Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XIX.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 269-281).


CHAPITRE XIX.

Où l’on raconte comment M. Pickwick, avec l’assistance de Sam, essaya d’amollir le cœur de M. Benjamin Allen, et d’adoucir la rage de M. Robert Sawyer.

M. Ben Allen et M. Bob Sawyer, assis en tête à tête dans leur arrière-boutique, s’occupaient activement à dévorer un hachis de veau et à faire des projets d’avenir, lorsque le discours tomba, assez naturellement, sur la clientèle acquise par le susdit Bob, et sur ses chances actuelles d’obtenir un revenu suffisant au moyen de l’honorable profession à laquelle il s’était dévoué.

« Je les crois légèrement douteuses, dit l’estimable jeune homme, en suivant le fil de la conversation.

— Légèrement douteuses ? répéta M. Ben Allen ; et, après avoir aiguisé son intelligence au moyen d’un verre de bière, il ajouta : Qu’est-ce donc que vous trouvez légèrement douteux ?

— Les chances que j’ai de faire fortune.

— Je l’avais oublié, Bob. La bière vient de me faire souvenir que je l’avais oublié ! C’est vrai, elles sont douteuses.

— C’est étonnant comme les pauvres gens me patronnent, reprit Bob d’un ton réfléchi. Ils frappent à ma porte à toutes les heures de la nuit, prennent une quantité fabuleuse de médecines, mettent des vésicatoires et des sangsues, avec une persévérance digne d’un meilleur sort, et augmentent leur famille d’une manière véritablement hyperbolique. Six de ces petites lettres de change, échéant toutes le même jour, et toutes confiées à mes soins, Ben !

— C’est une chose fort consolante, répondit M. Ben Allen en approchant son assiette du plat de hachis.

— Oh ! certainement. Seulement j’aimerais autant avoir la confiance de patients qui pourraient se priver d’un ou deux shillings. Cette clientèle-ci était parfaitement décrite dans l’annonce ; c’est une clientèle…, une clientèle très-étendue, et rien de plus !

— Bob, dit M. Ben Allen en posant son couteau et sa fourchette, et en fixant ses yeux sur le visage de son ami ; Bob, je vais vous dire ce qu’il faut faire.

— Voyons.

— Il faut vous rendre maître, aussi vite que possible, des mille livres sterling (25 000 fr.) d’Arabelle.

— Trois pour cent consolidés, actuellement inscrits, en son nom, sur le livre du gouverneur et de la compagnie de la banque d’Angleterre, ajouta Bob Sawyer avec la phraséologie légale.

— Exactement. Elle en jouira à sa majorité, ou lorsqu’elle sera mariée. Il s’en faut d’un an qu’elle ne soit majeure ; et si vous aviez du toupet, il ne s’en faudrait pas d’un mois qu’elle ne fût mariée.

— C’est une créature charmante, délicieuse, Ben, et elle n’a qu’un seul et unique défaut, mais malheureusement cette légère tache est un manque de goût. Elle ne m’aime pas.

— Je crois qu’elle ne sait pas qui elle aime, répliqua M. Ben Allen d’un ton dédaigneux.

— C’est possible : mais je crois qu’elle sait qui elle n’aime pas, et cela est encore plus grave.

— Je voudrais, s’écria M. Ben Allen en serrant ses dents, et en parlant comme un guerrier sauvage qui dévore la chair crue d’un loup, après l’avoir déchiré avec ses ongles, plutôt que comme un jeune gentleman civilisé, qui mange un hachis de veau avec un couteau et une fourchette ; je voudrais savoir s’il y a réellement quelque misérable qui ait essayé de gagner ses affections. Je crois que je l’assassinerais, Bob.

— Si je le rencontrais, répondit M. Sawyer en s’arrêtant au milieu d’une longue gorgée de porter, et en regardant d’un air farouche par-dessus le pot ; si je le rencontrais, je lui mettrais une balle de plomb dans le ventre ; et si cela ne suffisait pas, je le tuerais en l’en extrayant ! »

Benjamin regarda pensivement et silencieusement son ami, pendant quelques minutes, puis il lui dit :

« Vous ne lui avez jamais fait de propositions directes, Bob ?

