de sa compagne de voyage ; ceci réussissait à lui faire passer le temps, et l’empêchait de s’inquiéter de l’étrange situation où il se trouvait, allant toujours sans savoir où. Il est vrai que cela ne l’aurait pas beaucoup tourmenté de toute manière ; car mon oncle, gentlemen, était un gaillard entreprenant, nomade, sans peur et sans souci.

Tout d’un coup la voiture s’arrêta :

« Ohé ! cria mon oncle, qu’est-ce qui nous arrive maintenant ;

— Descendez ici, dit le conducteur en abattant le marchepied.

— Ici ! fit mon oncle.

— Ici répéta le garde.

— Je n’en ferai rien.

— À la bonne heure, alors, restez où vous êtes.

— C’est mon intention.

— C’est bien. »

Les autres voyageurs avaient écouté ce colloque fort attentivement. Voyant que mon oncle était déterminé à rester, le jeune gentilhomme passa devant lui, pour faire descendre la dame. Dans ce moment, l’homme de mauvaise mine inspectait minutieusement le trou qui déshonorait le fond de son tricorne. La jeune dame, en passant, laissa tomber son gant dans la main de mon oncle, et, approchant les lèvres de son visage, si près qu’il sentit sur son nez une tiède haleine, lui murmura tout bas ces deux mots : « Secourez-moi monsieur. » Mon oncle s’élança à bas de la voiture avec tant de violence qu’il la fit bondir sur ses ressorts.

« Ah ! vous vous ravisez ? » a dit le conducteur, quand il vit mon oncle sur ses jambes.

Mon oncle le regarda pendant quelques secondes, incertain s’il devait lui arracher son espingole, la tirer au visage du matamore, casser la tête du reste de la compagnie avec la crosse, saisir la jeune dame et disparaître au milieu de la fumée. En y réfléchissant, toutefois, il abandonna ce plan, comme d’une exécution un peu mélodramatique, et il se contenta de suivre les deux hommes mystérieux dans une vieille maison devant laquelle la voiture s’était arrêtée. Conduisant entre eux la jeune dame, ils tournèrent dans le corridor, et mon oncle s’y enfonça à leur suite.

De tous les endroits ruinés et désolés que mon oncle avait rencontrés dans sa vie, celui-ci était le plus désolé et le plus ruiné. On voyait que ç’avait été autrefois un vaste hôtel, mais le toit était ouvert dans plusieurs endroits, et les escaliers étaient raboteux et défoncés. Dans la chambre où les voyageurs entrèrent, il y avait une vaste cheminée, toute noire de fumée, quoiqu’elle ne fût égayée par aucun feu. La cendre blanchâtre du bois brûlé était encore répandue sur l’âtre, mais le foyer était froid, et tout paraissait sombre et triste.

« Voilà du joli, dit mon oncle en regardant autour de lui ; une malle qui fait six milles et demi à l’heure, et qui s’arrête indéfiniment dans un trou comme celui-ci ! C’est un peu fort ! mais ça sera connu ; j’en écrirai aux journaux. »

Mon oncle dit cela d’une voix assez élevée et d’une manière ouverte et sans réserve, pour tâcher d’engager la conversation avec les deux étrangers ; mais ils se contentèrent de chuchoter entre eux, en lui lançant des regards farouches. La dame était à l’autre bout de la chambre, et elle s’aventura, une fois, à agiter sa main, comme pour demander l’assistance de mon oncle.

À la fin les deux étrangers s’avancèrent un peu, et la conversation commença.

« Mon brave homme, dit le gentilhomme en habit bleu, vous ne savez pas, je suppose, que ceci est une chambre particulière.

— Non, mon brave homme ; je n’en sais rien, rétorqua mon oncle. Seulement si ceci est une chambre particulière, préparée exprès, j’imagine que la salle publique doit être joliment confortable ! »

En disant cela, mon oncle s’établit dans un grand fauteuil et mesura de l’œil les deux gentlemen, si exactement, que Tiggin et Welps auraient pu leur fournir l’étoffe d’un habit, sans y mettre un pouce de plus ni de moins.

« Quittez cette chambre ! dirent les deux hommes ensemble, en saisissant leurs épées.

— Hein ? fit mon oncle, sans avoir l’air de comprendre ce qu’ils voulaient dire.

— Quittez cette chambre, ou vous êtes mort ! dit l’homme de mauvaise mine, en mettant sa grande flamberge au vent, et en la faisant voltiger au-dessus de sa tête.