— Non, parce que je savais que cela ne servirait à rien.

— Vous lui en ferez avant qu’il se passe vingt-quatre heures ; reprit Ben, avec le calme du désespoir. Elle vous épousera ou… elle dira pourquoi. J’emploierai toute mon autorité.

— Eh bien ! nous verrons.

— Oui, mon ami, nous verrons ! répéta Ben Allen d’un ton féroce. Il se tut pendant quelques secondes, et ajouta d’une voix saccadée par l’émotion : Vous l’avez aimée dès son enfance, mon ami ; vous l’aimiez quand nous étions à l’école ensemble, et dès lors elle faisait la bégueule et dédaignait votre jeune tendresse. Vous rappelez-vous qu’un jour, avec toute la chaleur d’un amour enfantin, vous la pressiez d’accepter une pomme et deux petits biscuits anisés, proprement enveloppés dans le titre d’un de vos cahiers d’écriture ?

— Oui, je me le rappelle.

— Elle vous refusa, n’est-ce pas ?

— Oui, elle me dit que j’avais gardé le paquet dans la poche de mon pantalon, pendant si longtemps, que la pomme avait acquis une chaleur désagréable.

— Je m’en souviens, reprit M. Allen d’un air sombre. Et là dessus, nous la mangeâmes nous-mêmes, en y mordant alternativement. »

Bob Sawyer indiqua par le mélancolique froncement de ses sourcils qu’il se rappelait encore cette dernière circonstance ; et les deux amis restèrent, durant quelques minutes, absorbés dans leurs méditations.

Tandis que ces réflexions étaient échangées entre M. Bob Sawyer et M. Benjamin Allen, et tandis que le jeune garçon en livrée grise, s’étonnant de la longueur inaccoutumée du dîner, et ressentant de tristes pressentiments, relativement à la quantité de veau haché qui lui resterait, jetait de temps en temps vers la porte vitrée un regard plein d’anxiété, une voiture bourgeoise roulait pacifiquement à travers les rues de Bristol. C’était une espèce de coupé, peint d’une triste couleur verte, tiré par une espèce de cheval fourbu et conduit par un homme à l’air rechigné, dont les jambes étaient couvertes comme celles d’un groom, pendant que son corps était revêtu d’un habit de cocher. Ces apparences sont communes à beaucoup de voitures entretenues par de vieilles dames économes ; et en effet, dans cette voiture, était assise une vieille dame, qui se vantait d’en être propriétaire.

« Martin ? dit la vieille dame en appelant l’homme rechigné par la glace de devant.

— Eh bien ? répondit l’homme rechigné en touchant son chapeau.

— Chez M. Sawyer.

— J’y allais. »

La vieille dame fit un signe de satisfaction à cette preuve d’intelligence de son domestique ; et l’homme rechigné, donnant un bon coup de fouet au cheval fourbu, ils arrivèrent, tous ensemble, devant la maison de M. Bob Sawyer.

« Martin, dit la vieille dame quand la voiture fut arrêtée à la porte de M. Bob Sawyer, successeur de Nockemorf.

— De de quoi ?

— Dites au garçon de faire attention au cheval.

— J’y ferai ben attention moi-même, répondit le cocher-groom en posant son fouet sur l’impériale du coupé.

— Non, cela ne se peut pas : votre témoignage sera très-important, et je vous emmènerai avec moi dans la maison. Vous ne bougerez pas de mon côté pendant toute l’entrevue, entendez-vous ?

— J’entends.

— Eh bien ! qu’est-ce qui vous arrête ?

— Rien. »

En proférant ce monosyllabe, l’homme rechigné descendit posément de la roue, où il se balançait sur le gros orteil de son pied droit, appela le garçon en livrée grise, ouvrit la portière, abaissa le marchepied, et, étendant sa main enveloppée d’un gant de daim de couleur sombre, aveignit la vieille dame, d’un air aussi peu attentif que s’il s’était agi d’un paquet de linge.

« Hélas ! s’écria-t-elle ; maintenant que me voilà ici, je suis si agitée, que j’en suis toute tremblante. »

M. Martin toussa derrière son gant de daim, mais ne donna pas d’autres signes de sympathie. En conséquence, la vieille dame se calma, et, suivie de son domestique, monta les marches de M. Bob Sawyer. Aussitôt qu’elle fut entrée dans l’officine, MM. Ben Allen et Bob Sawyer, qui s’étaient empressés de faire disparaître les liqueurs et de répandre des drogues nauséabondes, pour dissimuler l’odeur du tabac, sortirent au-devant d’elle, avec des transports de plaisir et d’affection.

« Ma chère tante, s’écria Benjamin ; que vous êtes bonne d’être venue nous voir ! Monsieur Sawyer, ma tante… Mon ami, monsieur Bob Sawyer, dont je vous ai parlé… ici, M. Ben Allen, qui n’était pas tout à fait à jeun, ajouta le mot Arabelle, d’un ton de voix qu’il croyait être un murmure, mais qui, en réalité, était si distinct et si élevé que personne n’aurait pu s’empêcher de l’entendre, même en y mettant toute la bonne volonté du monde.

— Mon cher Benjamin, dit la vieille dame qui s’efforçait de reprendre haleine, et qui tremblait de la tête aux pieds, ne vous alarmez pas, mon cher enfant… Mais je crois que je ferai mieux de parler à monsieur Sawyer en particulier, pour un instant, pour un seul instant.

— Bob, dit M. Allen, voulez-vous emmener ma tante dans le laboratoire ?

— Certainement, répondit Bob d’une voix professionnelle. Passez par ici, ma chère dame. N’ayez pas peur, madame, je suis persuadé que nous remédierons à tout cela, en fort peu de temps. Ici, ma chère dame, je vous écoute. »

En parlant ainsi, M. Bob Sawyer conduisait la vieille lady vers son fauteuil, fermait la porte, tirait une chaise auprès d’elle et attendait qu’il lui plût de détailler les symptômes de quelque maladie, dont il calculait déjà les profits probables.

La première chose que fit la vieille dame fut de branler la tête un grand nombre de fois et de se mettre à pleurer.

« Les nerfs agités, dit le chirurgien avec complaisance. Julep de camphre, trois fois par jour, et, le soir, potion calmante.

— Je ne sais par où commencer, monsieur Sawyer. C’est si pénible, si désolant…

— Ne vous tourmentez pas, madame ; je devine tout ce que vous voudriez dire. La tête est malade.

— Je serais bien désespérée de croire que c’est le cœur, répondit la dame avec un profond soupir.

— Il n’y a pas le plus petit danger, madame. L’estomac est la cause primitive.

— Monsieur Sawyer ! s’écria la vieille dame en tressaillant.

— Ce n’est pas douteux, madame ; poursuivit Bob, d’un air prodigieusement savant. Une médecine, en temps utile, aurait prévenu tout cela.

— Monsieur Sawyer ! s’écria la vieille dame plus agitée qu’auparavant ; cette conduite est une impertinence, à moins qu’elle ne provienne de ce que vous ne comprenez pas l’objet de ma visite. S’il avait été au pouvoir de la médecine, ou de la prudence humaine, de prévenir ce qui est arrivé, je ne l’aurais pas souffert, assurément. Mais je ferais mieux de parler à mon neveu, ajouta la vieille dame, en tortillant avec indignation son ridicule, et en se levant tout d’une pièce.

— Attendez un moment, madame ; j’ai peur de ne vous avoir pas bien comprise. De quoi s’agit-il ? madame.

— Ma nièce, monsieur Sawyer, la sœur de votre ami…

— Oui, madame, interrompit Bob plein d’impatience ; car la vieille lady, quoique extrêmement agitée, parlait avec la lenteur la plus tantalisante, comme le font volontiers les vieilles ladies. Oui madame.