— Tue ! tue ! s’écria l’homme à l’habit bleu, en dégainant aussi son épée et en reculant deux ou trois pas. Tue ! tue ! »

La dame jeta un grand cri.

Mon oncle, gentlemen, était remarquable pour sa hardiesse et pour sa présence d’esprit. Pendant tout le temps qu’il avait paru si indifférent à ce qui se passait, il était occupé à chercher, sans en faire semblant, quelques projectiles ou quelque arme défensive ; et au moment même où les épées furent tirées, il aperçut, dans le coin de la cheminée, une vieille rapière à coquille, avec un fourreau rouillé. D’un seul bond, mon oncle l’atteignit, la tira, la fit tourner rapidement au-dessus de sa tête, cria à la jeune dame de se retirer dans un coin, lança le fourreau à l’homme de mauvaise mine, jeta une chaise au gentilhomme en habit bleu, et prenant avantage de leur confusion, tomba sur tous les deux, pêle-mêle.

Il y a une vieille histoire, qui n’en est pas moins bonne pour être vieille, concernant un jeune gentleman irlandais, à qui l’on demandait s’il jouait du violon : « Je n’en sais rien, répondit-il ; car je n’ai jamais essayé. » Ceci pourrait fort bien s’appliquer à mon oncle et à son escrime. Il n’avait jamais tenu une épée dans sa main, si ce n’est une fois, en jouant Richard III sur un théâtre d’amateurs ; et encore, dans cette occasion, il avait été convenu que Richmond le tuerait par derrière, sans faire le simulacre du combat ; mais ici, voilà qu’il faisait assaut avec deux habiles tireurs, poussant de tierce et de quarte, parant, se fendant, et combattant enfin de la manière la plus courageuse et la plus adroite, quoique jusqu’à ce moment il ne se fût pas douté qu’il eût la plus légère notion de la science de l’escrime. Cela montra la vérité de ce vieux proverbe, qu’un homme ne sait pas ce qu’il peut faire tant qu’il ne l’a pas essayé.

Le bruit du combat était terrible. Les trois champions juraient comme des troupiers, et leurs épées faisaient un cliquetis plus bruyant que ne pourraient faire tous les couteaux et toutes les mécaniques à affiler du marché de Newport, s’entrechoquant en mesure. Au moment le plus animé, la jeune dame, sans doute pour encourager mon oncle, retira entièrement son chaperon, et lui fit voir une si éblouissante beauté qu’il aurait combattu contre cinquante démons pour obtenir d’elle un sourire, et mourir au même instant. Il avait fait des merveilles jusque-là, mais il commença alors à se détacher comme un géant enragé.

Le gentilhomme en habit bleu aperçut en se retournant que la jeune dame avait découvert son visage ; il poussa une exclamation de rage et de jalousie, et, tournant son épée vers elle, il lui lança un coup de pointe, qui fit pousser à mon oncle un rugissement d’appréhension. Mais la jeune dame sauta légèrement de côté, et saisissant l’épée du jeune homme avant qu’il se fût redressé, la lui arracha, le poussa vers le mur, et lui passant l’épée en travers du corps, jusqu’à la garde, le cloua solidement dans la boiserie. C’était d’un magnifique exemple. Mon oncle, avec un cri de triomphe et une vigueur irrésistible, fit reculer son adversaire dans la même direction, et plongeant la vieille rapière juste au centre d’une des fleurs de son gilet, le cloua à côté de son ami. Ils étaient là tous les deux, gentlemen, gigotant des bras et des jambes dans leur agonie, comme les pantins de carton que les enfants font mouvoir avec un fil. Mon oncle répétait souvent, dans la suite, que c’était là la manière la plus sûre de se débarrasser d’un ennemi, et qu’elle ne présentait qu’un seul inconvénient, c’était la dépense qu’elle entraînait, puisqu’il fallait perdre une épée pour chaque homme mis hors de combat.

« La malle ! la malle ! cria la jeune dame, en se précipitant vers mon oncle, et en lui jetant ses beaux bras autour du cou ; nous pouvons encore nous sauver !

— Vraiment, ma chère, dit mon oncle, cala ne me paraît guère douteux. Il me semble qu’il n’y a plus personne à tuer. »

Mon oncle était un peu désappointé, gentlemen ; car il pensait qu’un petit intermède d’amour eût été fort agréable après ce massacre, quand ce n’eût été qu’à cause du contraste.