— A quitté ma maison, monsieur Sawyer, il y a quatre jours, sous prétexte d’aller faire une visite à ma sœur, qui est aussi sa tante, et qui tient une grande pension de demoiselles, près de la borne du troisième mille, où il y a un grand ébénier et une porte de chêne. En cet endroit, la vieille dame s’arrêta pour essuyer ses yeux.

— Eh ! que le diable emporte l’ébénier, s’écria Bob, à qui son anxiété faisait oublier sa dignité médicale. Allez un peu plus vite, je vous en supplie.

— Ce matin, continua la vieille dame avec lenteur, ce matin elle…

— Elle est revenue, je suppose, interrompit Bob vivement. Est-elle revenue ?

— Non, elle n’est pas revenue ; elle a écrit.

— Et que dit-elle ? demanda Bob avec impatience.

— Elle dit, monsieur Sawyer, et c’est à cela que je vous prie de préparer l’esprit de Benjamin, lentement et par degrés, monsieur Sawyer. Elle dit qu’elle est… J’ai la lettre dans ma poche, mais j’ai laissé mes lunettes dans la voiture, et sans elles je ne ferais que perdre du temps, en essayant de vous montrer le passage. En un mot, elle dit qu’elle est mariée.

— Quoi ? dit ou plutôt beugla M. Bob Sawyer.

— Mariée ! » répéta la vieille dame.

Bob n’en écouta pas davantage, mais, s’élançant du laboratoire dans la boutique, il s’écria d’une voix de stentor : « Ben, mon garçon, elle a décampé. »

M. Ben Allen, dont les genoux s’élevaient à un demi-pied environ plus haut que la tête, était en train de sommeiller derrière le comptoir. Aussitôt qu’il eut entendu cette effrayante communication, il se précipita sur Martin, et entortillant sa main dans la cravate de ce taciturne serviteur, il exprima l’intention obligeante de l’étrangler sur place ; ce qu’il commençait, effectivement, à exécuter avec cette promptitude que produit souvent le désespoir, et qui dénotait beaucoup de vigueur et d’adresse chirurgicale.

M. Martin, qui n’était pas un homme verbeux, et qui comptait peu sur ses talents oratoires, se soumit durant quelques secondes à cette opération, avec une physionomie très-calme et très-agréable. Cependant, s’apercevant qu’elle devait en peu de temps le mettre hors d’état de jamais réclamer ses gages, il murmura quelques représentations inarticulées, et, d’un coup de poing, il étendit M. Benjamin Allen sur la terre ; mais il fut immédiatement obligé de l’y suivre, car le tempérant jeune homme n’avait pas lâché sa cravate. Ils étaient donc là, tous les deux, en train de se débattre, lorsque la porte de la boutique s’ouvrit et laissa entrer deux personnages inattendus, M. Pickwick et Sam Weller.

En voyant ce spectacle, la première impression produite sur l’esprit de Sam, fut que Martin était payé par l’établissement de Sawyer, successeur de Nockemorf, pour prendre quelque violent remède ; ou pour avoir des attaques et se soumettre à des expériences, ou pour avaler de temps en temps du poison, afin d’attester l’efficacité de quelque nouvel antidote, ou pour faire n’importe quoi, dans l’intérêt de la science médicale, et pour satisfaire l’ardent désir d’instruction qui brûlait dans le sein des deux jeunes professeurs. Ainsi, sans se permettre la moindre intervention, Sam resta parfaitement calme, attendant, avec l’air du plus profond intérêt, le résultat de l’expérience ; mais il n’en fut pas de même de M. Pickwick : il se précipita, avec son énergie accoutumée, entre les combattants étonnés et engagea à grands cris les assistants à les séparer.

Ceci réveilla M. Sawyer qui, jusque-là, était resté comme paralysé par la frénésie de son compagnon. Avec son assistance, M. Pickwick remit Ben Allen sur ses pieds : quant à Martin, se trouvant tout seul sur le plancher, il se releva, et regarda autour de lui.

« Monsieur Allen, dit M. Pickwick, qu’est-il donc arrivé ?

— Cela me regarde, monsieur, répliqua Benjamin, avec une hauteur provoquante.

— Qu’est-ce qu’il y a, demanda M. Pickwick en se tournant vers Bob. Est-ce qu’il serait indisposé ? »

Avant que le pharmacien eût pu répliquer, Ben Allen saisit M. Pickwick par la main et murmura d’une voix dolente : « Ma sœur ! mon cher monsieur, ma sœur !

— Oh ! est-ce là tout ? répondit M. Pickwick. Nous arrangerons aisément cette affaire, à ce que j’espère. Votre sœur est en sûreté et bien portante, mon cher monsieur, je suis ici pour…

— Demande pardon, monsieur, interrompit Sam, qui venait de regarder par la porte vitrée, fâché de faire quelque chose qui puisse déranger ces agréables opérations, comme dit le roi en mettant le parlement à la porte, mais il y a une autre expérience qui se fait là-dedans, une vénérable vieille qui est étendue sur le tapis, et qui attend pour être disséquée, ou galvanisée, ou quelque autre invention ressuscitante et scientifique.

— Je l’avais oubliée ! s’écria M. Allen ; c’est ma tante.

— Bonté divine ! dit M. Pickwick. Pauvre dame ! Doucement, Sam, doucement.

— Une drôle de situation pour un membre de la famille, fit observer Sam, en hissant la tante sur une chaise. Maintenant apprenti carabin, apportez les volatils. »

Cette dernière phrase était adressée au garçon en livrée grise, qui avait confié le coupé à un watchman, et était rentré pour voir ce que signifiait tant de bruit. Grâce à ses soins, à ceux de M. Bob Sawyer, et à ceux de M. Ben Allen, qui étant cause par sa violence de l’évanouissement de sa tante, se montrait plein d’une tendre sollicitude pour la faire revenir, la vieille dame fut à la fin rendue à la vie, et alors l’affectionné neveu se tournant vers M. Pickwick avec une physionomie tout ahurie, lui demanda ce qu’il allait dire lorsqu’il avait été interrompu d’une manière si alarmante.

« Il n’y a ici que des amis, je présume ? » dit M. Pickwick en toussant pour éclaircir sa voix et en regardant l’homme au visage rechigné.

Ceci rappela à Bob Sawyer que le garçon en livrée grise était là, ouvrant de grands yeux, et des oreilles encore plus grandes. Il l’enleva par le collet de son habit, et l’ayant jeté de l’autre côté, il engagea M. Pickwick à parler sans réserve.

« Votre sœur, mon cher monsieur, dit le philosophe, en se retournant vers Ben Allen, est à Londres, bien portante et heureuse.

— Son bonheur n’est pas le but que je me propose, monsieur, répondit l’aimable frère, en faisant un geste dédaigneux de la main.

— Son mari sera un but pour moi, monsieur ! s’écria Bob ; il sera un but pour moi, à douze pas, et j’en ferai un crible de ce lâche coquin ! »

C’était là un joli défi et fort magnanime ; mais le pharmacien en affaiblit légèrement l’effet, en y ajoutant quelques observations générales sur les têtes ramollies, et sur les yeux au beurre noir, lesquelles n’étaient que des lieux communs en comparaison.

— Arrêtez, monsieur ! interrompit M. Pickwick ; et avant d’appliquer ces épithètes au gentleman en question, considérez de sang-froid l’étendue de sa faute, et surtout rappelez-vous qu’il est mon ami.

— Quoi ! s’écria M. Bob Sawyer.

— Son nom ? vociféra Ben Allen, son nom ?

— M. Nathaniel Winkle. » répliqua M. Pickwick avec fermeté.