« Nous n’avons pas un instant à perdre ici, reprit la jeune lady. Celui-ci (montrant le gentilhomme en habit bleu) est le fils du puissant marquis de Filletoville.

— Eh bien ! ma chère, j’ai peur qu’il n’en porte jamais le titre, répondit mon oncle, en regardant froidement le jeune homme, qui était piqué contre le mur comme un papillon. Vous avez éteint le majorat, mon amour.

— J’ai été enlevée à ma famille, à mes amis, par ce scélérat, s’écria la jeune dame, dont le regard brillait d’indignation. Ce misérable m’aurait épousée de force avant une heure.

— L’impudent coquin ! dit mon oncle en jetant un coup d’œil méprisant à l’héritier moribond des Filletoville.

— Comme vous pouvez en juger par ce que vous avez vu, leurs complices sont prêts à m’assassiner, si vous invoquez l’assistance de quelqu’un. S’ils nous trouvent ici, nous sommes perdus ! Dans deux minutes il sera peut-être trop tard pour fuir. La malle ! la malle ! »

En prononçant ces mots, la jeune dame, épuisée par son émotion et par l’effort qu’elle avait fait en embrochant le marquis de Filletoville, se laissa tomber dans les bras de mon oncle, qui l’emporta aussitôt devant la porte de la maison. La malle était là, attelée de quatre chevaux noirs à tout crin, mais sans cocher, sans conducteur, et même sans palefrenier à la tête des chevaux.

Gentlemen, j’espère que je ne fais pas tort à la mémoire de mon oncle en disant que, quoique garçon, il avait tenu, avant ce moment-là, quelques dames dans ses bras. Je crois même qu’il avait l’habitude d’embrasser les filles d’auberge, et je sais que deux ou trois fois il a été vu par des témoins dignes de foi déposant un baiser sur le cou d’une maîtresse d’hôtel d’une manière très-perceptible. Je mentionne ces circonstances afin que vous jugiez combien la beauté de cette jeune lady devait être incomparable pour affecter mon oncle comme elle le fit : il disait souvent qu’en voyant ses longs cheveux noirs flotter sur son bras et ses beaux yeux noirs se tourner vers lui, lorsqu’elle revint à elle, il s’était senti si agité, si drôle, que ses jambes en tremblaient sous lui. Mais qui peut regarder une paire de jolis yeux noirs sans se sentir tout drôle ? Pour moi, je ne le puis, gentlemen, et je connais certains yeux que je n’oserais pas regarder, parole d’honneur !

« Vous ne me quitterez jamais, murmura la jeune dame.

— Jamais ! répondit mon oncle. Et il le pensait comme il le disait. — Mon brave libérateur, mon excellent, mon cher libérateur !

— Ne me dites donc pas de ces choses-là !

— Pourquoi pas ?

— Parce que votre bouche est si séduisante quand vous parlez que j’ai peur d’être assez impertinent pour la baiser. »

La jeune femme leva sa main comme pour avertir mon oncle de n’en rien faire et dit… non, elle ne dit rien, elle sourit. Quand vous regardez une paire de lèvres les plus délicieuses du monde, et quand elles s’épanouissent doucement en un sourire fripon, si vous êtes assez près d’elles et sans témoin, vous ne pouvez mieux témoigner votre admiration de leur forme et de leur couleur charmante qu’en les baisant : c’est ce que fit mon oncle, et je l’honore pour cela.

« Écoutez, s’écria la jeune dame en tressaillant, entendez-vous le bruit des roues et des chevaux ?

— C’est vrai, » dit mon oncle en se baissant.

Il avait l’oreille fine et était habitué à reconnaître le roulement des voitures ; mais celles qui s’approchaient vers eux paraissaient si nombreuses et faisaient tant de fracas qu’il lui fut impossible d’en deviner le nombre. Il semblait qu’il y eût cinquante carrosses emportés chacun par six chevaux.

« Nous sommes poursuivis ! s’écria la jeune dame en tordant ses mains. Nous sommes poursuivis ! Je n’ai plus d’espoir qu’en vous seul ! »

Il y avait une telle expression de terreur sur son charmant visage que mon oncle se décida tout d’un coup. Il la porta dans la voiture, lui dit de ne pas s’effrayer, pressa encore une fois ses lèvres sur les siennes, et l’ayant engagée à lever les glaces pour se préserver du froid, monta sur le siége.