À ce nom, Benjamin écrasa soigneusement ses lunettes sous le talon de sa botte, en releva les morceaux qu’il plaça dans trois poches différentes, se croisa les bras, se mordit les lèvres, et lança des regards menaçants sur la physionomie calme et douce de M. Pickwick. À la fin rompant le silence :

« C’est donc vous, monsieur, qui avez encouragé et fabriqué ce mariage ?

— Et je suppose, interrompit la vieille dame, je suppose que c’est le domestique de monsieur qu’on a vu rôder autour de ma maison, pour essayer de corrompre mes gens. Martin ?

— De de quoi ? dit l’homme rechigné en s’avançant.

— Est-ce là le jeune homme que vous avez vu dans la ruelle, et dont vous m’avez parlé ce matin ? »

M. Martin, qui était un homme laconique, comme on l’a déjà vu, s’approcha de Sam, fit un signe de tête et grommela : « C’est l’homme. » Sam, qui n’était jamais fier, lui adressa un sourire de connaissance et confessa, en termes polis, qu’il avait déjà vu cette boule-là quelque part.

« Et moi, s’écria Benjamin, moi qui ai manqué d’étrangler ce fidèle serviteur ! Monsieur Pickwick, comment avez-vous osé permettre à cet individu de participer à l’enlèvement de ma sœur ? Je vous prie de m’expliquer cela, monsieur.

— Oui, monsieur, ajouta Bob avec violence, expliquez cela !

— C’est une conspiration ! reprit Ben.

— Une véritable souricière, continua Bob.

— C’est une honteuse ruse, poursuivit la vieille dame.

— On vous a mis dedans, fit observer M. Martin.

— Écoutez-moi, je vous en prie, dit M. Pickwick, tandis que M. Ben Allen, humectant copieusement son mouchoir, se laissait tomber dans le fauteuil où l’on saignait les malades. Je ne suis pour rien dans tout ceci, si ce n’est que j’ai voulu être présent à une entrevue des deux jeunes gens, que je ne pouvais pas empêcher, et dont je pensais écarter ainsi tout reproche d’inconvenance. C’est là toute la part que j’ai eue dans cette affaire, et même à cette époque, je ne me doutais pas que l’on pensât à un mariage immédiat. Cependant remarquez bien, ajouta M. Pickwick sur-le-champ, remarquez bien que je ne dis point que je l’eusse empêché si je l’avais su.

— Vous entendez cela ? reprit M. Benjamin Allen ; vous l’entendez tous ?

— J’y compte bien, poursuivit paisiblement le philosophe, en regardant autour de lui ; et j’espère qu’ils entendront ce qui me reste à dire, ajouta-t-il, d’une voix plus élevée et avec un visage plus coloré : c’est que vous aviez grand tort de vouloir forcer les inclinations de votre sœur, et que vous auriez dû plutôt, par votre tendresse et par votre complaisance, lui tenir lieu des parents qu’elle a perdus dès son enfance. Quant à ce qui regarde mon jeune ami, je dirai seulement que, sous le rapport de la fortune, il est dans une position au moins égale à la vôtre, si ce n’est supérieure, et que je refuse positivement de rien entendre davantage sur ce point, à moins que l’on ne s’exprime avec la modération convenable.

— Je désirerais ajouter quelques observations à ce qui a été dit par le gentleman qui vient de quitter la tribune, dit alors Sam, en s’avançant. Voici ce que c’est : une personne de l’honorable société m’a appelé individu…

— Cela n’a aucun rapport à la question, Sam, interrompit M. Pickwick. Retenez votre langue, s’il vous plaît.

— Je ne veux rien dire sur ce sujet, monsieur. Mais voilà la chose : Peut-être que l’autre gentleman pense qu’il y avait un attachement antérieur ; mais il n’y a rien de cette espèce-là, car la jeune lady a déclaré, dès le commencement, qu’elle ne pouvait pas le souffrir. Ainsi personne ne lui a fait du tort, et il ne serait pas plus avancé si la jeune lady n’avait jamais vu M. Winkle. Voilà ce que je désirais observer, monsieur, et maintenant j’espère que j’ai tranquillisé le gentleman. »

Une courte pause suivit cette consolante remarque, après quoi M. Ben Allen se levant de son fauteuil protesta qu’il ne reverrait jamais le visage d’Arabelle, tandis que M. Bob, en dépit des assurances flatteuses de Sam, continuait à jurer qu’il tirerait une affreuse vengeance de l’heureux marié.

Mais précisément à l’instant où les affaires avaient pris cette tournure menaçante, M. Pickwick trouva un allié inattendu et puissant, dans la vieille dame qui avait été vivement frappée de la manière dont il avait plaidé la cause de sa nièce. Elle s’approcha donc de Ben Allen, et se hasarda à lui adresser quelques réflexions consolantes, dont les principales étaient, qu’après tout il était heureux que la chose ne fût pas encore pire ; que moins on parlerait, mieux cela vaudrait ; qu’au bout du compte, il n’était pas prouvé que ce fût un si grand malheur ; que ce qui est fait est fait, et qu’il faut savoir souffrir ce qu’on ne peut empêcher, avec différents autres apophthegmes aussi nouveaux et aussi réconfortants.

À tout cela, M. Benjamin Allen répliquait qu’il n’entendait pas manquer de respect à sa tante, ni à aucune personne présente, mais que, si cela leur était égal, et si on voulait lui permettre d’agir à sa fantaisie, il préférerait avoir le plaisir de haïr sa sœur jusqu’à la mort, et par de là.

À la fin, quand cette détermination eut été annoncée une cinquantaine de fois, la vieille dame se redressant tout à coup, et prenant un air fort majestueux, demanda ce qu’elle avait fait pour n’obtenir aucun respect à son âge, et pour être obligée de supplier ainsi son propre neveu, dont elle pouvait raconter l’histoire environ vingt-cinq ans avant sa naissance, et qu’elle avait connu personnellement avant qu’il eût une seule dent dans la bouche ; sans parler de ce qu’elle avait été présente la première fois qu’on lui avait coupé les cheveux, et avait également assisté à nombre d’autres cérémonies de son enfance, toutes suffisamment importantes pour mériter à jamais son affection, son obéissance, sa vénération.

Tandis que la bonne dame exorcisait ainsi M. Ben Allen, M. Pickwick s’était retiré dans le laboratoire avec M. Bob Sawyer ; et celui-ci, durant leur conversation, avait appliqué plusieurs fois à sa bouche une certaine bouteille noire, sous l’influence de laquelle ses traits avaient pris graduellement une expression tranquille et même joviale. À la fin, il sortit de la pièce, bouteille en main, et faisant observer qu’il était très-fâché de s’être conduit comme un fou, il proposa de boire à la santé et au bonheur de M. et de Mme  Winkle, dont il voyait la félicité avec si peu d’envie, qu’il serait le premier à les congratuler. En entendant ceci, M. Ben Allen se leva soudainement de son fauteuil, saisit la bouteille noire, et but le toast de si bon cœur, que son visage en devint presque aussi noir que la bouteille elle-même, car la liqueur était forte. Finalement la bouteille noire fut passée à la ronde jusqu’à ce qu’elle se trouva vide, et il y eut tant de poignées de main données, tant de compliments échangés, que le visage glacé de M. Martin lui-même condescendit à sourire.

« Et maintenant, dit Bob en se frottant les mains, nous allons terminer joyeusement la soirée.

— Je suis bien fâché d’être obligé de retourner à mon hôtel, répondit M. Pickwick ; mais depuis quelque temps je ne suis plus accoutumé au mouvement, et mon voyage m’a excessivement fatigué.

— Vous prendrez au moins un peu de thé, monsieur Pickwick, dit la vieille lady avec une douceur indescriptible.

— Je vous suis bien obligé, madame, cela me serait impossible. »

Le fait est que l’admiration visiblement croissante de la vieille dame était la principale raison qui engageait M. Pickwick à se retirer ; il pensait à Mme  Bardell, et chaque regard de l’aimable tante lui donnait une sueur froide.