« Attendez, mon sauveur, dit la jeune lady.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda mon oncle de son siége.

— Je voudrais vous parler. Un mot, un seul mot, mon chéri !

— Faut-il que je descende ? » demanda mon oncle.

La jeune dame ne fit pas de réponse, mais elle sourit encore, et d’un si joli sourire, gentlemen, qu’il enfonçait l’autre complétement. Mon oncle fut par terre en un clin d’œil.

« Qu’est-ce qu’il y a ma chère ? » dit-il en mettant la tête à la portière.

La dame s’y penchait en même temps par hasard, et elle lui parut plus belle que jamais. Il était fort près d’elle dans ce moment-là ; ainsi il ne pouvait pas se tromper.

« Qu’est-ce qu’il y a, ma chère ? demanda mon oncle.

— Vous n’aimerez jamais d’autre femme que moi ? Vous n’en épouserez jamais d’autre ? »

Mon oncle jura ses grands dieux qu’il n’épouserait jamais une autre femme, et la jeune lady retira sa tête et releva la glace.

Mon oncle s’élança de nouveau sur le siége, équarrit ses coudes, ajusta les rênes, prit le fouet sur l’impériale, le fit claquer savamment, et en route ! Les quatre chevaux noirs à tout crin s’élancèrent avec la vieille malle derrière eux, dévorant quinze bons milles en une heure. Brrr ! brrrr ! comme ils galopaient !

Pourtant le bruit des voitures devenait plus fort par derrière. Le vieux carrosse avait beau aller vite, ceux qui le poursuivaient allaient plus vite encore. Les hommes, les chevaux, les chiens, semblaient ligués pour l’atteindre ; le fracas était épouvantable, mais par-dessus tout s’élevait la voix de la jeune dame, excitant mon oncle, et lui criant : « Plus vite ! plus vite ! plus vite ! »

Ils volaient comme l’éclair. Les arbres sombres, les meules de foin, les maisons, les églises, tous les objets fuyaient à droite et à gauche, comme des brins de paille emportés par un ouragan. Leurs roues retentissaient comme un torrent qui déchire ses digues, et pourtant le bruit de la poursuite devenait plus fort, et mon oncle entendait encore la jeune lady crier d’une voix déchirante : « Plus vite ! plus vite ! plus vite ! »

Mon oncle employait le fouet et les rênes, et les chevaux détalaient avec tant de rapidité, qu’ils étaient tout blancs d’écume, et cependant la jeune dame criait encore : « Plus vite ! plus vite ! » Dans l’excitation du moment, mon oncle donna un violent coup sur le marchepied avec le talon de sa botte… et il s’aperçut que l’aube blanchissait, et qu’il était assis sur le siége d’une vieille malle d’Édimbourg, dans l’enclos du carrossier, grelottant de froid et d’humidité, et frappant ses pieds pour les réchauffer. Il descendit avec empressement, et chercha la charmante jeune lady dans l’intérieur… Hélas ! il n’y avait ni portière, ni coussin à la voiture, c’était une simple carcasse.

Mon oncle vit bien qu’il y avait là-dessous quelque mystère, et que tout s’était passé exactement comme il avait coutume de le raconter. Il resta fidèle au serment qu’il avait fait à la jeune dame, refusa, pour l’amour d’elle, plusieurs maîtresses d’auberge, fort désirables, et mourut garçon à la fin. Il faisait souvent remarquer quelle drôle de chose c’était qu’il eût découvert, en montant tout bonnement par-dessus cette palissade, que les ombres des malles, des chevaux, des gardes, des cochers et des voyageurs, eussent l’habitude de faire des voyages régulièrement chaque nuit. Il ajoutait qu’il croyait être le seul individu vivant qu’on eût jamais pris comme passager dans une de ces excursions. Je crois effectivement qu’il avait raison, gentlemen, ou du moins je n’ai jamais entendu parler d’aucun autre.

« Je ne comprends pas ce que ces ombres de malles-postes peuvent porter dans leurs sacs ?… dit l’hôte, qui avait écouté l’histoire avec une profonde attention.

— Parbleu, les lettres mortes.[1]

— Oh ! ah ! c’est juste. Je n’y avais pas pensé. »




  1. En anglais, dead letters, lettres mises au rebut. (Note du traducteur.)