M. Pickwick ayant absolument refusé de rester, il fut convenu, sur sa proposition, que M. Ben Allen l’accompagnerait dans son voyage auprès du père de M. Winkle, et que la voiture serait à la porte le lendemain matin, à neuf heures. Il prit alors congé, et suivi de Sam, il se rendit à l’hôtel du Buisson. C’est une chose digne de remarque que le visage de M. Martin éprouva d’horribles convulsions lorsqu’il secoua la main de Sam en le quittant, et qu’il lâcha à la fois un juron et un sourire. Les personnes les mieux instruites des manières de ce gentleman ont conclu de ces symptômes, qu’il était enchanté de la société de Sam, et qu’il exprimait le désir de faire connaissance avec lui.

« Voulez-vous un salon particulier, monsieur ? demanda Sam à son maître, lorsqu’ils furent arrivés à l’hôtel.

— Ma foi, répondit celui-ci, comme j’ai dîné dans la salle du café et que je me coucherai bientôt, ce n’en est guère la peine. Voyez quelles sont les personnes qui se trouvent dans la salle des voyageurs ? »

Sam revint bientôt dire qu’il n’y avait qu’un gentleman borgne, qui buvait un bol de bishop avec l’hôte.

« C’est bon, je vais les aller trouver.

— C’est un drôle de gaillard, monsieur, que ce borgne, dit Sam en conduisant M. Pickwick. Il en fait avaler de toutes les couleurs au maître de l’hôtel, si bien que le pauvre homme ne sait plus s’il se tient sur la semelle de ses souliers ou sur la forme de son chapeau. »

Lorsque M. Pickwick entra dans la salle, l’individu à qui s’appliquait cette observation était en train de fumer une énorme pipe hollandaise, et tenait son œil unique constamment fixé sur le visage arrondi de l’aubergiste. Il venait apparemment de raconter au jovial vieillard quelque histoire étonnante, car celui-ci laissait encore échapper de ses lèvres des exclamations de surprise. « Eh bien, je n’aurais pas cru ça ! c’est la plus étrange chose que j’aie jamais entendu dire ! Je ne pensais pas que ce fut possible ! »

« Serviteur, monsieur, dit le borgne à M. Pickwick ; une jolie soirée, monsieur.

— Très-belle, » répondit le philosophe ; et il s’occupa à mélanger l’eau-de-vie et l’eau chaude que le garçon avait placées devant lui. Le borgne le regardait avec attention et lui dit enfin :

« Je crois que je vous ai déjà rencontré.

— Je ne m’en souviens pas.

— Cela ne m’étonne pas, vous ne me connaissiez pas. Mais moi je connaissais deux de vos amis qui restaient au Paon d’argent à Eatanswill, à l’époque des élections.

— Oh ! en vérité.

— Oui ; je leur ai raconté une petite aventure qui était arrivée à un de mes amis nommé Tom Smart. Peut-être que vous leur en aurez entendu parler ?

— Souvent, dit M. Pickwick en souriant. Il était votre oncle, je pense.

— Non, non, seulement un ami de mon oncle.

— Malgré ça, c’était un homme bien étonnant que votre oncle, dit l’aubergiste en branlant la tête.

— Eh ! eh ! je le crois bien, répliqua le borgne. Je pourrais vous rapporter une histoire de ce même oncle, qui vous étonnerait peut-être un peu, gentlemen.

— Racontez-la nous, je vous en supplie, dit M. Pickwick avec empressement. »

Le borgne tira du bol un verre de vin chaud et le but ; prit une bonne bouffée de fumée dans la pipe hollandaise, et voyant que Sam lanternait autour de la porte, lui dit qu’il pouvait rester s’il voulait, et qu’il n’y avait rien de secret dans son histoire. Enfin, fixant son œil unique sur l’aubergiste, il commença dans les termes du chapitre suivant.